Diérèse n°66

 

 

Encore une copieuse livraison (presque 300 pages !). Copieuse mais qui réjouit le lecteur par la diversité des approches et des voix qui se donnent à lire…

            Le cahier 1 est consacré à Jean Malrieu et Richard Rognet. Le premier est présenté par Pierre Dhainaut qui reste fidèle à lui-même et à l'amitié qui l'unissait au poète de Pennes. Pierre Dhainaut qui a réuni dans une belle anthologie, parue en 2004 au Cherche Midi, les recueils de Malrieu (accompagnés d'une intéressante présentation) et qui a écrit le Présence de la poésie (essai et choix de poèmes). L'intérêt de cette étude est double : présenter Jean Malrieu à ceux qui ne le connaîtraient pas encore mais aussi, pour les autres, donner à lire quelques inédits. On découvre dans ces poèmes le goût de Jean Malrieu pour le vers long (autour des 20 syllabes) que j'avais "oublié", un vers qu'il fait voisiner avec le bref, ce qui n'est pas sans créer des effets intéressants. Quant au second, on peut lire la suite de son "feuilleton", La jambe coupée d'Arthur Rimbaud, poésie en prose au climat envoûtant. À lire cette dernière œuvre, on hésite entre le discours propre à Richard Rognet que vient ponctuer la référence à Rimbaud, la confrontation entre les deux poètes voire à celles qu'on peut schématiser entre la douleur, Rognet et Rimbaud : "Arthur, me dit-elle, tu es digne d'être pris pour moi…" (p 43).  Je suis également sensible à cette identification de l'auteur à Rimbaud quand il écrit : "Je suis entièrement la jambe coupée d'Arthur Rimbaud, et je veille, idole imprévue, sur des réserves encore ignorées de bourreaux". Et il est vrai que je n'avais pas lu ce texte lors de sa parution en 1997, il faut donc remercier Daniel Martinez, le maître d'œuvre de Diérèse, d'offrir au lecteur ce beau texte …

            Les cahiers 2 et 3 constituent une anthologie partielle de la poésie francophone contemporaine. Si les poètes de ce premier cahier ne sont pas des inconnus pour moi (j'ai même écrit quelques notes de lecture ou des études sur trois d'entre eux, il n'en va pas de même avec le second cahier où 4 des 5 poètes présents sont, pour moi, de parfaits inconnus. Une revue, c'est aussi le plaisir de la surprise et de la découverte. Je me souviens d'avoir lu Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers (Gallimard, 2011) que m'avait envoyé le peintre Kijno dont était reproduit, dans le livre, le Voyage Kijno qu'il avait publié avec un texte de Daniel Leuwers. J'avais alors découvert le travail éditorial de Leuwers mais pas sa poésie que je découvre dans ce n° de Diérèse, une poésie que traverse l'émotion… Par contre si je ne dis rien de Jeanpyer Poëls ni de Jean-François Mathé que je lis depuis longtemps et dont j'apprécie la poésie, je (re)découvre avec plaisir Albarède que je n'avais lu qu'en revue… Quant au cahier suivant, hormis Daniel Martinez lu en revue, je n'ai jamais même feuilleté les autres poètes dont j'ignorais jusqu'à l'existence… Et je suis inexcusable car je ne me rappelle pas avoir vu Nicolas Rouzet au sommaire de Recours au Poème ! Muriel Carminati, Laurent Faugeras, André Sagne font preuve d'attention au paysage, mais d'une attention qui ne va pas sans réaction ni sans interrogations… Daniel Martinez, le dernier poète de cette anthologie, du paysage tunisien tire des conclusions philosophiques ou relevant de l'Histoire : c'est une vision prenante.

            Le cahier suivant est réservé aux Poésies du monde. : trois domaines sont présents, l'afghan, l'allemand et le chinois. Il faut convenir que le chinois et l'afghan sont peu représentés dans les traductions en français. Laurent Dessart, ethnologue spécialiste de l'Afghanistan et diplômé de patcho de l'Inalco, donne une étude érudite et bien informée sur la poésie afghane et, plus particulièrement, sur la forme du distique patchoune appelée landey, sur leur articulation en poème(s) et leurs modes de diffusion. Impossible d'entrer dans le détail de cette étude qu'il faut lire absolument et relire… Joël Vincent présente un poète allemand né en 1934 peu connu en France, Johannes Khün, et il en traduit plusieurs poèmes. Guomei Chen en fait de même pour un poète chinois du VIIIème siècle, Wang Changling. À noter dans les trois cas que les poèmes sont donnés en version bilingue, le lecteur lambda (que je suis) ne pourra lire que la traduction française et, curieusement, j'ai apprécié les poètes les plus éloignés de ma culture !

            Le cahier 5 est un recueil inédit d'Hélène Mohone. Quelle trace a laissé celle-ci dans la littérature contemporaine ? Née en 1959, elle est décédée en 2008. Elle aura eu le temps de publier trois recueils de poèmes et un récit et d'écrire une pièce de théâtre. Jean-Luc Coudray la présente avant que le lecteur ne découvre ce recueil de textes inédits d'Hélène Mohone, composé essentiellement de proses. Ce n'est pas un livre achevé, cohérent ;  son aspect disparate est évident. Mais il révèle une écriture à mi-chemin entre la fiction et l'autobiographie, une écriture décapante et violente pour sauvegarder la vie, la vraie vie…

            Le cahier 6, Brèves, regroupe des proses plus ou moins longues. Écriture lente et chatoyante qui traque le moindre aspect du réel de Vincent Courtois, texte construit comme un sonnet de Jean Bensimon (la dernière phrase est une chute inattendue), rêves de Robert Roman qui font penser aux rêves éveillés des surréalistes, prose ignorant la ponctuation de Patrick Le Divenah si ce n'est le tiret qui isole des fragments d'une longue phrase qui semble être la métaphore du souffle, brefs fragments étroits, de Stéphane Bernard,   réunis en colonne qui constitue à la fois une histoire et une réflexion : toutes ces expériences rappellent au lecteur les sortilèges et les pouvoirs de la littérature.

            Étienne Ruhaud poursuit, dans la partie "En hommage", son inventaire des tombes d'écrivains dans les cimetières parisiens (celui de Pantin) : c'est l'occasion de mettre en lumière André Hardellet et Ilarie Voronca… Enfin, le cahier "Bonnes feuilles" reflète la vivacité de la vie poétique ici et maintenant : 12 critiques rendent compte de 30 ouvrages et plaquettes…

            Diérèse est une revue irremplaçable : par son volume mais surtout par la diversité qu'elle présente, par les voix inconnues ou peu connues qu'elle met en valeur… C'est en cela que les meilleures revues de poésie joue un rôle important, en permettant la découverte ou la "survie" des voix oubliées. Une information doit cesser de chasser la précédente, la vitesse est incompatible avec la poésie.

 




Estuaire n°161, Scène de crime

 

 

Tenir en main le numéro 161, Scène de crime, de la revue Estuaire est un plaisir. En couverture, le collage sur papier d’Annie Descôteaux, - un bouquet de fleurs sur fond noir posé en bas de page (et un doigt coupé, rappel du crime commis) - agit avec la force d’un poème. Cette revue québécoise fondée en 1976 par Claude Fleury, - dont la directrice littéraire est Véronique Cyr, elle-même membre du conseil de rédaction aux côtés d'Annie Lafleur et Mickael Tahan -, est d’une extraordinaire qualité tant par la très réussie composition graphique que du contenu.

Dès le liminaire, le lecteur est prévenu : toutes les voix de ce numéro sont chargées d’un sentiment de danger, de quelque chose qui rôde et surgir au détour. Onze poètes participent à cette scène de crime (sept femmes, trois hommes) ; oh, ici percevoir avec quelle aisance une large place est faite aux femmes (contrairement à de trop nombreuses revues françaises) est un bonheur !

La Scène de crime engloutit, lacère, arrache des cris de protestation, de douleur. La violence mutile, rappelle de façon lancinante la fragilité, l’injustice, les coups sourds, la terreur. Le poème, comme une bête traquée, fuit mais revient à la charge, les mots ouvrent les mâchoires du piège. Oui, dans ces poèmes la scène de crime se révèle par touches Déclinées dans des espaces et des temps différents, Mouvements du crime, comme l’exprime si bien le titre du liminaire, les approches sont singulières, la scène peut être révélée de l’intérieur, de l’extérieur et dans une temporalité particulière. De chacune de ces scènes de crime, le pouvoir du poème est de faire surgir un paysage où la vie bat, même de façon ténue, comme un cœur.

Chaque série de poèmes porte un titre : Un Charme ; Sur nos souffles coupés ; Insérez titre ici ; L’ombre de ta voix ; La dynastie des loups etc. Il trouble le lecteur, il ne sait qu’elle sera la scène du crime, mais déjà, il la pressent. Il est entraîné à tourner la page pour la découvrir, non tel un complice ou un spectateur mais comme s’il était le seul capable de recevoir la charge poétique du poème, celle qui lui fera supporter ses propres scènes. La multiplicité des voix offre non des prismes de la violence mais des déclinaisons de son horreur absolue (la mort).

Il revient à la poésie d’agir comme une arme : seul le beau brille, mais elle a grandi ce soir-là (Marlène Gill) rage dilapidée (Roxane Desjardins). Les poèmes de Chantal Neveu tiennent en un vers, parfois deux mots brassées de lys tigrés   Jonquilles narcisses gouttes salutaires de poésie pour faire contrepoids aux flaques de sang. Emmanuel Deraps, lui, cherche la meute. Dans ses poèmes en prose, Gabrielle Giason-Duluc conjure les menaces latentes ces camions, que je dirais faits pour tuer sans que ça paraisse mais finit sa carte postale de Daytona par ces mots (ambigument ?) J’adore le voyage en autobus. Andrea Moorhead, avec la grâce que l’on sait, dit la beauté du vivant, sa fragilité, la finitude (les guerres subies –aussi- par la Terre) des pétales de fumée dans le sac de son enfant/ fragiles ils pourraient se déchirer facilement// et leurs pieds encore blancs et douloureux/ laissaient des gouttes de sang/ que les lézards ont bues avec avidité. Dans ses textes en prose, Véronique Cyr donne sa voix à son petit-cousin William, victime d’un règlement de compte. La scène de crime, piège dans lequel sa vie s’englue inexorablement, se mue en océan métaphorique, avant la marée haute, pendant le déferlement des vagues et quand, sur le sable (boue), le jeune homme dit je me suis levé, me suis éloigné de ce corps. J’ai quitté la scène. Car oui, la scène de crime c’est la vie même, et tout, dans ce numéro d’estuaire, nous le dit.

Aux poèmes, après Planches (autres collages d’Annie Descôteaux), suit la partie Critique effectuée par Catherine Cormier-Larose et  Jean-Simon DesRochers. Chaque recension porte un titre autre que celui du livre. Les critiques sont longues, riches, sincères. Il s’agit d’authentiques lectures où les appréhensions (parfois), les réserves, les ressentis et les joies, sont exprimés et toujours justifiés avec clarté et bienveillance. L’exigeant travail .du critique est ici mis en œuvre et  trouve tout son sens.

La revue estuaire, outre donner à lire l’exploration dense d’un thème par une pluralité de voix, incarne la place cruciale des revues de poésie dans le paysage littéraire contemporain.

 




LES HOMMES SANS ÉPAULES n° 39

 

 

            Comme d'habitude, c'est une copieuse livraison que ce n° 39 : 302 pages très précisément. Elle est dédiée (actualité oblige car elle est datée du premier semestre 2015) aux journalistes de Charlie hebdo assassinés en janvier de la même année et aux autres victimes…

           Elle s'ouvre sur la publication du discours d'Yves Bonnefoy lors de la remise du prix que lui a décerné la Foire Internationale du Livre de Guadalajara au Mexique (en 2013). L'idée maîtresse de ce discours est la relation dialectique entre la langue conceptuelle (en usage dans les techniques et les sciences, même sociales) et la langue sensible (en usage dans la littérature et, plus particulièrement, dans la poésie)… Ainsi, nous dit Bonnefoy, le mot arbre ne renvoie pas seulement à la figure proposée par le dictionnaire mais aussi à un arbre unique, avec ses branches, ses feuilles et qui a pris racine en un endroit précis d'un territoire particulier…

            Puis suit un dossier consacré à deux poètes, Lucien Becker et Claude Vigée. À chaque fois, une présentation (par  Christophe Dauphin pour le premier, par Paul Farellier pour le second) suivie de poèmes. Les poèmes choisis de Lucien Becker (extraits de recueils parus de 1945 à 1961) laissent paraître une poésie très sage quant à la forme (utilisation d'un vers libre très proche de l'alexandrin mais qui y succombe à l'occasion, regroupements fréquents des vers en quatrains, poèmes de quatre, et très rarement de cinq ou six, strophes…). Mais le poème chante un monde campagnard voire agricole aujourd'hui disparu… Puis, il se fait l'expression d'une pensée où l'amour charnel de la femme est très présent. Mais une voix comme fêlée se fait entendre : "l'homme meurt en cherchant un  peu d'air", "la liberté est encore plus belle que l'amour" quand l'homme ne va pas vers la mort qui est inéluctable. De Claude Vigée (qui est excellemment présenté par Paul Farellier), je ne dirai pas grand-chose car je suis totalement étranger à la culture biblique ou hébraïque. Ont cependant retenu mon attention : son poème "Le chant de ma vingtième année" (mais qui appartient à la préhistoire du poète), la nostalgie si fréquente dans ses poèmes, cette peinture de "l'exil" et cette affirmation implicite que la langue sensible est préférable à  l'autonomie du signifiant…  Mais un vers me hante particulièrement, sans doute pour des raisons différentes de celles qui l'ont poussé à l'écrire : "un matin fleurira pour les humiliés de la terre"...

            Le dossier central est consacré à Alain Borne. N'en déplaise à certains, j'ai découvert ce poète par Aragon qui écrivit en août-septembre 1941 son poème "Pour un Chant national" que je ne lus que beaucoup plus tard, vers 1964 sans doute, en étudiant LesYeux d'Elsa paru en 1942… Christophe Dauphin signe un essai d'une bonne trentaine de pages. Il s'y fait le thuriféraire de Benjamin Péret, se réfugie sous l'aile tutélaire de Jean Rousselot pour mieux attaquer Aragon. Ce qui ne l'empêche pas, quelques paragraphes plus loin, de citer Alain Borne qui reconnaît à La Rose et le Réséda (d'Aragon) et à Liberté (de Paul Éluard) d'avoir eu une efficacité certaine sur la conscience populaire. C'est que la Poésie n'existe pas, mais qu'il existe différents types de poésie : le véritable clivage est entre la mauvaise poésie et la bonne, non entre l'alexandrin et le vers libre, non entre la prose et le vers, non entre la poésie pure et la poésie didactique, etc ! Aragon, lui-même, ne s'écriait-il pas en 1959 "Je ne me laisse pas cantonner à une forme, puisque en aucun cas, je ne considère la forme comme une fin, mais comme un moyen, et que ce qui m'importe c'est de donner portée à ce que je dis, en tenant compte des variations qui interviennent dans les facultés de ceux à qui je m'adresse…" Non que je veuille absolument défendre la Poésie  nationale et ses suiveurs… Reste, nous dit Dauphin, que Borne est un poète majeur de l'amour ; citant ce dernier, il ajoute : "L'amour, la vie, la mort. Rien en dehors de cela…"  Le témoignage d'Henri Rode qui suit est composé de deux textes, l'un de 1972, le second de 1995. Ce qu'il faut retenir de cette double approche , c'est le portrait d'Alain Borne en El Desdichado… C'est un  portrait plein de sensibilité, éclairant, attachant, voire fascinant. Il faut remercier Les Hommes sans épaules d'avoir exhumé ces deux textes… Vient ensuite un choix de poèmes d'une quarantaine de pages qui permet de mieux connaître Alain Borne…

            Deux autres dossiers (présentation et poèmes) sont consacrés à Yusef Komanyakaa et à Jean Pérol. Le premier est un poète new-yorkais né en 1947 qui a connu le racisme propre aux USA et été engagé dans la guerre du Viet-Nam Ses poèmes en portent la marque. On peut lire dans la présentation, en contrepoint du témoignage qu'il apporte sur la guerre du Viet-Nam, quelques mots sur la rareté ici des poèmes parlant de la guerre d'Algérie : c'est oublier, qu'en 1960, Action Poétique faisait paraitre son n° 12 (qui fut saisi mais réédité en janvier 1962) regroupant plus de 40 poètes autour de la guerre d'Algérie, dont Frank Venaille et Guy Bellay ; c'est oublier Gérard Cléry et quelques autres. On ne présente plus Jean Pérol mais on apprend qu'à la demande d'Aragon il réalisa, pendant la vingtaine d'années qu'il passa au Japon, une série d'entretiens avec les plus grands écrivains de ce pays... Ses poèmes, marqués par l'urgence et l'indignation, ne convainquent pas totalement car l'histoire ne comble jamais les creux, elle ne fait que les accentuer : c'est le pouvoir de la poésie de changer le monde pour de bon qui est posé… Mais me touche Pérol quand il dit la proximité de la mort comme dans "Où demain ne vient plus", la solitude et le mauvais côté de l'humanité comme dans "Laissé". Pour dire vite, très vite… Le reste de la livraison est occupée par diverses présentations, par des notes de lecture très variées et par des poèmes…

            Si Les Hommes sans épaules font une très large place à leurs proches (mais pas exclusivement), c'est que la revue est l'organe d'expression d'une certaine conception de la poésie. Il faut le savoir pour ne pas être déçu de ne pas y trouver ce qui était attendu. Mais n'en est-il pas de même pour toutes les revues de poésie ? Aussi faut-il lire Les Hommes sans épaules dès lors que l'on veut avoir une vision complète (ou la plus complète possible) de la poésie qui s'écrit ici et aujourd'hui…




L’Intranquille, n°9

 

 

La revue presque carrée (21x25) et ses larges marges à côté des poèmes qui donnent envie de gloser comme sur les anciennes bibles.

Un numéro qui offre un dossier sur le « sijo » coréen, composé et traduit par Patrick Wertsking. Forme courte (…) il est devenu, en Corée, la forme poétique majeure à partir du XIIIe siècle pour atteindre son plus grand engouement au XVIe siècle. Sous des dehors simples et direct (… proposant) une sagesse universelle, que le voile mince de la vie quotidienne et banale enveloppe et révèle, comme une image quasi spéculaire. Après l’avoir distingué du tanka et du haïku, l’auteur se pose la question du sens de cette présentation au public francophone d’aujourd’hui : avec plus d’émotion et de sentiment que les vieilles formules guindées ou cérémonieuses (…) le sijo offre une assez grande liberté pour devenir entièrement compatible avec l’essor poétique contemporain. Suit, méthodiquement, un exposé sur la rythmique, la rhétorique et les thèmes, suivi d’un choix d’auteurs classiques mais aussi contemporains :

 

Vous me demandez combien j’ai d’amis ? l’eau et la pierre, le bambou et le pin.
La lune qui se lève sur la colline orientale est une joyeuse compagne.
En plus de ces cinq compagnons, devrais-je en désirer d’autres ?
Yun Seondo (1587—1671)

 

Plus original que bien des auteurs d’articles exotiques et historiques, Patrick Wertsking se livre à un « si j’osais le sijo » de bon aloi, dans l’esprit de « bien vivre là, les pieds sur ma terre ou dans la boue, selon les saisons » :

 

Le carrefour de la grand’route
et deux passants se rencontrent

Des sages, ils parlent de leurs vies,
mêlent leurs différences

Ils poursuivront leurs chemins,
séparés, pour toujours, liés

 

Ces formes courtes se disposent tête bêche sur les pages presque carrées, aérées et denses à la fois. Conclues par un plaidoyer pratique pour écrire du sijo francophone. « Il est temps de s’y mettre ! », nous dit cet auteur généreux qui renoue avec une spontanéité de l’écriture critique, tournée vers le partage et fort roborative en ce début d’année.

°

Outre un entretien avec un professionnel du livre concerné par la poésie — cette fois-ci, un libraire —, ce numéro donne une place de choix à d’étranges textes de Gertrude Stein (parus à La main courante en 2000). Pierre Courtaud, leur traducteur, parle de pièces « conçues sur un mode qui se veut proche du cubisme (… et qui doivent) négliger les histoires en faveur de quelque chose comme un rituel continu (…) »

 

Les villes environnantes.
Les chats égoïstes.
Et les oiseaux.
Les oiseaux volent.
Les automobilistes aussi.
Écoute-moi quand je parle.
Je déteste même le vinaigre de framboise.
Nous en avions en Californie.

 

On imagine en effet les possibilités musicales de ce texte dans la voix de comédiens audacieux. Si vous en connaissez, donnez-leur la revue, vous ferez une bonne action, d’autant que le nom de Gertrude Stein ne pourra qu’éveiller la curiosité du public.

°

Parmi les poètes invités, fidèles au lyrisme militant des publications de l’Atelier de l’agneau, je signalerai Johan Grzelczyk et ses « constats », poèmes accompagnant chacun une photo. Exemple : un pylône surmonté de relais téléphoniques ; « c’est cette tension vers l’en avant / (… qui) dévoie l’instant / le lamine jusqu’à néant / et piège les conclusions dans un perpétuel à venir ».

Une étude de notre amie Carole Mesrobian sur « L’épigraphe au début du romantisme », aborde un de ces détails de l’histoire littéraire, à première vue incongru, et qui nous fait mieux que les grands thèmes ressentir le sel d’une époque ! Où l’on apprend, entre autre, que les nombreuses citations de Shakespeare au frontispice des livres de Stendhal renvoie « à cette liberté esthétique (…de) cet auteur novateur qui a réussi à mêler les registres et les genres littéraires ».

Un dossier intitulé « Provocations » avec un entretien de Cendres Lavy sur la « supercherie de la censure » à l’âge d’Internet. Commençant par se référer au « repentir », Cendres Lavy examine de manière stimulante et assez novatrice la « propagande du quotidien, inconsciente, omniprésente (et) partagée et reléguée par chacun-e ».

Un petit salut de Julien Blaine et… de très belles mises en pages de Jean-Bernard Thomas illuminent ce dossier, trois lettres d’un abécédaire érudit, à l’air foutraque, mais pas tant que cela. Textes calligrammés ou inversés, affrontés, alpaguant vigoureusement le lecteur-passant et l’invitant sur la « Planète des signes ». On les imagine en très grand, non sur des murs mais sur le sol. Devenir soi-même, dans ce sein turbulent et pacifique, signe. Et s’aventurer.




Arpa, n°114, octobre 2015

 

 

Belle livraison de la revue dirigée par Gérard Bocholier.

Sous le signe du passage, une vingtaine de pages sont consacrées à Pierre Dhainaut :

À la nuit il emprunte
sa source, son souffle,
le poème limpide.

Cette limpidité qui vient à notre rencontre fait le bien autour d’elle. Autrefois on aurait parlé de bonne nouvelle, mais le poète sait sûrement que les ruses de l’égoïsme déjouent et trahissent ces mots tant dits (je pense à son recueil, L’autre nom du vent, 2014).

Dans un entretien passionnant avec Marc Fontana, Pierre Dhainaut revient sur son parcours avec une lucidité sans concession ni remords. Il parle des « forces hostiles (qui) sont innombrables, au dehors comme en nous (et) nous contraignent au saccage ». Moins moraliste que lutteur de l’intériorité il ajoute que certaines intuitions contenues dans son premier recueil, Le poème commencé, il les avait jugées naïves. Son écriture a depuis traversé la noirceur, en l’oppressant, mais celle-ci aspirait en même temps, à mon insu à cette parole qui troue l’impasse et découvre un air frais. Aussi ses réponses font-elles renaître des mots comme « ouvrir », « épanouir ». Ainsi que la grâce du « oui ». Autant de mots en « qui retentit la syllabe qui empêche le poème de se restreindre à un objet verbal ». Je ne sais si les moins de trente ans mesurent la portée de ces paroles dans l’oreille de qui a connu certaine dictature critique des années 1970.

Ce qui fait dire à notre ami Pierre Maubé dans le bref et vif essai qui suit cet entretien que la poésie de Pierre Dhainaut est souriante : « l’inquiétude se tisse à la sérénité, indissociables elle habitent tout sourire ».

Aux doigts l’écorce,
les mots du poème
vont jusqu’à l’aubier

Heureux appel à se laisser traverser par les mots, à laisser notre écorce durcie écouter le battement de l’aubier. L’aubier c’est déjà du bois, du bois jeune et gorgé de sève, du bois formé ; son fil est souple et accueillant… Une certaine célébration du cageot par un autre poète en avait d’une autre manière souligné l’importance.

*

Faiblesse et force de l’homme traversent aussi le poème de Jacques Robinet :

Nous t’avons perdu
mais ta nuit fracasse la nôtre
pour découdre nos bandelettes
et nous crions en notre éveil

Comment transformer défaite
en victoire quand le moindre souffle
nous égare ?

 

Parmi les beaux et pertinents textes de Karim De Broucker, d’Emmanuelle Sordet, de Pierre Alix, retenons ces vers roboratifs de Cécile A. Holdban :

                  C’était une période où Dieu se taisait.
                  Quelle main rassemblera
                  les fragments laissés par la nuit ?

Dieu se taisait.

Un bel article d’Isabelle Raviolo parle des Éclaircies de Josette Ségura et de leur « poétique du dépouillement ». « Grappes patientes, mûries de soleil », sa poésie « invite à revenir au plus intime, et, depuis ce fond, à regarder le monde s’épanouir à la lumière des saisons ». « Le sacré », écrit-elle encore, « ne s’inscrit plus dans un au-delà ou un paradis perdu, mais dans l’instant présent ».

Les contributions critiques de Colette Minois (sur la désaffection du grand public pour la poésie), d’Yves Humann sur Réginald Gaillard, affirment à leur façon l’importance spirituelle et philosophique de l’écriture poétique d’aujourd’hui.

*

Qu’à cela ne tienne
N’y aurait-il qu’une étoile
À percer notre nuit noire

Il est parfois des vers sans inouïe ni fracassante nouveauté et qui ont le don de la justesse ; qui ne donnent pas de rêve ni de réponse mais, musicalement, accordent notre temps. Alors bienvenue à Jean-François Yvernogeau dont c’est la première publication en revue.




DIÉRÈSE n° 65 (printemps-été 2015)

 

        Que retenir de cette copieuse livraison de presque 300 pages ? Tout d'abord que le premier cahier est consacré à la traduction (une cinquantaine de pages) de deux poètes, l'un de langue allemande, l'autre chinois du IXème siècle. On connaît le vieil adage, "Traduction, Trahison". Alain Fabre-Catalan qui traduit Georg Trakl, plutôt que de sombrer dans le lieu commun selon lequel traduire de la poésie serait une tâche impossible, s'emploie dans son introduction, à montrer que la difficulté de la traduction poétique est au contraire une chance, ou tout au moins, "le point d'appui" nécessaire à l'acte de traduire. C'est du moins ce que je veux comprendre. J'ignore si "le son et le sens se mêlent et se recomposent différemment avec la tonalité et l'unité d'une parole retrouvée" dans la traduction. Je ne le sais pas parce que je ne connais pas l'allemand dont Alain Fabre-Catalan se fait le traducteur à propos de Georg Trakl.

          Suivent trois cahiers de poèmes caractérisés par la diversité des voix. Impossible de rendre compte de toutes ! Mais il est sans doute permis de dire ses préférences : Max Alhau (pour son rapport à la nature qui demeure quelque peu énigmatique), Frédéric Chef (pour sa façon de revisiter le sonnet afin de mieux prendre au piège une certaine réalité), Line Szöllösi (pour sa manière de dire la solitude, le temps qui passe et on ne sait quelle nostalgie)…

          Suivent ensuite les parties Récits, Libres propos, Cinéma, Bonnes feuilles qui font de Diérèse une vraie revue au contenu varié… Les récits : La Voyageuse de Daniel Abel rappelle que la frontière entre le poème en prose et le récit est bien mince, voire fragile. Ce récit est d'ailleurs quasi-statique puisqu'il relate un rêve… Clair obscur (du même auteur) met en lumière les pouvoirs de la littérature quand la science historique est incapable de retranscrire la réalité… À quoi fait écho Soutine de Jean-Paul Bota, une façon originale de revisiter la vie et l'œuvre du peintre ; la fin du récit évoque l'enterrement de Soutine et le cimetière du Montparnasse à Paris. Ce qui est une bonne façon de passer aux Libres propos d'Étienne Ruhaud consacrés aux cimetières de Saint-Mandé-Nord et de Bagneux et plus particulièrement aux tombes des poètes… C'est ainsi que j'ai appris que mon ami Armand Olivennes reposait  dans ce dernier cimetière… La partie Bonnes feuilles n'est pas une compilation d'écrits choisis mais bien une suite de notes de lecture dues à seize auteurs et portant sur une quarantaine d'ouvrages. Diérèse paraissant trois fois l'an, c'est déjà beaucoup. Deux remarques s'imposent. La lecture personnelle de poètes personnels eux aussi donne naissance à des chroniques où l'on reconnaît l'auteur par les idées développées et/ou le vocabulaire choisi : je pense en particulier à Pierre Dhainaut parlant de Michèle Finck, je pense également à Max Alhau parlant de Denise Borias… et je ne cite que ceux dont j'ai lu plusieurs recueils… Et cette mise en abysse vertigineuse, originale…

           Diérèse est une revue à lire absolument (avec d'autres) si l'on veut avoir une connaissance complète du paysage poétique français...




Revue Alsacienne de Littérature n° 123, “Jeux”

 

 

            L'Alsace compte trois langues : le français, l'allemand et l'alsacien (la langue régionale majoritaire, proche de l'alémanique). La Revue Alsacienne de Littérature publie des textes rédigés dans les trois langues : c'est là son intérêt principal, pour dire les choses abruptement.

            La première partie est consacrée à la cathédrale de Strasbourg dont on fête en 2015 le millénaire. Si la préface de l'évêque JP Grallet, reprise de l'ouvrage La Cathédrale Notre-Dame de Strasbourg / 1000 ans de Parole n'apprend rien de nouveau (la cathédrale comme moyen de "suppléer l'ignorance de l'écriture et de la lecture du plus grand nombre" - d'où cette expression du titre, 1000 ans de Parole, dont on remarquera le P majuscule…), certains des poèmes ont de quoi surprendre le lecteur : celui de Jean Arp et celui d'Yvan Goll. Mais pas celui de Paul Claudel dont on connaît l'attachement à la religion chrétienne. Arp a laissé en tant que poète le souvenir d'une personnalité marquée fortement par le dadaïsme et le surréalisme de son temps, caractéristique qu'on ne retrouve pas dans La Cathédrale est un cœur. Quant à celui d'Yvan Goll, il est ici publié dans la version de la Revue du Rhin (août 1939) différente de celle qui sera reprise dans le recueil Jean sans Terre (qui isole les quatrains et supprime les douze vers de la fin). Mais, le plus grand étonnement vient de la ferveur chrétienne de Jean sans Terre alors qu'Yvan Goll dans ce recueil exprime sa solitude de juif errant balloté entre deux cultures ; si ce poème est intéressant, l'isoler peut donner une image fausse de l'œuvre et du poète…

            Peu de choses à dire de la deuxième partie, "Jeux", qui regroupe poèmes et textes de réflexion sur le jeu. Ne connaissant parmi les idiomes utilisés dans ce n°, que le français, je ne me bornerai qu'à cette remarque : un vers réduit au mot et n'est pas un vers ! Ceci dit, le lexique d'Anne-Marie Soulier, le texte en prose de Jean-Paul Sorg et la présentation de quelques types de jeu de Marc Chaudeur ne manquent pas d'intérêt…

            De la troisième partie, "Voix multiples" je retiens le poème de Maryse Renard (Mots à la dérive) qui, placé sous le signe de Jules Laforgue peint la tristesse des promenades des internes d'un lycée et qui, par la répétition de certains vers, fait lointainement penser au pantoum. Une voix que je découvre, une voix à suivre. Ceux de Daniel Martinez qui visent juste. Les haïkus de Danièle Faugeras (qui s'affranchit de la règle de l'équivalence des mores et des syllabes) dont je retiens celui-ci qui me parle particulièrement : "un poème par jour / un message ami suffisent / à nourrir ma vie". Et je n'aurai rien dit de Jean-Claude Walter dont j'ai chroniqué, il y a peu, Dans l'œil du dragon… Mais le lecteur pourra apprécier différemment les poèmes ici proposés…

            La partie 4 ("Chroniques") est, comme les précédentes, caractérisée par sa diversité. Qui se souvient encore du Grand Jeu ? Alain Fabre-Catalan propose sa vision des choses… La partie 5 ("Notes de lecture") fait preuve d'une belle ouverture d'esprit tant au niveau des genres (roman, poésie, revue, anthologie poétique, livre d'art, essai…) qu'au niveau des éditeurs (Apogée, Arfuyen, Recours au Poème, L'Atelier contemporain, Andersen…) Gageons que cette livraison saura intéresser les lecteurs alsaciens par les langues dans lesquelles sont écrits poèmes ou articles, par l'accent mis sur la cathédrale de Strasbourg, mais aussi ceux d'autres régions françaises curieux de découvrir ce qui s'écrit en Alsace…

_______________________

Ce numéro : 144 pages, 22 €. Abonnement annuel : 40 €. (chèque à l'ordre des Amis de la Revue alsacienne de littérature. BP 30210. 67005 STRASBOURG).




LA MAIN MILLÉNAIRE N°12, été 2015

 

 

À l’heure où de plus en plus de revues sont thématiques, La Main Millénaire garde cette qualité de lieu de parole — un café — ; chacun s’y produit hors de toute catégorie, on y écoute des voix singulières. Choix éditorial, choix de vie. Pour le lecteur qui aime cheminer en bonne compagnie, ça tient dans une poche étroite.

Le choix iconographique, d'élégantes petites vignettes, est l’autre détail qui participe au charme de chaque livraison et, cette fois-ci, Jean-Pierre Védrines rend hommage à « L’âne d’or » (1922-1926), autre revue montpelliéraine d’envergure nationale, en semant au long des pages quelques bois gravés qui illustrèrent ses numéros.

Après quelques lignes sur Paul Farrelier en guise d’éditorial, on commence par un florilège en partie inédit de René Truel :

 

Dans les plis du temps naufragé

advient qu’affleure en déshérence

quelque chaste venin

secrets au bois dormant

laissés pour morts

au débarcadère de l’âge

oubliés de l’oubli

gemmes d’enfance

mal époussetée

bribes de bonheur tombées

des guenilles de l’âme

 

Né en 1926, collaborateur régulier de la revue Souffles, l’auteur, ancien magistrat, nous parle de l’âge (Te voici nu de sens/ évidé de questions/ aux berges où tu t’attardes) mais parle à l’enfant « que j’habitai/ l’écolier qui m’hébergeas ». Dialoge lucide entre l’idéal et  le concret, le style allant des lamentations aux psaumes : L’heure vacille. Le jour dépose son fardeau./ C’est le temps {…} du déhanchement mystique des filles d’Orient {…} Rends grâce, ô pèlerin, à la bonne aventure des puits, à la seigneurie de la halte.

 

Puis quelques pages de Haydar Ergülen (traduites du turc par Claire Lajus) :

 

Ma grand-mère disait : mon fils, l’homme est infime,

il feint de l’ignorer sinon il n’aurait pas défié

les routes, ni élevé des maisons vers le ciel (…)

 

Poésie qui explore des motifs peu courants, comme le voisin (… nos cœurs ne peuvent pas/ être toujours à l’unisson avec nos voisins …) et sous des dehors simples offre une courageuse spiritualité : il y a deux êtres en l’homme/ pas un de plus/ juste être quelqu’un/ des deux êtres laissés par le néant/ l’un vers les profondeurs devient homme/ l’autre étouffé (…) Il n’est pas de trop d’entendre cela en ces temps d’idéalisme sanguinaire et de transhumanisme siliconé.

 

En chemin disais-je, Jacky Gil ondule entre ciel et terre 

 

Je ne sais jusqu’où mes pas suivront mes pensées, mais se mettre en marche vaut toujours la peine.

 

Chercher sans fin les mots/ … devenir. nous dit Annie Cat au terme d’une entêtante recherche de sens.

Comme en réponse, Roland Nadaus invite à humer le cerisier :

 

Le cerisier dans la nuit ! Le grand cerisier !  Je mourrai d’aimer vivre. Je mourrai d’un coup de vie. L’amour en moi éclatera, nu et profond, chargé de fruits de sucs. Cerisier dans la nuit.

 

Un côté gaiement franciscain dans sa sensibilité aux plantes et aux bêtes : Je le sais : je mourrai de la mort d’autrui.

 

Des animaux, Jean-Pierre Védrines nous en offre, destinés aux enfants mais déposant leur candeur lucide dans nos vieilles oreilles :

 

Le lièvre m’a dit

j’observe le monde

je le parcours

à la vitesse de l’étoile

La glace fond

dès le printemps venu

et pourtant le rêve me manque

car l’homme

ne sait plus

me parler

du pays perdu

 

________________________

Pour des renseignements sur L’âne d’or : http://bibliophilelanguedocien.blogspot.fr

 



Les hommes sans épaules N° 40, « Jacques Lacarrière & les poètes grecs »

 

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »

Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».

Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)

S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

La dormeuse

D’après une gravure de Picasso

Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.

… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

 

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.

Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.

Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :

 

Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.

Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :

 

Accroissement
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

 

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

 

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :

 

Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)

 

Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

 

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :

… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

 

 

 

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti]
Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes
Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard




Les hommes sans épaules numéro 40 Jacques Lacarrière et les poètes grecs

Il arrive à l’auditeur de radio de s’impatienter en écoutant l’énumération des offices de la moindre personnalité : « ainsi donc, vous êtes diplomate, voyageur, claveciniste à ses heures, parapentiste, cuisinier, philosophe, écrivain & j’en passe… »
Mais, concernant Jacques Lacarrière, les dresseurs de liste peineraient à faire le tour de ses multiples talents ; « je suis pléthorique » aimait-il à dire. Comme l’illustre encore cet excellent dossier que Les hommes sans épaules consacrent, dix ans après sa mort, au poète « porteur de feu ».
Sujet en outre bienvenu pour redonner de la Grèce une autre image que celle de mendiant de l’Europe qui prévaut ces temps-ci. Dans l’introduction, citant Lacarrière, Christophe Dauphin rappelle que l’histoire de celle-ci n’a été « qu’une suite de combats pour sa libération, on y retrouve très souvent le poète au milieu même des combattants ». (6)
S’ensuit une biographie économe et directe écrite par César Birène, que complète un florilège extrait du beau recueil paru en 2011 chez Seghers :

LA DORMEUSE
D’APRÈS UNE GRAVURE DE PICASSO
Tu cueilleras tout aussi bien des fleurs dans le soleil. Tes bras respireraient jusqu’au zénith le feuillage que les forêts soumettent à l’espace. Ne cherche pas à conquérir la pluie que supposent les toits, à chevaucher les fleuves sur des arbres géants. Reflète-toi entre deux ciels et tu connaîtras l’amitié que les astres te portent.
… entre deux ciels, cet usage fluide et tragique à la fois du présent, du futur et du conditionnel.

Mais l’originalité du dossier tient à cette somme (posthume) de Lacarrière sur ses contemporains grecs : un très beau cadeau. Bien sûr, on croise des figures connues comme Ritsos, Seferis et Cavafy, qu’il est toujours intéressant de (re)lire sous la plume du traducteur amical qu’était Lacarrière.
Je m’étendrai d’avantage sur les noms moins connus.
Par un usage tout aussi intéressant du conditionnel, Anghélos Sikélianos, mort en 1954, se tient à cheval sur le profane et le sacré, sur la terre et au sommet où les noms des dieux sont gravés :
Ou j’aurais pu soudain
Devançant le corbeau des Ténèbres
Haletant sur mes pas pour s’emparer de moi,
Rassembler toutes les forces vives
Et m’élancer au-delà des cercles étroits de l’univers
Pour chercher dans la nuit
Mon dur destin de créateur.

Mais aujourd’hui, je Vous le dis,
Je veux rester à Vos côtés,
Ne plus Vous perdre un instant
Car j’ai fait de mon cœur une aire
Pour que Vous y dansiez.
Telle parole, en ces temps de transhumanisme et d’hybris généralisé, ne peut que consoler le sage !

Voix plus intérieure saisissant des instants, des sensations et des lumières en équilibre précaire, que celle d’Andéas Embirikos, un des premiers freudiens grecs, ami de Yourcenar :
ACCROISSEMENT
Parfois il nous arrive de porter à nos lèvres
La main d’une lumière aurorale
Immobiles et bouche scellée
Dans le silence du paysage
Avant que la ville bruissante de fontaines
Ne s’éveille aux cris brutaux jetés dans le soleil
Par les éboueurs matinaux.

Nos souffrances ne furent pas inutiles
Les voici soulevant leurs voiles et révélant
Leurs bras livides et tuméfiés,
Les voici s’éployant vers le cœur de la ville
Relevant un à un les doigts des endormis
Comme des mages orientaux et gagnant
Le cortège odoriférant des caïques
Traçant, tressant au cœur des rues
Des espaces aussi souverains que les yeux
D’une femme éperdue de rêve.

Les notices de Jacques Lacarrière font bien entendu partie du charme de cette publication, elles sont personnelles, tirées des rencontres et des amitiés que ce dernier a cultivées. Un passage consacré à Odysséas Elytis (1), « le buveur de soleil », en témoignera pour les autres : « Au cours d’un entretien que j’eus avec lui après sa parution, Elytis me confia qu’il avait écrit ce poème pour compenser l’injustice et la non-récompense dont le monde contemporain faisait preuve à l’égard des souffrances de son pays. Le titre, emprunté à un hymne byzantin très célèbre, peut se traduire par Digne ou Loué soit — sous-entendu : ce monde. C’est un hymne à toutes les Grèce, l’ancienne, la byzantine, celle des guerres de l’Indépendance et celle d’aujourd’hui — qui, elle, sortait à peine de l’Occupation et de la guerre civile — ainsi qu’à ses traditions, ses paysages et surtout sa langue ».

J’ai peine à ne pas faire entendre les autres voix : celle d’Aris Alexandrou, le désabusé et de Dimitri Christodoulou tout en « résistance et vigilance ». Terminons ce frustrant tour d’horizon par l’humour de Nanos Valaoritis :
Ainsi donc nous sommes assiégés
Et nous le sommes par qui
Par toi et par moi, par machin-chose
Nous sommes sans cesse assiégés
Par les frontières, les douanes, les contrôles de passeports, Interpol, la police militaire, les tanks, le bagout, la bétise, (…)
Drôle ? Après tout, pas tant que cela.

Il serait dommage de ne pas signaler, dans ce riche numéro, le dossier que Paul Farrelier consacre au regretté Claude-Michel Cluny. Jean Pérol rend hommage à leur amitié « libre, souple, vive, affectueuse ». Un remarquable florilège montre que le fondateur de la collection « Orphée » fut d’abord un poète :
… Ce matin, est-ce pour susciter quelque regain de courage ? j’ai retourné des travaux anciens, de ceux que je ne me suis pas résigné à vendre. Ce fut pénible. Ce qu’on a laissé au cours des années dormir, face au mur, et que l’on rend au jour, surgit comme d’une tombe. Le leurre des enthousiasmes s’écaille, la vie peinte à fresque sur un mur mangé par le salpêtre. Au vrai, on se déprend tôt de soi.

1. voir aussi : Odysséus Elytis, Axion Esti [To Axion esti] Trad. du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville. Introduction de Xavier Bordes Collection Du monde entier (repris en collection « poésie », Gallimard