Phoenix n°18

 

La revue Phœnix existe depuis 2011 et en est à son numéro 18. Elle publie chaque fin d'année un recueil distingué par le prix Léon-Paul Gros et le reste de l'année (soit trois livraisons par an) une revue au sens traditionnel du terme qui s'ouvre toujours par un dossier consacré à un poète qui mobilise divers contributeurs. Cette fois-ci, c'est Georges Drano qui y a droit…

Le dossier Drano, coordonné par André Ughetto (le rédacteur en chef de la revue) réunit une introduction à ce dossier, trois suites de poèmes inédits de Georges Drano, un entretien de ce dernier avec Daniel Leuwers (l'animateur du Livre pauvre) et, outre un texte curieux (mi-analyse, mi-centon) de Nicole Drano-Stamberg quatre contributions d'auteurs différents…. Dans les poèmes inédits (deux des trois suites sont dédiées à Nikou, l'épouse, Nicole Drano-Stamberg aussi poète) on reconnaît ce ton si particulier qui est celui de Georges Drano : attention aux choses les plus humbles (souvent du paysage), vive conscience de la présence au monde, amour et intérêt de tous les instants pour celle qui vit à ses côtés… Dans l'entretien qu'il accorde à Daniel Leuwers, on peut retenir son goût pour la densité de la parole poétique, pour l'élémentaire et ces mots «Le poème tente de fixer l'éphémère, ce qui s'éloigne ou disparaît, c'est un édifice fragile où s'affrontent le dicible et l'indicible». Ainsi que ces autres qui en disent long sur la situation de l'édition de poésie : «Le poème est sans cesse menacé d'absence, s'il ne rencontre personne, s'il n'a aucun écho». On se prend à rêver à ces pays où un recueil de poèmes était épuisé dans les dix jours qui suivaient sa parution ! Autres temps, autres mœurs ! Au total, c'est un dossier qui présente bien Drano, un dossier auquel le lecteur curieux se référera maintes fois…

Suivent ensuite les parties traditionnelles d'une revue : une section anthologique (ici joliment appelée «Partage des voix», une courte étude (mais très éclairante) de Philippe Biget sur L'Image perturbée du père (chez Baudelaire et Alain Borne), une vingtaine de pages consacrées au poète suédois Bengt Emil Johnson (présentation et choix de poèmes en suédois et en traduction française), des Sporades qui réunissent quatre écrivains étrangers l'un à l'autre en un archipel littéraire et les rubriques qu'on trouve communément dans une revue (expositions, théâtre, poésie, roman, essai). 

La partie anthologique a retenu particulièrement mon attention. S'il est difficile pour le lecteur de juger de la pertinence d'une démarche au travers de quelques poèmes, je me suis cependant intéressé aux poèmes de Matthieu Baumier : ils s'interrogent sur l'origine du monde (éternelle question). Si l'on peut ne pas partager toutes les réponses qu'on devine dans ces vers (mais qui sont légitimes) on sera sensible au vocabulaire rare et au rythme du poème mais surtout au rôle assigné au poème que je partage totalement. Si Maryline Bertoncini s'interroge, elle, sur l'origine du langage (ce qui est normal même si le poème reste très métaphorique et n'entre pas dans les détails de la complexité de la matière qui permet justement le langage et la pensée), j'ai beaucoup aimé son poème Souvenirs de la maison désaffectée qui dit bien le temps qui passe, notre tragédie à tous, sur un ton singulier voire charnel, mais en tout cas attentif aux choses les plus humbles (comme ici la sandale). Et j'ai été pris par Répondre de Murièle Camac… Mais surtout ce qui retiendra l'attention du lecteur, c'est l'aspect éclectique de ce choix d'une douzaine de poètes qu'il faut lire attentivement… et qui permet d'avoir une vision élargie de la production poétique actuelle qui reste très ouverte…

 

 

 

 




REVUE INTRANQU’ÎLLITÉS, Hors-série 1&2

 

Luxuriante et lumineuse, IntranQu'îllités, la revue dirigée par James Noël (poète/écrivain) et Pascale Monnin (artiste plasticienne), consacre ce numéro double à Haïti et porte à son sommaire un bel hommage à Jacques Stephen Alexis, ainsi que des contributions de nombreux auteurs : Frankétienne, Dany Lafferrière, Lyonel Trouillot mais également H. Haddad, Carole Zalberg, Vénus Khoury-Ghata, Jacques Lacarrière, René Depestre, etc....

Cette belle revue, tant esthétiquement que par son contenu fait aussi une place majeure à la poésie lui consacrant une grande section intitulée « De la poésie avant toute chose ». On trouvera d'ailleurs à l'intérieur de cette section un texte du regretté Henri Poncet qui nous a quitté cette année, intitulé Comment se préparent les révolutions :

 

Les hommes
retroussent les manches
regardent le vin la femme
et l'automne qui rougit la fenêtre... »

 

ou encore Jacques Taurand, Bernard Noël, René Depestre, parmi près d'une trentaine de propositions.

On lira avec un plaisir évident le magnifique texte de Frankétienne dont toute l'oeuvre est une ode au langage, langage au centre de son œuvre et de sa théorie du « Spiralisme », dont voici par exemple, un extrait tiré de Mûr à crever (Hoëbeke, 2013) :

« Chaque jour j'emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires. Chaque soir j'utilise le patois des pluies furieuses. Chaque nuit je parle aux îles Caraïbes, le langage des tempêtes hystériques. Je dis l'hystérie de la mer en rut. Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale. »

Dans un dossier consacré à Borges, où plus exactement, il a été demandé à quelques auteurs de parler de leur première rencontre avec ce grand homme, on lira par exemple sous la plume de Dany Laferrière que « Borges est un livre » qui ne le quitte pas, qui ne quitte pas sa table de chevet : « Quand je l'ai assez lu, je le remplace par un autre du même Borges ».

On lira avec curiosité et plaisir la « Conversation avec Borges » entre Ramon Chao et Ignacio Ramonet, un ensemble plein d'humour et de bonne humeur.

Un autre dossier consacré au « Che comme métaphore » dans lequel Gary Victor confiera les origines de sa « véritable compréhension » du Che :

« Entre les murs, mon Che, tu es la brise qui anime les vagues. Entre les murs, mon Che, tu resteras l'étoile traquée par les navigateurs perdus en pleine mer, en proie à toutes les bourrasques ».

Quant au dossier consacré à l'immense figure de Jacques Stephen Alexis, il était basé sur une invitation faite à plusieurs écrivains et poètes d'écrire une lettre à un de leurs enfants réel ou imaginaire sur le modèle de J. Stephen Alexis, celle qu'il avait écrite à sa fille Florence :

« Je n'aurais pas beaucoup de temps hélas ! Pour continuer, du lointain où je me trouve, mon imprescriptible tâche paternelle... Je puis te donner vois-tu, ma petite fille, quelque chose que je connais bien, pour l'avoir éperdument cherché et trouvé, tout en continuant à le chercher, c'est le sens de la pureté du cœur, de l'amour de la vie, de la chaleur des hommes... Oui, j'ai toujours abordé la vie avec un cœur pur. C'est simple, vois-tu, Florence... ».

 

En fin d'ouvrage une belle galerie de portraits complète un ensemble déjà riches en images, entre autres portraits, ceux de : Frankétienne, Dany Laferrière, Arthur H., Ernest Pignon Ernest, Michel Lebris, Gary Victor, Yanik Lahens, Ananda Devi....

« Ce présent hors-série réunit les meilleurs moments des deux premiers numéros qui sont épuisés ou presque » nous dit James Noël dans son éditorial.

Un numéro assurément qu'il m'était destiné de tenir entre les mains, tant pour Haïti et ses auteurs dont Frankétienne, qui depuis longtemps m'accompagne, que pour les thématiques poétiques et/ou révolutionnaires qui le composent.

« Ecrire, dessiner, penser, dire, peindre, rêver, en prose ou en poème sont un régime qui conduit au fonde à une forme d'exigence du regard ». James Noël.

 

 




Le Journal des Poètes rend hommage à Jean-Luc Wauthier

 

C’est un bel et touchant hommage que le Journal des poètes rend à son ancien rédacteur en chef, Jean-Luc Wauthier (1950-2015).  Lui qui, pendant vingt-quatre années « aura tenu la barre de ce bateau de papier battant pavillon poésie. Avec probité, attentif à son équipage (…) soucieux de transporter des cargaisons de poèmes vers de nouveaux lecteurs », ainsi que l’écrit Philippe Mathy dans l’éditorial.

Une anthologie d’une vingtaine de pages offre, à travers un choix inspiré et subjectif, une traversée d’une œuvre qui s’étend sur presque quarante ans :
 

Avance
Encore.
Ombre de mon ombre
Au royaume des évidences nues.
(extrait de La neige en feu, 1980)

 

S’y retrouve, comme des bribes chuchotées au moment de se quitter, une sagesse riche d’interrogations :

 

Et si l’oiseau, sur la branche du plus jeune bouleau, te donnait l’ultime leçon ? (Chaque nouveau printemps, c’est un nouvel oiseau qui chante.)
Sois ton propre printemps. Et ne sois que ce passage.
(Sur les aiguilles du temps, 2014)

 

Il suffit de ces quelques pages pour entrer en résonance avec une écriture, un cheminement vif :

 

Les arbres y chantaient
et, au loin, la mer
marchait d’un bon pas
sur la digue et le sable.

 

 … vif et sceptique, comme cet usage du « peut-être » moins dilatoire qu’inspiré par la pleine conscience des limites de l’humain et de son langage :

 

Loin du rivage
Le dur cristal de vivre
T’appelle

L’œil garde le secret

Il y aura peut-être
Autre chose
De l’autre côté
Du poème.
(extrait de La soif et l’oubli, 1994)

 

Manifestement guidée par l’émotion, la rédaction a composé un tombeau lumineux et fidèle au grand sourire généreux que quelques photos nous montrent. Sourire de patience, une sorte d’affabilité dans le chemin spirituel. Au chapitre des hommages, on croise, outre Lucien Noullez et Abdellatif Laâbi, Pierre Dhainaut qui parle d’une poésie qui ne « dissimule rien de notre condition en proie aux doutes (…) mais tel est le paradoxe de la poésie, une voix se délivre, se soulève, communique par son rythme inlassable un élan qui, en disant le malheur, nous empêche de croire que tout va bientôt s’achever ».

Loin d’un exercice d’affliction, les articles, à commencer par la « lettre » qu’André Schmitz écrit au disparu, célèbrent le sens de l’amitié du bâtisseur de rencontres qu’a été Jean-Luc Wauthier. Philippe Mathy, dans « Humanisme et fidélité », évoque les nombreux textes que le poète a écrit pour des peintres, fidèlement fréquentés, sans aucun esprit d’école, pourvu que ces derniers « bouleversent les routines, défrichent des terres nouvelles ». Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir la raison pour laquelle le groupe que Wauthier avait fondé en 1982 avec deux peintres s’appelait CarréH et non triangle… Difficile alors de ne pas tourner les pages en arrière pour relire, dans l’anthologie :

 

Essayer
tenter
je ne dis pas : savoir

Aller à contre-ciel
à contre-voix
se blottir une dernière fois
au creux des mots

Finir, enfin,
comme on a commencé
la porte fermée
la page blanche

 

Parfois l’amitié se fait plus confraternelle, personnelle, comme dans cette anecdote relatée par Anne Richter où l’on voit Jean-Luc Wauthier lui faire lire un manuscrit, non pour chercher le suffrage d’une amie mais parce que la recherche du mot juste qui lui manquait ne pouvait passer que par l’autre. Belle leçon de vie en poésie.

Il n’est pas possible de terminer cette recension sans parler de la sœur de Jean-Luc, Françoise Wauthier, qui donne trois courts poèmes dont voici le dernier (je respecte la ponctuation) :

 

Deux enfants, de dos, au bord du rivage Devant eux, la mer infinie est calme et prometteuse (Ah, que de mensonges !) L’un pousse doucement l’autre, pour que la peur soit douce Mais la peur, elle, s’est ancrée dans le sable mouvant L’océan du temps n’est ni calme ni infini
Il reste sur le sable la trace d’un pas, plus grand, Qui vient de traverser le temps.




INUITS DANS LA JUNGLE n° 6

Cette revue, comme son titre l'indique, succède à Jungle la revue dirigée par Jean-Yves Reuzeau et à In'Hui que dirigeait Jacques Darras… D'ailleurs la présence de ces deux revuistes au comité de rédaction d'Inuits dans la jungle le prouve. Mais c'est plus à Action Poétique, la défunte revue animée par Henri Deluy, qui s'est arrêtée en 2012 après plus de soixante années de parution, que fait penser cette livraison… En effet, le dossier "10 poètes néerlandais autour de Martinus Nijhoff" qui ouvre ce n° 6 n'est pas sans rappeler l'intérêt que porta Action Poétique à cette poésie. Dans le n° 200 (juin 2010) de cette dernière revue, Daniel Cunin signe un article intitulé Action Poétique et la poésie néerlandaise  (pp 131-136), il s' y livre à un inventaire précis de l'apparition de 1954 à 2009 des traductions de poètes bataves, il y recense plus d'une dizaine d'occurrences de 1954 avec les Poètes néerlandais à 2009 avec Six poètes néerlandophones en passant par 1983 avec les poètes de Cobra… À quoi il convient d'ajouter la venue en 2009 de plusieurs poètes d'expression néerlandaise à la Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne que dirige alors Henri Deluy et la parution en 2011 de Résistent (traduit par le même Deluy) de Saskia de Jong aux éditions Action Poétique et celle, la même année, de l'anthologie Poètes néerlandais de la modernité (1880-2010) qu'il coordonne, au Temps des Cerises. Inuits dans la jungle prend aujourd'hui le relais en s'intéressant à d'autres poètes : diversité des voix même si c'est Daniel Cunin qui en traduit la plupart…     

Cette livraison se présente comme une anthologie, essentiellement, de poètes étrangers : aux dix poètes des Pays-Bas, il faut ajouter un Suédois, deux Latino-américains (nés en Argentine) et deux Grecs… Et il faut attendre le cahier de création pour découvrir deux jeunes poètes français, Laure Delaunay et Nicolas Rozier ! Pas d'articles, pas de chroniques, pas de notes de lecture : Inuits dans la jungle est une revue singulière… Le parti-pris d'accorder un espace conséquent aux poètes présents est une autre caractéristique de cette publication qui évite ainsi le travers du catalogue. Le lecteur peut découvrir cette grosse quinzaine de voix dans leurs nuances, leur subtilité et leur originalité. Reste l'intérêt pour les poésies étrangères qui répond à un principe de départ de la revue : s'ouvrir prioritairement aux  poésies européennes contemporaines, sans distinction de genre ni d'écoles. On peut alors s'interroger sur la présence des deux Argentins, Jorge Boccanera et Alberto Szpunberg… Il est vrai que les Argentins sont des descendants d'Européens pour certains, la colonisation et les indépendances étant passées par là… Mais les deux ont connu l'exil, à cause des aléas de l'Histoire. Ceci explique peut-être ces vers du premier "et Luisa / croupit dans une cellule de deux mètres sur un" et c'est peut-être le sens de la rencontre dans ces vers du second : "Il y a un café où un homme et une femme / cherchent, cependant, / le vrai sens de la rencontre". Il est vrai qu'Inuits dans la jungle a toujours privilégié des poésies européennes (espagnole, allemande, italienne…) mais pas exclusivement puisque qu'on trouve dans les  anciens numéros des poètes chinois ou mexicains ainsi qu'une grande attention, entre autres, à Laurence Ferlinghetti ou Allen Ginsberg… Peut-être aura-t-on, un jour, le plaisir et la surprise de lire des poésies inouïes comme celle, par exemple, des griots africains ou celle des inuits traditionnels ?




Les 43 ans de la revue Osiris

 

Il faut revenir à l’extrême qualité de la composition de cette revue de poésie internationale. Dès la couverture, le collage puissant de Robert Moorhead (effectué à partir de l’interprétation historique d’une majuscule grecque) donne le ton de l’ouvrage : l’écriture importe et ce sous ses formes les plus parlantes (d’ici : les USA et d’ailleurs : Algérie, Allemagne, Angleterre, Australie, Espagne, France, Italie, Québec, Ontario). Les poèmes en allemand de Christophe Fricker et Günter Kunert et en espagnol d’Antonio Rodriguez Jimenez sont présentés avec leur traduction.  Pour les poèmes en français (Djelfaoui, Farre et Antoine Boisclair) et en italien de Flavio Ermini seule la version originale est présente. Osiris accomplit son œuvre, la force créatrice est régénérée : les langues sauvées du chaos babélien se déploient les unes près des autres. Chacune a sa place bien orchestrée, elles se font écho. S’élève en final un chant polyphonique où chaque langue retrouve et ajoute son unicité. Ainsi en est-il des dix-neuf poètes présents, la pluralité des tessitures, des rythmes, formes ou thèmes abordés, garantit à chaque poème et à l’ensemble des textes publiés une belle singularité. Deux œuvres artistiques de Robert Moorhead Stratification 2 et  Dome on the Rock et une photographie d’Andrea Moorhead Weatherhead  Hollow Guilford, Vermont, en noir et blanc, permettent au souffle du lecteur de se poser et de reprendre de plus bel. Grâce et gravité semblent être les mots clés de l’image offerte comme un interlude, le paysage invitant à une poursuite poétique où l’émotion se mêle à la réflexion (et aux réflexions de la lumière). Parmi les poètes publiés, joie de découvrir (entre autres) Irish Crapo But what does the fox, loping /across my neighbor’s wind-blown meadow, /mean ? Ce vers de John Sibley Williams extrait de son poème Truce into a grandmotherly story of angels est par l’image évoquée et la musique magnifique. Quant aux poèmes de Patty Dickson Pieczka, ils lient ardeur et profondeur, originalité et maîtrise, extrait de War Hymn: No onyx beads, no jasmine candle/ nor charm from the old woman/ who reads pulses and tides/ can know the soul of longing. Les quatre poèmes d’Andrea Moorhead sont comme des fleurs simultanément prises dans la glace et la brisant: where the heart still beats /redder and redder. En quelque sorte une beauté qui se serait faite Osiris.

 

 




Contre-Allées, revue contemporaine de poésie n° 35/36

 

Ce numéro de la revue contemporaine de poésie Contre-Allées a ceci de bénéfique qu’il secoue le paysage éditorial. Romain Fustier le revendique dans son avant-propos : Contre-Allées se doit d’accueillir le poème d’où qu’il provienne –du haut des crêtes, de la mi-pente ou du fond de la vallée-, pourvu qu’il soit cette expérience rythmée. Quitte à aller à l’encontre des attendus de la vérité poétique officielle. Ce numéro accueille de nombreuses voix (17), formes et thèmes variés mais aucune dissonance dans cette pluralité, l’exigence opère comme un fil directeur. Joël Bastard ouvre le recueil, poèmes en prose où le propos, condensé, donne à voir une photographie  révélant mystérieusement l’enfance, retrouvée, elle propulse vers la connaissance de soi ce temps entre aujourd’hui et demain. Plus loin, ce vers de Sylvie Durbec deuil deuil arbre mort pour arbre vif illustre bien cette expérience rythmée d’un sujet face au monde ligne de faîte des revuistes. Exemple de cette riche pluralité dans ce numéro, la poésie de Jacques Moulin est incantation et hymne du vivant. Le souffle des allitérations fait exploser les images et pousse au paroxysme la force créatrice du poème Poésie sonore. Les grues haussent le ton//Il est chasseur jaseur oiseleur agriculteur arboriculteur accompagnateur et distributeur de tripailles pour vautours//. Quant à elle, la douceur des vers d’Erwann Rougé n’enlève rien à leur gravité : Ce matin les oiseaux sont calmes. Le silence tout autour n’est à personne. L’intérêt porté par la revue à l’acte créateur se retrouve dans les deux questions posées chacune d’elles à quatre poètes, l’une : Une chambre à soi : depuis quel lieu -réel ou imaginaire- écrivez-vous ? L’autre : Lorsque vous écrivez un poème, comment se fait l’enjambement ? La scansion douce du vers est-elle de prime abord sonore ou visuelle ? Les propos sont recueillis par Cécile Glasman et Matthieu Gosztola. La moitié des notes de lecture est consacrée aux revues. Oui, l’espace ouvert par Contre-Allées est, de façon manifeste, défense de la poésie contemporaine.




THAUMA, n°12, La Terre

La belle revue Thauma, emmenée par Isabelle Raviolo, livre un exceptionnel double numéro, substantiel s'il en est, tournant autour de la Terre. Substantiel par les signatures qu'il rassemble, substantiel par la dimension fondamentale que revêt le thème de la Terre pour les contemporains que nous sommes. Deux numéros, pour parler de la Terre, nourricière, fécondante, cela allait de soi...

Car la Terre, la Nature, c'est l'enjeu crucial qui est le notre en ces temps de nihilisme organisé que la modernité fait subir à l'Occident et à tout le vivant.

La revue s'ouvre par trois haïki, signés par des poètes contemplatifs il y a des centaines d'années. Ils parlent d'aube, de racine et de vie. Et l'écho fulgurant auquel ils renvoient le lecteur d'aujourd'hui semble d'un intérêt capital, car la respiration de ces poètes japonais des XVIII et XIXèmes siècles s'appuyait sur l'oxygène de notre condition, et non sur le dispositif artificiel conduisant tout l'humain, tout le vivant, en état de soins intensifs.

 

Le saule
A oublié sa racine
Dans les jeunes herbes

 

Buson savait-il à quoi la Terre et ses hôtes allaient être confrontés ? Sa sagesse, sans doute, l'avait pressentie, et son poème nous parvient comme un amer discret pour qui veut bien l'entendre, c'est à dire s'astreindre à une vie en acte accordée à la profondeur de sa conscience. Mais, et c'est la question philosophique sous jacente : est-ce toujours possible ?

Alain Cugnau fait partager une méditation sur le sens symbolique de la Création et, partant, de la Terre. De ces pages intelligentes nous gardons l'idée que la Terre renvoie à la distinction entre la profondeur et la surface, entre la vie et la mort. Mais aussi sur la dimension permanente que permet l'Art et les constructions matérielles humaines, qui n'envisagent, quelles qu'elles soient, que l'humain même lorsqu'elles représentent les plus pures abstractions. Heidegger est ici convoqué sur la question de la transfiguration, et c'est déjà une manière de réponse, sur le plan métaphysique, à la question posée plus haut.

Le beau poème d'Emmanuel Moses, Ivresse, y répond aussi, mettant (c'est ainsi que nous le recevons) en perspective le télos du système capitaliste actuel avec l'essence verticale de la Terre. Trois vers se répondent : "Ton portefeuille est vide, ah, misère/Tu n'auras plus de toit" et le final du poème "Sous le vent parisien et les roses trémières".

Comment se fait-il, c'est la question qui nous vient alors que nous évoluons dans ce précipité de conscience poétique et philosophique, finalement que tant d'humains partagent, que nous laissions les choses se passer ainsi, que nous autorisions les oligarchies financières à détruire la Terre, que nous poursuivions le rythme de nos vies avec un tel désaccord sur ce qui se décide à propos de la Terre, à propos du vivant ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous le savons. Mais pourquoi admettons-nous toujours ce diktat criminel ? Nous espérons sans doute qu'un événement surgisse, un événement issu de la Nature, une réaction de survie conduite par la Terre elle-même, qui mettra tout le monde d'accord. Ce sursaut naturel sera sans doute d'une grande violence, et radical, aussi notre action, l'action des esprits conscients pourrait-il, coordonné, congédier ces oligarchies mortifères et éviter la violence qui s'annonce. Ne sommes-nous pas, ici, dans l'illusion d'un idéal, nageant en pleine utopie ? Sans doute. Mais tout ce qui s'est fait, par la folie des hommes, s'est aussi fait par le génie des hommes. Le propre du nihilisme actuel est de faire planer en nous la certitude qu'on ne peut rien changer. L'utopie est au bout de nos doigts.

Elle se déploie pourtant dans les pages de ces deux volumes, car la Terre est montée dans la gorge des femmes et des homme ici poètes et philosophes.

Quand elle est atrophiée, quand elle est menacée, contrainte, démembrée, elle demeure en rapport constant avec le genre humain dont chaque fibre du corps est un cri de la Terre, est un chant planétaire.

Aussi trouverons-nous les mots telluriques de Seamus Heaney, traduits par Jean-Yves Masson, ceux de David Renoux, ceux de Salah Stétié, de Fabio Scotto, de Sylvie-Fabre-G qui s'est faite accueil pour laisser passer à travers elle la prosopopée de la Terre elle-même.

Et bien d'autres noms - nous ne les citerons pas tous - Pierre Dhainaut, qui nous offre un poème de génie, faisant respirer jusqu'à nous cette idée qu'à travers la Terre et nos pas sur son sol nous pouvons entrer dans le Poème, car Terre et Poème sont consanguins. Ou Mario Luzi. Ou la voix d'Angèle Paoli en son superbe poème que nous citerions en son intégralité si ne nous tenait le désir d'allumer chez le lecteur de cette petite note l'envie d'acquérir ce double numéro.

D'autres noms : Gabrielle Althen, Gilles Baudry, François Amanecer, Dominique Sorrente, Hervé Planquois, Isabelle Lévesque, Bernard Grasset, Franck Venaille, Françoise Siri etc.... Une distribution somptueuse pour une affiche fondamentale.

 

***

 

Pour bien saisir la portée de ce double numéro consacré à la Terre, il faut se reporter à la démarche profonde d'Isabelle Raviolo, maître d'œuvre de la revue. Dans le deuxième volume, elle livre une ample méditation, corpus philosophique sur lequel s'agrègent les poèmes et les poètes qu'elle a conviés comme compagnons.

Son texte, axe de cette double livraison, intitulé La réversibilité du visible, met en rapport le film de Wim Wenders Les ailes du désir, racontant la prise de chair de l'ange Damiel tombé amoureux d'une terrienne, et la philosophie de Merleau-Ponty retrouvant le concept de « nature » après la prédominance de celui de « notion de monde ». « C'est bien ce concept de nature qui nous semble proche de l'élément « terre » qui constitue ce numéro de Thauma. » écrit-elle, avant d'ajouter « Fidèle à sa phénoménologie du sous-sol, Maurice Merleau-Ponty, trouvera aussi dans la « Nature » le fond originaire (Urgrund) de notre existence. » Après quoi Isabelle Raviolo induira logiquement les rapports de ce nouveau mode de la pensée initié par Merleau-Ponty avec la parole d'abord, ensuite avec la singularité du christianisme pour le philosophe qu'elle citera : « Les paraboles ne sont pas une manière imagée de présenter des idées pures, mais le seul langage capable de porter les relations de la vie religieuse, paradoxales comme celles du monde sensible. Les paroles et les gestes sacramentels ne sont pas les simples signes de quelque pensée. Comme les choses sensibles, ils portent eux-mêmes leur sens, inséparables de la formule matérielle. Ils n'évoquent pas l'idée de Dieu, ils véhiculent la présence et l'action de Dieu. Enfin l'âme est si peu séparable du corps qu'elle emportera dans l'éternité un double rayonnant de son corps temporel. »

Isabelle Raviolo poursuit sa réflexion sur l'inachèvement du divin : « Loin de tout éblouissement, le divin merleau-pontien se donne plutôt dans le plus radical inachèvement. La perception attend ainsi du philosophe et du cinéaste-poète qu'ils poursuivent dans le monde ce qui leur manque de sens, et accompagnent par leur « chair » leur communauté d'appartenance », et citant toujours Merleau-Ponty : « puisque la perception n'est jamais finie (...) pourquoi l'expression du monde serait-elle assujettie à la prose des sens et du concept ? Il faut qu'elle soit poésie, c'est-à-dire qu'elle réveille et convoque en entier notre pur pouvoir d'exprimer, au-delà des choses déjà dites ou déjà vues. »

La philosophe et poète nomme alors la prière comme appartenant au désœuvrement, c'est-à-dire à ce qui se soustrait au travail et au labeur, rapprochant l'expérience liturgique ou esthétique comme contestation de la logique de production.

La démarche d'Isabelle Raviolo est remarquable, par l'ampleur de sa pensée philosophique s'attaquant au problème crucial qui est celui du genre humain actuel, son rapport à la nature, et les clefs, les liens conceptuels qu'elle nous offre sont d'un secours fécond. Le prolongement poétique qu'elle parvient à faire, en transmutant sa pensée philosophique en poèmes, est un signe du temps. Elle rétablit le lien entre le poème et la Cité, comme prenant à revers Platon en sa République. Elle assume ainsi le retournement d'une dérivation, qui faisait du poète l'exclu de la Cité, que la philosophie grecque prenait au sérieux en travaillant à la justification légale des images apportées par le poète tout en le maintenant à l'écart de la Cité ; dérivation accentuée et devenue rupture absolue par le diktat de la société de consommation incarnant la finalité de l'existence humaine actuelle.

Ce dernier numéro de la revue Thauma relève de l'indispensable.

 

Revues Thauma
28, rue Beaubourg
75003 Paris
ysacoromines@yahoo.fr

 




The Black Herald : literary magazine / revue de littérature, numéro 5.

 

Cette revue bilingue en noir et blanc, sans note de lecture, sans photo (sauf celle – superbe – de James Goddard en page de couverture) n’est animée que par deux rédacteurs : Paul Stubbs et Blandine Longre qui font un travail remarquable. Elle met en place un dispositif qui intègre un maximum de formes et de voix littéraires : romanciers, nouvellistes, poètes, dramaturges, penseurs… Tous se font écho, se confrontent, se mêlent, se contredisent et surtout affirment librement, sans thème imposé, leur singularité. Il ne s’agit plus, en effet, de s’enfermer dans des classifications scolaires et arbitraires, dans des mémoires restrictives fonctionnant par opposition, mais de choisir, parmi la diversité des registres et des genres, ce qui fait encore actualité et modernité. Le catalogue des éditions Black Herald Press (huit monographies ont d’ores et déjà paru, notamment celles signées par Anne-Sylvie Salzman, Blandine Longre, Jos Roy… et cinq numéros de The Black Herald sont disponibles) envisage la littérature comme un dispositif capable de tout absorber et intégrer, notamment la diversité des voix qui résonnent dans toutes les langues du monde.

 

Ce qui s’intègre et se donne à lire, ce sont les clivages, les écarts, l’abondance de la matière, des problématiques et l’éveil alerté dans le refus du monologue intérieur. Il s’agit bien d’approfondir et de recréer tous les enjeux, ceux qui défont le confort des acquis et invitent à une relecture de textes plus ou moins anciens (et oubliés) et à en découvrir de nouveaux, écrits par des écrivains encore peu connus, clandestins. Ces écrivains de générations et d’horizons esthétiques différents ouvrent un espace qui se déplace dans des ruptures et des continuités. Le lecteur est invité à une bibliologie (j’emprunte ce mot à Philippe Beck (1). Autrement dit, le lecteur est invité à une communication et à un partage, à l’amour d’une affinité entre des textes ne parlant pas de la même chose. La mémoire ne cesse de s’étendre dans le présent du passé et le présent du présent.

 

Ce numéro 5 s’ouvre par un poème aux longues laisses de David Gascoyne : Et le septième rêve est le rêve d’Isis. Il date de 1933 : le premier poème authentiquement automatique que j’ai écrit, suivant la recette orthodoxe du Surréalisme précise Gascoyne et il se conclue par un extrait du Réalisme total du poète tchèque Egon Bondy. Entre ces deux écrivains, influencés par Dada et le surréalisme, une série de contributeurs qui m’étaient pour certains – j’ai un peu honte de l’avouer – totalement inconnus. J’ai ainsi découvert les textes de Pierre Cendors, de Peter Oswald, de Philippe Annocque, de David Spittle et de Paul Stubb. Deux autres textes ont attiré mon attention, l’entretien inédit avec Cioran mené par Bensalem Himmich et un extrait, très contestable : Le Double Rimbaud de Victor Segalen. Mais ce sont, avant tout, les poèmes de Jos Roy : Asphodèles que je voudrais saluer ici. Ils constituent un petit ensemble d’une rigueur prosodique remarquable. Ils agissent, comme les poèmes de son premier recueil : De suc & d’espoir (Black Herald Press) par fulgurance et déflagration. Ils bousculent nos certitudes et nous forcent à lire (et non pas à relire). Ils mêlent, avec élégance, sens et sensation, musique et pensée. Ils captent tout un espace sous tension et jouent sur les paradoxes, comme ici, ce poème, immobile dans le mouvement :

 

Il y a dans les asphodèles
une histoire de chambre divisée
dans la chambre des lits jumeaux
un corps sur chaque lit errant & immobile
on est là sans savoir si les murs ourdissent
un complot de rencontre ou de séparation
                                        hiverprintempsété
                                       la direction s’essouffle
& les collines dans la chambre se salent d’une odeur
qui tangue entre le fade & le sucré
une ligne de flambeaux éclairerait les pôles ennemis
d’un immense désir farouche

 

(1) : Philippe Beck : Poésie mondiale, entretien avec Pascal Boulanger et Paul Louis Rossi, La Polygraphe n° 13/14, mai 2000. Cet entretien avec Philippe Beck a été repris dans mon essai : Fusée & paperoles, L’Act Mem, 2008.

Chez Recours au Poème éditeurs, Pascal Boulanger a publié un recueil : Septembre déjà, 2014

 

 

 




EUROPE n° 1033, dossier Claude Simon

 

Si Claude Simon est une figure majeure de la littérature contemporaine, la critique mettra un temps certain à le reconnaître. L'attribution du Prix Nobel de littérature en 1985 sera un coup de tonnerre qui réveillera cette critique et qui agacera une certain presse… Ce qui n'empêchera pas son œuvre de paraître (en partie) dans la Bibliothèque de la Pléiade au début du XXIème siècle. Aussi ce numéro d'Europe qui lui consacre un dossier (outre l'introduction, on compte 18 contributions) revêt-il une grande importance tant il est l'occasion de découvrir Claude Simon pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu.

    On permettra au modeste aragonien que je suis de noter qu'Aragon et Claude Simon ont participé aux opérations militaires de la seconde guerre mondiale dans le nord de la France. Aussi sera-t-il fait un parallèle entre Les Communistes du poète (principalement Mai-Juin 1940) et quelques romans du prix Nobel (La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale… plus particulièrement). Car la débâcle de 1940 n'a pas été sans intéresser plusieurs écrivains (comme, par exemple, Julien Gracq dans Un Balcon en forêt où il reprend le thème aragonien de la maison forte 1). L'étude d'Alastair Duncan, "À la recherche de Claude Simon en Flandres", a fortement intéressé le signataire de ces lignes par le parallélisme des enquêtes menées sur le terrain : dans la région de Solre-le-Château pour Duncan et dans le bassin minier du Pas-de-Calais en ce qui me concerne 2. Si leur mobilisation en mai-juin 1940 et leur vécu de la débâcle rapprochent les deux hommes, tout oppose les deux écrivains : l'option réaliste, le style de leurs ouvrages respectifs et jusqu'aux méthodes utilisées pour les écrire. On sait qu'Aragon, non content d'avoir servi en ce temps dans le Nord de la France, n'utilisa pas seulement ses souvenirs pour rédiger Mai-Juin 1940, mais il revint sur les lieux où il fut soldat (le bassin minier…), il en visita d'autres (les Ardennes…), interrogea de nombreux témoins (Bernard Leuilliot rappelle qu'Aragon "en pleine rédaction de son roman, posait à qui voulait l'entendre la question «Où étiez-vous et qu'avez-vous fait le 10 juin 1940 et ensuite ?»") 3, il se servit d'une abondante documentation livresque… Son objectif était de rendre compte dans sa totalité d'une réalité complexe, d'où la structure narrative éclatée de son roman, et Dominique Massonnaud définit son réalisme comme "le récit exemplaire de choses qui sont advenues autrefois". Rien de tel chez Claude Simon. Priorité est donnée aux souvenirs. Cécile Yapaudjian-Labat écrit dans "Pour ainsi dire" (page 8) qui ouvre ce dossier d'Europe : "L'écrivain rompt avec toute linéarité narrative qui se voit désarticulée, reconfigurée, et privilégie l'exercice formel et le travail sur la langue". Certes, des points de convergence existent dans ce refus partagé du "parcours rituel de la narration" (comme dit Bernard Leuilliot) mais des différences subsistent qui sont autant d'invitations à relire Mai-Juin 1940 et La Route des Flandres… Claro dans "Version Simon" (page 22) remarque : "On entre chez Claude Simon par la phrase, le phrasé, qui très vite se déploie, bifurque, et en l'espace d'une page mêle récit, commentaire, souvenir, commentaire du souvenir, propos rapportés, commentaires des propos, impressions, souvenirs d'impressions, comme si l'impossible synesthésie de l'expérience obligeait à -favorisait- le feuilletage. On a souvent souligné chez Simon le trait stylistique suivant : la reprise. Un  terme est défini, puis redéfini, parfois contredit, ou affiné. De là cette pléthore de "ou plutôt comme si" ; de là cette succession d'adjectifs ou d'adverbes qui participent autant de la surenchère que du repentir […] et loin de saturer le texte l'épaississent, l'enrichissent, le musclent". Alastair Duncan souligne que dans La Route des Flandres "L'accent est mis sur la vivacité et la confusion des perceptions telles que la mémoire, de manière fragmentaire, les reconstruit. Toute tentative de restitution globale paraît vaine…" Il n'est pas jusqu'aux cartes utilisées par les deux romanciers pour aider à rédiger qui marquent la différence : portant sur de vastes régions chez Aragon, sur des zones plus restreintes chez Claude Simon (comme le montrent les deux croquis publiés par Alastair Duncan). Tout ce qui précède n'est dit que pour montrer le sérieux de l'approche des différents contributeurs de ce dossier bien plus diverse que ce parallèle Aragon/Simon qui n'a d'autre but que de mettre en lumière la spécificité de Claude Simon. Bien d'autres thèmes sont abordés comme l'influence du mode de transport sur la vision du paysage (J-Y Laurichesse), la figure du Noir (N Piégay-Gros), la place de la peinture dans l'œuvre ( B Ferrato-Combe)… Ce dossier complète efficacement un petit livre que François Laur consacra en 2005 à l'auteur de La Bataille de Pharsale, Claude Simon, le tissage de la langue 4, dans lequel il aborde l'insuffisance de la mémoire pour raconter l'Histoire : on est là en plein dans la problématique de l'écriture de Simon. François Laur note : "… on n'écrit jamais quelque chose qui s'est produit avant, mais ce qui se passe au présent de l'écriture".

    Comme toujours, la revue comporte un second dossier et ses chroniques habituelles. Ce dossier est consacré à Friederike Mayröcker, née à Vienne (en Autriche) en 1924 et qui a déjà une centaine d'ouvrages publiés dont certains traduits en anglais, suédois, russe, espagnol, hongrois et français… La poésie tient une place importante dans cette œuvre, de même l'autobiographie. C'est une bonne occasion de découvrir Friederike Mayröcker. Les chroniques habituelles s'intéressent à la poésie (Olivier Barbarant lit Louise Dupré et Lionel Ray), au cinéma, à la musique et aux beaux-arts. Et la revue se termine par des notes de lecture (40 pages !). Et, il ne faut pas l'oublier, Jacques Lèbre signe un essai très intéressant sur Thierry Bouchard, ni le cahier de création qui donne à lire des auteurs peu lus... Europe confirme sa place incontournable et sa nécessité dans le paysage des revues littéraires francophones…

 

Notes.

1. Voir mon étude publiée dans Faites Entrer L'Infini n° 59 (juin 2015) intitulée "La maison forte, un prétexte romanesque".

2. Voir mon texte publié dans Faites Entrer L'Infini n° 36 (décembre 2003) intitulé "Élégie pour Carvin" et mon étude publiée dans Les Annales de la SALAET   n°9 (2007) intitulée "Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940".

3. Bernard Leuilliot, in Œuvres romanesques complètes d'Aragon, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, tome IV, page 1361.

4. François Laur, Claude Simon, le tissage de la langue (Brins de fil pour une lecture de La Bataille de Pharsale). Éditions Rafael de Surtis, 2005, 36 pages.

Lucien Wasselin a publié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs




estuaire. Le poème en revue. N° 157

 

Joli numéro, pour cette revue trimestrielle québécoise fondée en 1976 et dirigée par Véronique Cyr ! Et qui montre la vitalité de propos et de voix de la poésie du Canada francophone. Peut-être cette vitalité est-elle d’ailleurs en partie assurée par la forme très fréquente de l’interlocution dans les poèmes qui y sont présentés : le « je » s’y adresse très souvent à un « tu », le « toi » est désigné, apostrophé, abordé, qu’il soit le sujet lyrique lui-même ou un autre véritable.

 

« C’est toi que j’avais reconnu en moi au commencement du monde » (Faustino)

« Tu essaies de vivre la vie normale des autres » (des Roches)

« J’aime à braconner la fourrure usée de ton lit » (Cotton)

 

La narration, le mode épique qui semble fait pour décrire et raconter le trop plein puissant du monde, à la frontière du romanesque, cela aussi est présent, chez Patrick Brisebois, par exemple :

 

« Elle a toujours eu les hommes qu’elle voulait / avec sa dentition son apparence noble / ses cheveux d’encre chinoise / il dit qu’il arrive de trop loin / de la boue noire des hommes noirs / je titube entre les murs j’ai froid / il n’y a plus de bois pour le feu »

 

dont le poème fait penser à l’éparpillement synthétique du Dos Passos de Manhattan Transfer racontant les destins, les scènes de vies et les solitudes entrecroisées de New York.

 

Le numéro s’ouvre avec la présentation par Véronique Cyr de la thématique : « le ça qui hante » (exergue de J.-B. Pontalis) les « imaginaires de l’idée fixe », maladie, mort, apparition, « ça dérangeant », poésie elle-même, tant il est vrai que « l’écriture poétique est une voix basse toujours en état de veille » (p. 4). Mais cette hantise n’ouvre nullement sur un traitement « gothique » des choses. L’expression y est plus proche du roman noir et de la langue cinématographique et picturale de la Nouvelle Figuration Narrative (Monory) ou des Boulevards du Crépuscule.

 

Les auteurs y sont présentés par ordre alphabétique, et non par « manière » ou par centre d’intérêt : cette démocratie de l’irraisonnée, à la fois arbitraire et essentialiste (comme celle du dictionnaire), correspond bien, au fond, à cet univers mental fait de rencontres, d’aléatoire et de chocs, où l’on cherche les profondeurs du sens. Le premier, Jean-Philippe Bergeron, qui nous parle « Après la catastrophe », restitue notre présent à la fois préhistorique et technologique où « les mains armées de bifaces fouillent les carcasses de mouton, font jaillir le pétrole ». Il y fait dialoguer, sur huit séquences, microcosme et macrocosme, corps et planète, cancer et guerres civiles, maladie de l’un et corps exploité de l’autre. La poésie est comme l’expression de l’ignorance et du désarroi violent de l’homme moderne aux « sorcelleries antibiotiques » et aux luttes primitives, d’agressé plutôt que d’agresseur : « et tu fabriques de la survie mes seules têtes de flèches. »

Patrick Brisebois raconte ensuite un amour interdit moderne, un peu gothique tout de même, avec « Tampax dans la poubelle / cheveux au fond de la douche » mais aussi avec « transformés en loups de pleine lune », « Hors-las de Maupassant » et « nécropole de ceux à peau grise ». Avec Shawn Cotton, l’amour, le désir et la séparation se racontent dans une quotidienneté à la fois triviale et érudite, où le franglais naturel (« un bloc de download de temps ») côtoie Nerval et Gaëtan Picon. Véronique Cyr, sous le patronage du poème « 3 – Ménade » de Sylvia Plath, évoque les massacres du Rwanda en contrepoint d’une guerre de couple (ou pour le couple impossible ?) et l’impossibilité (métaphysique ?) de traiter « une guerre à la fois ». Carole David propose cinq scènes violentes et brèves du monde états-unien : « Je viens de t’abattre à la sortie du motel », « un autre debout avec un fusil », « les religieuses squattent les terrains des Indiens, elles crient au viol », avec en toile de fond cette violence sociale et historique américaine qui ne passe pas, malgré le temps, et que caractérise l’indigence des solutions : « il arrive qu’une voix noire me parle en rêve », « tu ne m’as rien donné pour guérir ». Roger des Roches présente, en trois proses poétiques « trois femmes hantées » dans « la chambre du fond. Que tu ne partages plus avec qui que ce soit depuis combien de temps ? Un an ? ». Alexandre Faustino est lui-aussi « hanté par ce lit […] rejoignant le calme brutal de la matière », mais sur un mode plus métaphysique, tandis que Catherine Harton dit, en sept poèmes strophiques la vocation de la mort inscrite dans la condition humaine, la poésie, cependant, comme espérance de vivre qui nous hante, comme « espérer autre chose que l’amiante des poumons, la lumière névralgique, les éclosions difficiles », et la rémanence qu’on voudrait croire exténuable du passé allemand : « maintenant que j’ai connu la Bavière sous forme bénigne ».

Anne Lafleur propose dix poèmes brefs d’un érotisme violent aux signifiants explosés. La hantise s’y exprime à travers le dé-signifiant, l’acte de dé-dire le sens, lacérer, hoqueter, étrangler la phrase pour ne pas dire tout à fait le sens tabou ; spasmes et bribes y expriment la dimension scatologique de la déjection-éjection poétique. La prose poétique de Frédéric Marcotte, elle, réfléchit avec une certaine finesse dialectique sur le regret d’amour, et la capacité à conquérir sa liberté en hantant l’autre parce qu’on est hanté par lui. Michaël Trahan termine cette belle suite de talents par trois poèmes placés sous le signe de Kafka et qui font retentir une voix étrange, entre Agrippa d’Aubigné et Samuel Beckett, pleine de fantômes, de corporel et de mystères ; il nous ramène en quelques sorte en-deçà des Lumières vers ce seuil inquiet de la Renaissance où le matériel et l’irrationnel ne sont pas encore mis à distance l’un de l’autre par le bel ordonnancement de la raison, des figures et des mythes gréco-romains :

 

« J’ai peur c’est ma peur ma peur longtemps.
J’ai os. J’ai allumette. J’ai rien je fais la liste
des choses qui cassent. Tête, ronde ou non.
Noir, cette lumière-là. Je fais la liste des choses
qui meurent. Je suis un fantôme, je suis
deux fantômes, pas trois, pas quatre,
mais j’ai de la clarté pour toute une vie.
Un drap qui bouge, quoi je hante. »

 

Beau numéro, donc, de poésie vivace. Si l’achevé d’imprimer date déjà d’un an exactement (mai 2014), sa poésie n’est pas à douze mois près, assurément, ni passée, ni fanée. Pour l’abonnement à la revue, il était à 41 dollars les quatre n° pour le Canada même ; prix au n° : 10 dollars, ou 8 euros … à l’époque. Revue subventionnée par les Conseils des Arts et des Lettres du Québec, du Canada et de la ville de Montréal. Ahhh ?! … Une poésie académique, alors ? Pas mal !

Emmanuel Baugue vient de publier son premier recueil de poèmes : Falaises de l'abrupt.