L’Intranquille, n°9

 

 

La revue presque carrée (21x25) et ses larges marges à côté des poèmes qui donnent envie de gloser comme sur les anciennes bibles.

Un numéro qui offre un dossier sur le « sijo » coréen, composé et traduit par Patrick Wertsking. Forme courte (…) il est devenu, en Corée, la forme poétique majeure à partir du XIIIe siècle pour atteindre son plus grand engouement au XVIe siècle. Sous des dehors simples et direct (… proposant) une sagesse universelle, que le voile mince de la vie quotidienne et banale enveloppe et révèle, comme une image quasi spéculaire. Après l’avoir distingué du tanka et du haïku, l’auteur se pose la question du sens de cette présentation au public francophone d’aujourd’hui : avec plus d’émotion et de sentiment que les vieilles formules guindées ou cérémonieuses (…) le sijo offre une assez grande liberté pour devenir entièrement compatible avec l’essor poétique contemporain. Suit, méthodiquement, un exposé sur la rythmique, la rhétorique et les thèmes, suivi d’un choix d’auteurs classiques mais aussi contemporains :

 

Vous me demandez combien j’ai d’amis ? l’eau et la pierre, le bambou et le pin.
La lune qui se lève sur la colline orientale est une joyeuse compagne.
En plus de ces cinq compagnons, devrais-je en désirer d’autres ?
Yun Seondo (1587—1671)

 

Plus original que bien des auteurs d’articles exotiques et historiques, Patrick Wertsking se livre à un « si j’osais le sijo » de bon aloi, dans l’esprit de « bien vivre là, les pieds sur ma terre ou dans la boue, selon les saisons » :

 

Le carrefour de la grand’route
et deux passants se rencontrent

Des sages, ils parlent de leurs vies,
mêlent leurs différences

Ils poursuivront leurs chemins,
séparés, pour toujours, liés

 

Ces formes courtes se disposent tête bêche sur les pages presque carrées, aérées et denses à la fois. Conclues par un plaidoyer pratique pour écrire du sijo francophone. « Il est temps de s’y mettre ! », nous dit cet auteur généreux qui renoue avec une spontanéité de l’écriture critique, tournée vers le partage et fort roborative en ce début d’année.

°

Outre un entretien avec un professionnel du livre concerné par la poésie — cette fois-ci, un libraire —, ce numéro donne une place de choix à d’étranges textes de Gertrude Stein (parus à La main courante en 2000). Pierre Courtaud, leur traducteur, parle de pièces « conçues sur un mode qui se veut proche du cubisme (… et qui doivent) négliger les histoires en faveur de quelque chose comme un rituel continu (…) »

 

Les villes environnantes.
Les chats égoïstes.
Et les oiseaux.
Les oiseaux volent.
Les automobilistes aussi.
Écoute-moi quand je parle.
Je déteste même le vinaigre de framboise.
Nous en avions en Californie.

 

On imagine en effet les possibilités musicales de ce texte dans la voix de comédiens audacieux. Si vous en connaissez, donnez-leur la revue, vous ferez une bonne action, d’autant que le nom de Gertrude Stein ne pourra qu’éveiller la curiosité du public.

°

Parmi les poètes invités, fidèles au lyrisme militant des publications de l’Atelier de l’agneau, je signalerai Johan Grzelczyk et ses « constats », poèmes accompagnant chacun une photo. Exemple : un pylône surmonté de relais téléphoniques ; « c’est cette tension vers l’en avant / (… qui) dévoie l’instant / le lamine jusqu’à néant / et piège les conclusions dans un perpétuel à venir ».

Une étude de notre amie Carole Mesrobian sur « L’épigraphe au début du romantisme », aborde un de ces détails de l’histoire littéraire, à première vue incongru, et qui nous fait mieux que les grands thèmes ressentir le sel d’une époque ! Où l’on apprend, entre autre, que les nombreuses citations de Shakespeare au frontispice des livres de Stendhal renvoie « à cette liberté esthétique (…de) cet auteur novateur qui a réussi à mêler les registres et les genres littéraires ».

Un dossier intitulé « Provocations » avec un entretien de Cendres Lavy sur la « supercherie de la censure » à l’âge d’Internet. Commençant par se référer au « repentir », Cendres Lavy examine de manière stimulante et assez novatrice la « propagande du quotidien, inconsciente, omniprésente (et) partagée et reléguée par chacun-e ».

Un petit salut de Julien Blaine et… de très belles mises en pages de Jean-Bernard Thomas illuminent ce dossier, trois lettres d’un abécédaire érudit, à l’air foutraque, mais pas tant que cela. Textes calligrammés ou inversés, affrontés, alpaguant vigoureusement le lecteur-passant et l’invitant sur la « Planète des signes ». On les imagine en très grand, non sur des murs mais sur le sol. Devenir soi-même, dans ce sein turbulent et pacifique, signe. Et s’aventurer.




Arpa, n°114, octobre 2015

 

 

Belle livraison de la revue dirigée par Gérard Bocholier.

Sous le signe du passage, une vingtaine de pages sont consacrées à Pierre Dhainaut :

À la nuit il emprunte
sa source, son souffle,
le poème limpide.

Cette limpidité qui vient à notre rencontre fait le bien autour d’elle. Autrefois on aurait parlé de bonne nouvelle, mais le poète sait sûrement que les ruses de l’égoïsme déjouent et trahissent ces mots tant dits (je pense à son recueil, L’autre nom du vent, 2014).

Dans un entretien passionnant avec Marc Fontana, Pierre Dhainaut revient sur son parcours avec une lucidité sans concession ni remords. Il parle des « forces hostiles (qui) sont innombrables, au dehors comme en nous (et) nous contraignent au saccage ». Moins moraliste que lutteur de l’intériorité il ajoute que certaines intuitions contenues dans son premier recueil, Le poème commencé, il les avait jugées naïves. Son écriture a depuis traversé la noirceur, en l’oppressant, mais celle-ci aspirait en même temps, à mon insu à cette parole qui troue l’impasse et découvre un air frais. Aussi ses réponses font-elles renaître des mots comme « ouvrir », « épanouir ». Ainsi que la grâce du « oui ». Autant de mots en « qui retentit la syllabe qui empêche le poème de se restreindre à un objet verbal ». Je ne sais si les moins de trente ans mesurent la portée de ces paroles dans l’oreille de qui a connu certaine dictature critique des années 1970.

Ce qui fait dire à notre ami Pierre Maubé dans le bref et vif essai qui suit cet entretien que la poésie de Pierre Dhainaut est souriante : « l’inquiétude se tisse à la sérénité, indissociables elle habitent tout sourire ».

Aux doigts l’écorce,
les mots du poème
vont jusqu’à l’aubier

Heureux appel à se laisser traverser par les mots, à laisser notre écorce durcie écouter le battement de l’aubier. L’aubier c’est déjà du bois, du bois jeune et gorgé de sève, du bois formé ; son fil est souple et accueillant… Une certaine célébration du cageot par un autre poète en avait d’une autre manière souligné l’importance.

*

Faiblesse et force de l’homme traversent aussi le poème de Jacques Robinet :

Nous t’avons perdu
mais ta nuit fracasse la nôtre
pour découdre nos bandelettes
et nous crions en notre éveil

Comment transformer défaite
en victoire quand le moindre souffle
nous égare ?

 

Parmi les beaux et pertinents textes de Karim De Broucker, d’Emmanuelle Sordet, de Pierre Alix, retenons ces vers roboratifs de Cécile A. Holdban :

                  C’était une période où Dieu se taisait.
                  Quelle main rassemblera
                  les fragments laissés par la nuit ?

Dieu se taisait.

Un bel article d’Isabelle Raviolo parle des Éclaircies de Josette Ségura et de leur « poétique du dépouillement ». « Grappes patientes, mûries de soleil », sa poésie « invite à revenir au plus intime, et, depuis ce fond, à regarder le monde s’épanouir à la lumière des saisons ». « Le sacré », écrit-elle encore, « ne s’inscrit plus dans un au-delà ou un paradis perdu, mais dans l’instant présent ».

Les contributions critiques de Colette Minois (sur la désaffection du grand public pour la poésie), d’Yves Humann sur Réginald Gaillard, affirment à leur façon l’importance spirituelle et philosophique de l’écriture poétique d’aujourd’hui.

*

Qu’à cela ne tienne
N’y aurait-il qu’une étoile
À percer notre nuit noire

Il est parfois des vers sans inouïe ni fracassante nouveauté et qui ont le don de la justesse ; qui ne donnent pas de rêve ni de réponse mais, musicalement, accordent notre temps. Alors bienvenue à Jean-François Yvernogeau dont c’est la première publication en revue.




DIÉRÈSE n° 65 (printemps-été 2015)

 

        Que retenir de cette copieuse livraison de presque 300 pages ? Tout d'abord que le premier cahier est consacré à la traduction (une cinquantaine de pages) de deux poètes, l'un de langue allemande, l'autre chinois du IXème siècle. On connaît le vieil adage, "Traduction, Trahison". Alain Fabre-Catalan qui traduit Georg Trakl, plutôt que de sombrer dans le lieu commun selon lequel traduire de la poésie serait une tâche impossible, s'emploie dans son introduction, à montrer que la difficulté de la traduction poétique est au contraire une chance, ou tout au moins, "le point d'appui" nécessaire à l'acte de traduire. C'est du moins ce que je veux comprendre. J'ignore si "le son et le sens se mêlent et se recomposent différemment avec la tonalité et l'unité d'une parole retrouvée" dans la traduction. Je ne le sais pas parce que je ne connais pas l'allemand dont Alain Fabre-Catalan se fait le traducteur à propos de Georg Trakl.

          Suivent trois cahiers de poèmes caractérisés par la diversité des voix. Impossible de rendre compte de toutes ! Mais il est sans doute permis de dire ses préférences : Max Alhau (pour son rapport à la nature qui demeure quelque peu énigmatique), Frédéric Chef (pour sa façon de revisiter le sonnet afin de mieux prendre au piège une certaine réalité), Line Szöllösi (pour sa manière de dire la solitude, le temps qui passe et on ne sait quelle nostalgie)…

          Suivent ensuite les parties Récits, Libres propos, Cinéma, Bonnes feuilles qui font de Diérèse une vraie revue au contenu varié… Les récits : La Voyageuse de Daniel Abel rappelle que la frontière entre le poème en prose et le récit est bien mince, voire fragile. Ce récit est d'ailleurs quasi-statique puisqu'il relate un rêve… Clair obscur (du même auteur) met en lumière les pouvoirs de la littérature quand la science historique est incapable de retranscrire la réalité… À quoi fait écho Soutine de Jean-Paul Bota, une façon originale de revisiter la vie et l'œuvre du peintre ; la fin du récit évoque l'enterrement de Soutine et le cimetière du Montparnasse à Paris. Ce qui est une bonne façon de passer aux Libres propos d'Étienne Ruhaud consacrés aux cimetières de Saint-Mandé-Nord et de Bagneux et plus particulièrement aux tombes des poètes… C'est ainsi que j'ai appris que mon ami Armand Olivennes reposait  dans ce dernier cimetière… La partie Bonnes feuilles n'est pas une compilation d'écrits choisis mais bien une suite de notes de lecture dues à seize auteurs et portant sur une quarantaine d'ouvrages. Diérèse paraissant trois fois l'an, c'est déjà beaucoup. Deux remarques s'imposent. La lecture personnelle de poètes personnels eux aussi donne naissance à des chroniques où l'on reconnaît l'auteur par les idées développées et/ou le vocabulaire choisi : je pense en particulier à Pierre Dhainaut parlant de Michèle Finck, je pense également à Max Alhau parlant de Denise Borias… et je ne cite que ceux dont j'ai lu plusieurs recueils… Et cette mise en abysse vertigineuse, originale…

           Diérèse est une revue à lire absolument (avec d'autres) si l'on veut avoir une connaissance complète du paysage poétique français...




Revue Alsacienne de Littérature n° 123, “Jeux”

 

 

            L'Alsace compte trois langues : le français, l'allemand et l'alsacien (la langue régionale majoritaire, proche de l'alémanique). La Revue Alsacienne de Littérature publie des textes rédigés dans les trois langues : c'est là son intérêt principal, pour dire les choses abruptement.

            La première partie est consacrée à la cathédrale de Strasbourg dont on fête en 2015 le millénaire. Si la préface de l'évêque JP Grallet, reprise de l'ouvrage La Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg / 1000 ans de Parole n'apprend rien de nouveau (la cathédrale comme moyen de "suppléer l'ignorance de l'écriture et de la lecture du plus grand nombre" - d'où cette expression du titre, 1000 ans de Parole, dont on remarquera le P majuscule…), certains des poèmes ont de quoi surprendre le lecteur : celui de Jean Arp et celui d'Yvan Goll. Mais pas celui de Paul Claudel dont on connaît l'attachement à la religion chrétienne. Arp a laissé en tant que poète le souvenir d'une personnalité marquée fortement par le dadaïsme et le surréalisme de son temps, caractéristique qu'on ne retrouve pas dans La Cathédrale est un cœur. Quant à celui d'Yvan Goll, il est ici publié dans la version de la Revue du Rhin (août 1939) différente de celle qui sera reprise dans le recueil Jean sans Terre (qui isole les quatrains et supprime les douze vers de la fin). Mais, le plus grand étonnement vient de la ferveur chrétienne de Jean sans Terre alors qu'Yvan Goll dans ce recueil exprime sa solitude de juif errant balloté entre deux cultures ; si ce poème est intéressant, l'isoler peut donner une image fausse de l'œuvre et du poète…

            Peu de choses à dire de la deuxième partie, "Jeux", qui regroupe poèmes et textes de réflexion sur le jeu. Ne connaissant parmi les idiomes utilisés dans ce n°, que le français, je ne me bornerai qu'à cette remarque : un vers réduit au mot et n'est pas un vers ! Ceci dit, le lexique d'Anne-Marie Soulier, le texte en prose de Jean-Paul Sorg et la présentation de quelques types de jeu de Marc Chaudeur ne manquent pas d'intérêt…

            De la troisième partie, "Voix multiples" je retiens le poème de Maryse Renard (Mots à la dérive) qui, placé sous le signe de Jules Laforgue peint la tristesse des promenades des internes d'un lycée et qui, par la répétition de certains vers, fait lointainement penser au pantoum. Une voix que je découvre, une voix à suivre. Ceux de Daniel Martinez qui visent juste. Les haïkus de Danièle Faugeras (qui s'affranchit de la règle de l'équivalence des mores et des syllabes) dont je retiens celui-ci qui me parle particulièrement : "un poème par jour / un message ami suffisent / à nourrir ma vie". Et je n'aurai rien dit de Jean-Claude Walter dont j'ai chroniqué, il y a peu, Dans l'œil du dragon… Mais le lecteur pourra apprécier différemment les poèmes ici proposés…

            La partie 4 ("Chroniques") est, comme les précédentes, caractérisée par sa diversité. Qui se souvient encore du Grand Jeu ? Alain Fabre-Catalan propose sa vision des choses… La partie 5 ("Notes de lecture") fait preuve d'une belle ouverture d'esprit tant au niveau des genres (roman, poésie, revue, anthologie poétique, livre d'art, essai…) qu'au niveau des éditeurs (Apogée, Arfuyen, Recours au Poème, L'Atelier contemporain, Andersen…) Gageons que cette livraison saura intéresser les lecteurs alsaciens par les langues dans lesquelles sont écrits poèmes ou articles, par l'accent mis sur la cathédrale de Strasbourg, mais aussi ceux d'autres régions françaises curieux de découvrir ce qui s'écrit en Alsace…

_______________________

Ce numéro : 144 pages, 22 €. Abonnement annuel : 40 €. (chèque à l'ordre des Amis de la Revue alsacienne de littérature. BP 30210. 67005 STRASBOURG).




LA MAIN MILLÉNAIRE N°12, été 2015

 

 

À l’heure où de plus en plus de revues sont thématiques, La Main Millénaire garde cette qualité de lieu de parole — un café — ; chacun s’y produit hors de toute catégorie, on y écoute des voix singulières. Choix éditorial, choix de vie. Pour le lecteur qui aime cheminer en bonne compagnie, ça tient dans une poche étroite.

Le choix iconographique, d'élégantes petites vignettes, est l’autre détail qui participe au charme de chaque livraison et, cette fois-ci, Jean-Pierre Védrines rend hommage à « L’âne d’or » (1922-1926), autre revue montpelliéraine d’envergure nationale, en semant au long des pages quelques bois gravés qui illustrèrent ses numéros.

Après quelques lignes sur Paul Farrelier en guise d’éditorial, on commence par un florilège en partie inédit de René Truel :

 

Dans les plis du temps naufragé

advient qu’affleure en déshérence

quelque chaste venin

secrets au bois dormant

laissés pour morts

au débarcadère de l’âge

oubliés de l’oubli

gemmes d’enfance

mal époussetée

bribes de bonheur tombées

des guenilles de l’âme

 

Né en 1926, collaborateur régulier de la revue Souffles, l’auteur, ancien magistrat, nous parle de l’âge (Te voici nu de sens/ évidé de questions/ aux berges où tu t’attardes) mais parle à l’enfant « que j’habitai/ l’écolier qui m’hébergeas ». Dialoge lucide entre l’idéal et  le concret, le style allant des lamentations aux psaumes : L’heure vacille. Le jour dépose son fardeau./ C’est le temps {…} du déhanchement mystique des filles d’Orient {…} Rends grâce, ô pèlerin, à la bonne aventure des puits, à la seigneurie de la halte.

 

Puis quelques pages de Haydar Ergülen (traduites du turc par Claire Lajus) :

 

Ma grand-mère disait : mon fils, l’homme est infime,

il feint de l’ignorer sinon il n’aurait pas défié

les routes, ni élevé des maisons vers le ciel (…)

 

Poésie qui explore des motifs peu courants, comme le voisin (… nos cœurs ne peuvent pas/ être toujours à l’unisson avec nos voisins …) et sous des dehors simples offre une courageuse spiritualité : il y a deux êtres en l’homme/ pas un de plus/ juste être quelqu’un/ des deux êtres laissés par le néant/ l’un vers les profondeurs devient homme/ l’autre étouffé (…) Il n’est pas de trop d’entendre cela en ces temps d’idéalisme sanguinaire et de transhumanisme siliconé.

 

En chemin disais-je, Jacky Gil ondule entre ciel et terre 

 

Je ne sais jusqu’où mes pas suivront mes pensées, mais se mettre en marche vaut toujours la peine.

 

Chercher sans fin les mots/ … devenir. nous dit Annie Cat au terme d’une entêtante recherche de sens.

Comme en réponse, Roland Nadaus invite à humer le cerisier :

 

Le cerisier dans la nuit ! Le grand cerisier !  Je mourrai d’aimer vivre. Je mourrai d’un coup de vie. L’amour en moi éclatera, nu et profond, chargé de fruits de sucs. Cerisier dans la nuit.

 

Un côté gaiement franciscain dans sa sensibilité aux plantes et aux bêtes : Je le sais : je mourrai de la mort d’autrui.

 

Des animaux, Jean-Pierre Védrines nous en offre, destinés aux enfants mais déposant leur candeur lucide dans nos vieilles oreilles :

 

Le lièvre m’a dit

j’observe le monde

je le parcours

à la vitesse de l’étoile

La glace fond

dès le printemps venu

et pourtant le rêve me manque

car l’homme

ne sait plus

me parler

du pays perdu

 

________________________

Pour des renseignements sur L’âne d’or : http://bibliophilelanguedocien.blogspot.fr

 



Les hommes sans épaules N° 40, « Jacques Lacarrière & les poètes grecs »

 

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »

Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».

Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)

S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

La dormeuse

D’après une gravure de Picasso

Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.

… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

 

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.

Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.

Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :

 

Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.

Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :

 

Accroissement
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

 

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

 

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :

 

Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)

 

Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

 

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :

… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

 

 

 

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti]
Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes
Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard




Les hommes sans épaules numéro 40 Jacques Lacarrière et les poètes grecs

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »
Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».
Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)
S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

LA DORMEUSE
D’APRÈS UNE GRAVURE DE PICASSO
Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.
… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.
Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.
Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :
Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.
Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :
ACCROISSEMENT
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :
Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)
Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :
… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti] Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard




Phoenix n°18

 

La revue Phœnix existe depuis 2011 et en est à son numéro 18. Elle publie chaque fin d'année un recueil distingué par le prix Léon-Paul Gros et le reste de l'année (soit trois livraisons par an) une revue au sens traditionnel du terme qui s'ouvre toujours par un dossier consacré à un poète qui mobilise divers contributeurs. Cette fois-ci, c'est Georges Drano qui y a droit…

Le dossier Drano, coordonné par André Ughetto (le rédacteur en chef de la revue) réunit une introduction à ce dossier, trois suites de poèmes inédits de Georges Drano, un entretien de ce dernier avec Daniel Leuwers (l'animateur du Livre pauvre) et, outre un texte curieux (mi-analyse, mi-centon) de Nicole Drano-Stamberg quatre contributions d'auteurs différents…. Dans les poèmes inédits (deux des trois suites sont dédiées à Nikou, l'épouse, Nicole Drano-Stamberg aussi poète) on reconnaît ce ton si particulier qui est celui de Georges Drano : attention aux choses les plus humbles (souvent du paysage), vive conscience de la présence au monde, amour et intérêt de tous les instants pour celle qui vit à ses côtés… Dans l'entretien qu'il accorde à Daniel Leuwers, on peut retenir son goût pour la densité de la parole poétique, pour l'élémentaire et ces mots «Le poème tente de fixer l'éphémère, ce qui s'éloigne ou disparaît, c'est un édifice fragile où s'affrontent le dicible et l'indicible». Ainsi que ces autres qui en disent long sur la situation de l'édition de poésie : «Le poème est sans cesse menacé d'absence, s'il ne rencontre personne, s'il n'a aucun écho». On se prend à rêver à ces pays où un recueil de poèmes était épuisé dans les dix jours qui suivaient sa parution ! Autres temps, autres mœurs ! Au total, c'est un dossier qui présente bien Drano, un dossier auquel le lecteur curieux se référera maintes fois…

Suivent ensuite les parties traditionnelles d'une revue : une section anthologique (ici joliment appelée «Partage des voix», une courte étude (mais très éclairante) de Philippe Biget sur L'Image perturbée du père (chez Baudelaire et Alain Borne), une vingtaine de pages consacrées au poète suédois Bengt Emil Johnson (présentation et choix de poèmes en suédois et en traduction française), des Sporades qui réunissent quatre écrivains étrangers l'un à l'autre en un archipel littéraire et les rubriques qu'on trouve communément dans une revue (expositions, théâtre, poésie, roman, essai). 

La partie anthologique a retenu particulièrement mon attention. S'il est difficile pour le lecteur de juger de la pertinence d'une démarche au travers de quelques poèmes, je me suis cependant intéressé aux poèmes de Matthieu Baumier : ils s'interrogent sur l'origine du monde (éternelle question). Si l'on peut ne pas partager toutes les réponses qu'on devine dans ces vers (mais qui sont légitimes) on sera sensible au vocabulaire rare et au rythme du poème mais surtout au rôle assigné au poème que je partage totalement. Si Maryline Bertoncini s'interroge, elle, sur l'origine du langage (ce qui est normal même si le poème reste très métaphorique et n'entre pas dans les détails de la complexité de la matière qui permet justement le langage et la pensée), j'ai beaucoup aimé son poème Souvenirs de la maison désaffectée qui dit bien le temps qui passe, notre tragédie à tous, sur un ton singulier voire charnel, mais en tout cas attentif aux choses les plus humbles (comme ici la sandale). Et j'ai été pris par Répondre de Murièle Camac… Mais surtout ce qui retiendra l'attention du lecteur, c'est l'aspect éclectique de ce choix d'une douzaine de poètes qu'il faut lire attentivement… et qui permet d'avoir une vision élargie de la production poétique actuelle qui reste très ouverte…

 

 

 

 




REVUE INTRANQU’ÎLLITÉS, Hors-série 1&2

 

Luxuriante et lumineuse, IntranQu'îllités, la revue dirigée par James Noël (poète/écrivain) et Pascale Monnin (artiste plasticienne), consacre ce numéro double à Haïti et porte à son sommaire un bel hommage à Jacques Stephen Alexis, ainsi que des contributions de nombreux auteurs : Frankétienne, Dany Lafferrière, Lyonel Trouillot mais également H. Haddad, Carole Zalberg, Vénus Khoury-Ghata, Jacques Lacarrière, René Depestre, etc....

Cette belle revue, tant esthétiquement que par son contenu fait aussi une place majeure à la poésie lui consacrant une grande section intitulée « De la poésie avant toute chose ». On trouvera d'ailleurs à l'intérieur de cette section un texte du regretté Henri Poncet qui nous a quitté cette année, intitulé Comment se préparent les révolutions :

 

Les hommes
retroussent les manches
regardent le vin la femme
et l'automne qui rougit la fenêtre... »

 

ou encore Jacques Taurand, Bernard Noël, René Depestre, parmi près d'une trentaine de propositions.

On lira avec un plaisir évident le magnifique texte de Frankétienne dont toute l'oeuvre est une ode au langage, langage au centre de son œuvre et de sa théorie du « Spiralisme », dont voici par exemple, un extrait tiré de Mûr à crever (Hoëbeke, 2013) :

« Chaque jour j'emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires. Chaque soir j'utilise le patois des pluies furieuses. Chaque nuit je parle aux îles Caraïbes, le langage des tempêtes hystériques. Je dis l'hystérie de la mer en rut. Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale. »

Dans un dossier consacré à Borges, où plus exactement, il a été demandé à quelques auteurs de parler de leur première rencontre avec ce grand homme, on lira par exemple sous la plume de Dany Laferrière que « Borges est un livre » qui ne le quitte pas, qui ne quitte pas sa table de chevet : « Quand je l'ai assez lu, je le remplace par un autre du même Borges ».

On lira avec curiosité et plaisir la « Conversation avec Borges » entre Ramon Chao et Ignacio Ramonet, un ensemble plein d'humour et de bonne humeur.

Un autre dossier consacré au « Che comme métaphore » dans lequel Gary Victor confiera les origines de sa « véritable compréhension » du Che :

« Entre les murs, mon Che, tu es la brise qui anime les vagues. Entre les murs, mon Che, tu resteras l'étoile traquée par les navigateurs perdus en pleine mer, en proie à toutes les bourrasques ».

Quant au dossier consacré à l'immense figure de Jacques Stephen Alexis, il était basé sur une invitation faite à plusieurs écrivains et poètes d'écrire une lettre à un de leurs enfants réel ou imaginaire sur le modèle de J. Stephen Alexis, celle qu'il avait écrite à sa fille Florence :

« Je n'aurais pas beaucoup de temps hélas ! Pour continuer, du lointain où je me trouve, mon imprescriptible tâche paternelle... Je puis te donner vois-tu, ma petite fille, quelque chose que je connais bien, pour l'avoir éperdument cherché et trouvé, tout en continuant à le chercher, c'est le sens de la pureté du cœur, de l'amour de la vie, de la chaleur des hommes... Oui, j'ai toujours abordé la vie avec un cœur pur. C'est simple, vois-tu, Florence... ».

 

En fin d'ouvrage une belle galerie de portraits complète un ensemble déjà riches en images, entre autres portraits, ceux de : Frankétienne, Dany Laferrière, Arthur H., Ernest Pignon Ernest, Michel Lebris, Gary Victor, Yanik Lahens, Ananda Devi....

« Ce présent hors-série réunit les meilleurs moments des deux premiers numéros qui sont épuisés ou presque » nous dit James Noël dans son éditorial.

Un numéro assurément qu'il m'était destiné de tenir entre les mains, tant pour Haïti et ses auteurs dont Frankétienne, qui depuis longtemps m'accompagne, que pour les thématiques poétiques et/ou révolutionnaires qui le composent.

« Ecrire, dessiner, penser, dire, peindre, rêver, en prose ou en poème sont un régime qui conduit au fonde à une forme d'exigence du regard ». James Noël.

 

 




Le Journal des Poètes rend hommage à Jean-Luc Wauthier

 

C’est un bel et touchant hommage que le Journal des poètes rend à son ancien rédacteur en chef, Jean-Luc Wauthier (1950-2015).  Lui qui, pendant vingt-quatre années « aura tenu la barre de ce bateau de papier battant pavillon poésie. Avec probité, attentif à son équipage (…) soucieux de transporter des cargaisons de poèmes vers de nouveaux lecteurs », ainsi que l’écrit Philippe Mathy dans l’éditorial.

Une anthologie d’une vingtaine de pages offre, à travers un choix inspiré et subjectif, une traversée d’une œuvre qui s’étend sur presque quarante ans :
 

Avance
Encore.
Ombre de mon ombre
Au royaume des évidences nues.
(extrait de La neige en feu, 1980)

 

S’y retrouve, comme des bribes chuchotées au moment de se quitter, une sagesse riche d’interrogations :

 

Et si l’oiseau, sur la branche du plus jeune bouleau, te donnait l’ultime leçon ? (Chaque nouveau printemps, c’est un nouvel oiseau qui chante.)
Sois ton propre printemps. Et ne sois que ce passage.
(Sur les aiguilles du temps, 2014)

 

Il suffit de ces quelques pages pour entrer en résonance avec une écriture, un cheminement vif :

 

Les arbres y chantaient
et, au loin, la mer
marchait d’un bon pas
sur la digue et le sable.

 

 … vif et sceptique, comme cet usage du « peut-être » moins dilatoire qu’inspiré par la pleine conscience des limites de l’humain et de son langage :

 

Loin du rivage
Le dur cristal de vivre
T’appelle

L’œil garde le secret

Il y aura peut-être
Autre chose
De l’autre côté
Du poème.
(extrait de La soif et l’oubli, 1994)

 

Manifestement guidée par l’émotion, la rédaction a composé un tombeau lumineux et fidèle au grand sourire généreux que quelques photos nous montrent. Sourire de patience, une sorte d’affabilité dans le chemin spirituel. Au chapitre des hommages, on croise, outre Lucien Noullez et Abdellatif Laâbi, Pierre Dhainaut qui parle d’une poésie qui ne « dissimule rien de notre condition en proie aux doutes (…) mais tel est le paradoxe de la poésie, une voix se délivre, se soulève, communique par son rythme inlassable un élan qui, en disant le malheur, nous empêche de croire que tout va bientôt s’achever ».

Loin d’un exercice d’affliction, les articles, à commencer par la « lettre » qu’André Schmitz écrit au disparu, célèbrent le sens de l’amitié du bâtisseur de rencontres qu’a été Jean-Luc Wauthier. Philippe Mathy, dans « Humanisme et fidélité », évoque les nombreux textes que le poète a écrit pour des peintres, fidèlement fréquentés, sans aucun esprit d’école, pourvu que ces derniers « bouleversent les routines, défrichent des terres nouvelles ». Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la raison pour laquelle le groupe que Wauthier avait fondé en 1982 avec deux peintres s’appelait CarréH et non triangle… Difficile alors de ne pas tourner les pages en arrière pour relire, dans l’anthologie :

 

Essayer
tenter
je ne dis pas : savoir

Aller à contre-ciel
à contre-voix
se blottir une dernière fois
au creux des mots

Finir, enfin,
comme on a commencé
la porte fermée
la page blanche

 

Parfois l’amitié se fait plus confraternelle, personnelle, comme dans cette anecdote relatée par Anne Richter où l’on voit Jean-Luc Wauthier lui faire lire un manuscrit, non pour chercher le suffrage d’une amie mais parce que la recherche du mot juste qui lui manquait ne pouvait passer que par l’autre. Belle leçon de vie en poésie.

Il n’est pas possible de terminer cette recension sans parler de la sœur de Jean-Luc, Françoise Wauthier, qui donne trois courts poèmes dont voici le dernier (je respecte la ponctuation) :

 

Deux enfants, de dos, au bord du rivage Devant eux, la mer infinie est calme et prometteuse (Ah, que de mensonges !) L’un pousse doucement l’autre, pour que la peur soit douce Mais la peur, elle, s’est ancrée dans le sable mouvant L’océan du temps n’est ni calme ni infini
Il reste sur le sable la trace d’un pas, plus grand, Qui vient de traverser le temps.