Onzième n° de la revue THAUMA

 

"La revue est née en 2005. Le projet initial est d'ouvrir un chemin où la poésie retrouverait son lien profond à la philosophie, dans la même exigence d'écoute, d'attention à l'appel du langage qui parle le premier. Plus l'on s'approche de la poésie, plus le dire est libre et philosophique : plus ouvert à l'imprévu, plus prêt à l'accepter. Plus purement aussi il livre ce qu'il dit au jugement de l'attention toujours plus assidue à l'écouter. C'est pourquoi la revue s'appelle Thauma : ce mot vient du grec thaumadzein qui signifie "s'étonner" ; or si toute philosophie commence par l'étonnement, par le questionnement, c'est parce qu'elle met la pensée en éveil : elle ouvre le chemin d'une recherche vivante et permet de penser l'existence de l'homme à partir de l'habitation et l'être de la poésie comme un bâtir. Habiter le monde en poète c'est habiter sur cette terre. Mais poésie et philosophie ne se rencontrent dans "le même" que lorsqu'elles demeurent dans la différence de leur être et aussi longtemps qu'elles y demeurent. On ne peut dire "le même" (qui ne recouvre ni l'égal, ni l'uniformité vide du pur identique) que lorsque la différence est pensée.
La revue fait paraître deux numéros par an."

Ces mots sont ceux qu'Isabelle Raviolo nous a confiés, fondatrice et animatrice de l'importante revue Thauma. Bientôt 10 ans d'une aventure de très haut niveau, où la clairvoyance quant aux besoins de ce monde se marient avec l'exigence de la pensée et la beauté du dire poétique.

Cette 11ème livraison de la revue porte pour titre Couleurs, Lumière, deux mots, deux notions ouvrant à des méditations vertigineuses, des méditations de fond. Ici, l'on propose de penser, on propose de réfléchir, non pas sur, mais la parole, en allant à sa rencontre dans ses aspects déterminants, ouverts et riches. Réfléchir la parole, c'est marcher vers elle, y prêter attention et proposer le service de sa vie pour formuler, et composer ce qu'elle semble attendre du genre humain.

Ceci ne se fait pas dans le tumulte du festif actuel, ni dans la tachycardie imposée par notre époque en manque de temps. Ceci se fait dans l'absolu de son existence, par la pratique fidèle de l'étonnement d'être en vie et de conjurer les affres de la condition par le miracle de la joie.

Voici donc une attitude proposée par la revue Thauma en rupture discrète, mais complète, avec les sollicitations superficielles de notre époque.

Ce qui surprend lorsqu'on ouvre ce onzième volume de la revue, c'est d'entrer directement dans le vif du sujet. Pas d'éditorial, pas de mots explicatifs : des invités (et lesquels : Pierre Dhainaut, Pascal Boulanger, Gabriel Althen, Gérard Bocholier, Jean-Pierre Lemaire, Judith Chavanne, Reiner Kunze, Jean-Yves Masson, Michel Cazenave, Jean-Marc Sourdillon, pour n'en citer que quelques-uns) faisant partager la quintessence de leurs composition sur le sujet proposé. Nous ne sommes pas là pour récompenser des nominés, pour dérouler le tapis rouge ou monter quelques marches de prestige, cela induirait des présentations, un discours etc... Non. Le texte, brut de décoffrage. La pensée est urgente. La beauté est urgente. Thauma, avec calme et sereinement, pose son pavé de revue comme un étendard pour les regards perdus.

Chacun des textes donné par les philosophes et poètes peut donner lieu à un intense moment de félicité et de contemplation. Les mots sont pesés, la pensée puisée à l'essentiel et les images des splendeurs offertes à la méditation.

Il y a bien un moment, dans nos journées de fous où la chronophagie fait œuvre de projet civilisationnel, où nous pouvons nous asseoir dans un fauteuil, choisir un poème, un article, et le charme opératif rentre en nous. Et nous voici lavés.

Tel est l'un des pouvoirs de la revue Thauma.

Que choisir d'évoquer, pour clore cette petite présentation, et mettre en appétit, que choisir dans cette étincelante revue où chaque participant a donné son meilleur ? Que choisir, sans paraître diminuer ceux dont on ne parlera pas et qui, tous, le mériteraient ?

Isabelle Raviolo –  qu'elle nous pardonne – en tant que maitresse d'œuvre de ce travail capital :

 

à Gabrielle

 

Je n'ai pas prié le ciel
pour une robe couleur soleil -
Mais j'ai écrit
Au clair de lune
Mon ami,
Puisses-tu me prêter
L'aiguille pour coudre
une robe couleur du temps
avec des fleurs et des rubans -
Quelque chose dans le vent
S'est envolé pourtant
Avec les plumes
Et les volants -
Et je me suis retrouvée
Nue -
Comme un âne

 

 

Revue Thauma
28, rue Beaubourg
75003 Paris
ysacoromines@yahoo.fr




Réponse du comité de rédaction de Nunc aux reproches qui lui sont faits concernant Bousquet

Dans la dernière livraison de Nunc[1], nous avons placé en ouverture du numéro un « in memoriam Karol Wojtyla et Angelo Giuseppe Roncalli », deux ecclésiastiques dont les hautes figures peuvent, selon nous, inspirer notre temps : le premier, théologien, homme de théâtre et poète, a lutté contre les totalitarismes nazi, puis communiste ; le second a été proposé par d’éminentes figures juives pour recevoir le titre de Juste car il a, pendant la Seconde guerre mondiale, sauvé plusieurs milliers de juifs menacés de mort. à la fin de leur carrière ecclésiastique, ils ont été pape sous les noms, respectivement, de Jean-Paul II et Jean XXIII… Que cet hommage les ait salués sous leur nom « civil », et non sous les noms qu’ils choisirent lorsqu’ils devinrent pape, n’est pas un détail négligeable : c’est avant tout à ces deux hommes, pour l’intégralité de leur vie, que notre signe faisait référence, suite à leur canonisation au printemps dernier. Comme tous les autres in memoriam qui ouvrent chacun de nos numéros, ils faisaient écho non aux textes de ce numéro, et singulièrement à ceux du dossier du numéro, mais à l’ensemble du projet éditorial de Nunc.

Cependant, cela a choqué et a même été perçu comme une forme de violence par certains auteurs du dossier Joë Bousquet. Nunc a reçu de leur part une lettre collective où ils s’offusquaient de la mention de ces deux hommes d’Église en ouverture du numéro, se sentant pris en otage par une foi ou une institution dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Alors, que cela soit dit, sans détour, et clairement : jamais notre intention ne fut de blesser les auteurs de ce numéro ; encore moins de les enrôler sous une bannière catholique. Ce que la plupart des autres auteurs du numéro ont bien compris, comme les plus de six cents auteurs qui ont participé à l’aventure de Nunc depuis douze ans. Auteurs dont la plupart ne sont pas catholiques, pour autant que nous puissions le savoir, car nous ne demandons à personne de préciser son appartenance religieuse ou idéologique pour paraître dans nos pages ! Tous sont bienvenus, dès lors qu’ils partagent avec nous une même conviction : le monde n’existe que par notre sens de l’hospitalité. Un sens d’autant plus décisif pour Nunc qu’elle a une grande part de ses racines – sans que cela soit exclusif – dans la culture chrétienne.

Nunc est une revue libre de toute institution, indépendante et, oui, encharnée par le souffle chrétien, pour reprendre le mot du socialiste Péguy. À la lecture de nos premiers numéros, certaines voix s’étaient élevées pour nous reprocher de ne pas afficher une ligne éditoriale claire. Elles avaient raison, et c’était de notre part tout à fait volontaire : nous avions alors refusé tout texte programmatique, préférant un dévoilement au fil des numéros[2], ce qui nous laissait une liberté absolue et une ouverture constante à l’inconnu. Enfin, cela nous a permis de tisser un « christianisme en filigrane », comme l’a écrit Robert Scholtus. Après douze ans d’une vie chaotique et 33 numéros parus, il ne fait plus mystère que Nunc est une revue de sensibilité chrétienne qui a consacré des dossiers à Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Marion, Andrei Tarkovski, Jean-Claude Renard, Jean Grosjean, Pierre Emmanuel, Marcel Jousse, sans parler de tous ceux publiés en marge des dossiers, poètes, essayistes et artistes.

Enracinée, entée et, à cause de cela, hospitalière.

Nunc n’a pas d’autre ligne de front que celle qui délimite ceux, d’une part, qui sont ouverts à l’échange, à la traversée de lieux qui ne sont pas forcément les leurs, et ceux, d’autre part, qui lèvent haut leurs bannières comme des murs, les identitaires de tous acabits, que ce soit d’un point de vue spirituel ou politique. à ceux qui préfèrent l’affrontement stérile, à ceux qui ont besoin d’un os à ronger pour se sentir exister, sachez-le : vous ne ferez que nous traverser, sans nous toucher, et nous continuerons d’avancer, libres – et sans rancœur aucune, précision importante.

Jean Paulhan écrivait à Jean Guéhenno, en 1932, que « la NRF n’est pas une revue politique, mais littéraire : je veux dire qu’elle attend des lettres une révélation de l’humain plus authentique, plus entière que de n’importe quelle doctrine sociale ou politique ». Nous ajouterions : « doctrine religieuse ». Toutefois Nunc n’attend pas seulement des lettres une « révélation plus authentique de l’humain » ; elle l’attend aussi de l’art, de la philosophie, de la théologie, de la prière, etc., en un mot : de toute activité de l’esprit.

Nunc ne s’interdit rien ; elle se nourrit de tout ce qui est susceptible de nourrir et grandir notre humanité. Ce que nous écartons : ce qui divise, abaisse, avilit, dégrade, l’esprit comme le corps. Voilà notre ligne de front.

Notre souci premier, depuis douze ans, est l’hospitalité. Sinon, quel sens cela aurait eu de publier Anne Teyssiéras, Lorand Gaspar, Salah Stétié, Nicolas Rozier, Werner Lambersy et tant d’autres qui, sans y adhérer tout ou partie, connaissaient parfaitement les fondements de la revue Nunc et y trouvaient ce sens de l’hospitalité qui, seul, nous tient ensemble ?

*

L’hospitalité est ce qui définit l’homme. Elle n’est pas une qualité suplémentaire, une option qui ferait de nous un parfait gentleman, avec un soupçon de distinction. Non, l’hospitalité est l’essence de l’homme, elle dit l’essence de l’homme. Toutes les cultures humaines le savent et en ont fait une valeur cardinale, prioritaire sur tout – sauf les cultures modernes et post-modernes. L’hospitalité dit comment l’expérience de l’étrangeté est au cœur de l’expérience de l’humanité.

Sans doute, cela a-t-il commencé dans un coin de désert, autour d’un puits, sous le chêne de Mambré, près d’Hébron, en Cisjordanie. Quelques tentes dressées, un vieil homme attend. Il attend un fils. Et dans la sixième heure – ou était-ce la neuvième ? –, trois hommes, des étrangers – leurs habits, leur allure, leur langue, tout le dit – surgissent. Le vieil homme s’affaire, il appelle ses serviteurs, on dresse un banquet, on puise de l’eau. Sans doute, ce repas est-il pris en silence. Sans doute, le vieil homme est-il resté à l’écart. Mystère de la rencontre. Les étrangers s’avèrent être un. Signes de l’Étranger. Celui dont on ne peut prendre la mesure. L’Incommensurable. Qui nous heurte, nous déplace, nous nomadise.

Alors le vieil homme se met en marche à son tour, emportant ses tentes pour les étoiles. Il se met en marche et arrive là où il devient, à son tour, étranger, le signe de l’Étranger. Incommensurable.

C’est ce double mouvement que recèle le double sens du mot « hôte », à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. L’ambivalence du mot – déjà présente dans le latin – n’est pas ambiguïté : elle dit seulement la dynamique vitale à l’œuvre dans l’hospitalité. Dynamique vitale et existentielle, comme un exercice en humanité qui nous donne à rencontrer en chacun cet Expatrié par excellence – Dieu. En effet, des commentateurs juifs, puis chrétiens, puis musulmans, ont vu, dans ces trois étrangers venus visiter le vieil homme Abraham, la manifestation de Dieu. Manifestation qui donne au vieil homme un enfant inespéré. Manifestation qui révèle le vieil homme à lui-même : c’est la visite des étrangers qui lui rappelle sa condition d’étranger. Initie une traversée de soi. De son propre désert.

Mais il n’est peut-être pas indispensable d’y voir la trace de Dieu. Certains pourront y lire celle du « dehors » (pour reprendre l’expression de Pierre Zaoui). Ou de l’Autre (dans la lignée d’Emmanuel Lévinas par exemple). Ou encore, pour ceux qui préfèrent le pluriel à la majuscule, des dieux, des dehors, des autres. À chacun de décider quel nom donner à cette expérience de l’exil si urgente en notre temps : « [Le sentiment d’être exilé] permet l’ironie qui dégonfle les faux sérieux et ne cherche pas à mettre du Sens ou des Valeurs ou des Identités à chaque coin de rue. Il permet une innocence qui dégonfle l’ironie auto-instituée, cette distance automatisée qui structure l’indifférence et nous arrache à l’exil. Il permet l’engagement qui n’oublie jamais la personne et la contemplation qui ne se prend pas pour le tout du monde. Cette expérience de dessaisissement est le chemin contemporain de l’homme. » (Liminaire de Nunc nº7, avril 2005).

Mais cette traversée n’est possible que si l’on sait accueillir l’autre, sans le juger, ni sans se déjuger. Si l’on sait aller chez l’autre sans le juger, ni sans se déjuger. Entrelacement de droits et de devoirs tournés vers l’autre, portés par l’attention à l’autre, lui donnant ainsi d’apprendre à vivre avec ce qui ne correspond pas à sa vision du monde. Pour que l’hospitalité se fasse rencontre – et non indifférence, et non ce relativisme idéologique qui masque si mal la bien-pensance –, il faut accepter une traversée de son identité, ce qui suppose d’avoir conscience de ses racines, de ses héritages, de ses trahisons. Ce qui suppose d’accepter l’autre dans son altérité. Dans la confrontation, qui parfois irrite, mais qui permet de vivre vraiment ensemble et ne ramène pas l’autre à soi, ne réduit pas l’autre à un autre soi-même.

L’hospitalité est l’acte fondateur d’un monde commun où une parole partagée demeure possible. Sans elle, l’hospitalité, et le respect de l’espace investi par les hôtes, c’est la guerre – le polémos /  la polémique –, l’intrusion de l’idéologique, id est l’envers de la pensée.

 

Réginald Gaillard, Franck Damour

 

 


[1]. Nunc n°33, juin 2014.

 

[2]. Cf. les liminaires des Nunc n°1 & 2 consultables, comme tous les autres liminaires, sur le site des Éditions de Corlevour : www.corlevour.com.

 

 




Pour une revue de poésie qui refuserait enfin de tapiner pour l’absolu

Suite à la parution dans Recours au Poème de l'article de Gwen Garnier-Duguy sur le dernier n° de Nunc consacré à Bousquet, Alain Jugnon a souhaité porter la contradiction. Ce que nous lui accordons volontiers. 

 

Ce type d’hommes d’une valeur supérieure s’est déjà bien souvent présenté, mais à titre de hasard heureux, à titre d’exception, jamais parce que voulu. Bien au contraire, c’est justement lui que l’on redoutait le plus : jusqu’à maintenant, il fut à peu près « ce qui est redoutable ». Et c’est la crainte qu’il inspirait qui amena à vouloir, à élever, à obtenir enfin le type opposé : l’homme-animal domestique, animal grégaire, animal malade, le chrétien…

Nietzsche, L’Antéchrist, §3.

 

Il faut commencer à comprendre cela, à le faire savoir, à vouloir l’écrire pour que tout un chacun, dans les revues, dans la vie, dans la pensée, le saisisse : la poésie est le contraire de la religion. De toute religion. De chaque religion, terroriste ou pas, de bénitier ou de charbonnier, religion maline ou religion câline, religion avec pape, pope ou peuple. La poésie c’est l’être là de l’homme plein et en jeu. Ce que ne sont ni les papes ni les saints. Eux : ils sont dehors. Eux c’est : pas de sexe pas de poésie, pas de corps pas de poème.

Gwen Garnier Duguy sait cela mais, pour écrire ici à propos d’un numéro de revue consacré à Bousquet le poète, il semble oublier cette séparation, il semble passer outre cette césure : s’extasier sur la vie sous forme de grandeur absolue de deux papes morts ne peut valoir pour critique littéraire, surtout avant de rendre hommage aux poètes qui ont contribué, en tant que poètes, à cette revue littéraire. Il se trouve que tous ces poètes-là sont en train de refuser la dédicace aux deux papes morts et saints que la revue Nunc a mis en page en son exergue : ce sont des poètes alors ils le disent à la revue Nunc et la revue Nunc refuse de l’entendre car, comme l’écrit Garnier Duguy, ce sont tout de même de grands papes ces hommes-là, ce sont des figures vivantes de l’absolu pour notre civilisation.

On entend l’injonction comme diffusée au haut-parleur : la poésie doit plier l’échine, la poésie doit soumettre la lettre et démettre l’esprit.

N’est-ce pas là ce contre quoi Antonin Artaud, cet autre poète, hurlait toujours, hurlait sans cesse. Artaud qui aurait pu balancer ici : de la mort, du pape, jamais plus, jamais comme ça, jamais là et jamais pour les poètes, quel que soit la mort, le pape, toute la religion. C’est précisément cela la poésie en revue et en vie, s’attaquer fort de son droit au « châtrage de la partie surhumaine de l’homme ».

Nous en aurons fini en citant Françoise Bonardel (qui fait partie des auteurs pas très contents des manières de faire de la revue Nunc dans cette affaire de spéciale dédicace faite aux papes morts) qui, dans son dernier grand livre artaudien, en finit elle-même avec toute tentative de récupération de notre Artaud via la religion, la mort ou la papauté – et cela vaudra aussi exactement pour notre Bousquet - : « Parce qu’il se sait poète, Artaud revendique le droit de rêver activement à la possibilité que le seul état d’homme rende « savant », omniscient des secrets essentiels et éternels de la culture. Balayant avec insolence les prétentions des « spécialistes » et autres chancres de la vitalité ; refusant l’automutilation née de certaine alliance redoutable entre une rationalité étriquée, une morale dévote et une psychologie sans âme, Artaud oppose déjà la force de résistance du corps et du cœur aux investigations meurtrières de la seule intelligence, à la traîtrise des intellectuels, et appelle les hommes et les dieux à une vie magnifiée. (…) Affirmer que l’homme peut tenir debout, respirer plus amplement et s’ouvrir au monde sans l’aide des béquilles idéologiques qu’on lui impose de toutes parts, n’a pas cessé de constituer l’essence d’une révolution encore à faire où Artaud nous précède à jamais » (Antonin Artaud ou la fidélité à l’infini, page 181, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2014)

Tous les papes sont d’abord intelligents, d’abord automutilés et d’abord spécialistes : Artaud et Bousquet sont tout le contraire. D’abord poètes.

 

Alain Jugnon, directeur de rédaction des Cahiers Artaud




Droit de réponse de Daniel Martinez, directeur de Diérèse

Suite à la parution de l’article de Matthieu Baumier consacré, la semaine passée, à la revue Diérèse, Daniel Martinez, directeur de publication de Diérèse, poète et éditeur (Les Deux-Siciles), nous a demandé un « droit de réponse ». Nous le lui accordons bien volontiers.

 

Cher Matthieu Baumier,

Pour commencer, merci pour votre recension de Diérèse opus 63. D’accord, nous le sommes, entièrement : sur le fait que la beauté est d’abord une surprise. Simplement, parce que la beauté n’est pas facile à voir et quand bien même elle serait à portée de nos yeux, dans quelque pays que ce soit, nous pourrions passer à côté sans même la remarquer (un comble). Il y a en effet une éducation du regard, nécessaire. Sur le thème du regard, ma lecture du jour est celle de Paul Celan, in Strette : « Tournoyant / sous les comètes / du sourcil / le regard – masse sur / laquelle, éclipsé, minuscule, / le cœur-acolyte tire / avec son / étincelle alentour traquée. »

L’institutionnel ne saurait intervenir que pour canaliser – au pire, brider – la création, lisez par exemple ce que dit du CNL l’éditeur Bruno Msika des éditions Cardère : « Lorsqu’un recueil est subventionné, le CNL apporte une aide à hauteur d’environ 40 %, mais impose un tirage minimal de 300 exemplaires (le triple d’un tirage normal de lancement) ; la publication d’un recueil subventionné par le CNL revient ainsi toujours plus chère que pour le même non subventionné... » : sur le site de Pierre Kobel, http://pierresel.typepad.fr

(Le tirage moyen de Diérèse est de 150 exemplaires et mon chiffre d’affaires est à mille lieues de celui de Bruno M. Qu’à cela ne tienne !).

Qu’est-ce à dire ? Que la légitimité de la parole poétique sort du cadre restreint de ceux qui peu ou prou la tuteurent. Elle se lit dans la mesure du regard, honnête, qui s’y pose : pour une revue, ce sont en tout premier lieu les lecteurs, qui la suivent pas à pas et la font vivre. Pour un livre, garder aussi à l’esprit que l’auteur crée son lectorat. Que ce qui s’édite aujourd’hui puisse, dans le meilleur des cas, laisser une trace dans l’histoire littéraire, pourquoi pas ? Mais nous ne pouvons en juger dans l’instant, l’auteur étant toujours dépassé par sa propre création.

Au fil du temps, que remarquons-nous ? Pour aller vite, il y a d’abord ceux qui y croient plus que les autres ; puis ceux qui attendent des subventions pour fonctionner et mettent la clé sous la porte quand elles viennent à manquer, c’est le cas de bon nombre de revues. Il convient d’ajouter ici : ce sont les individus qui font le collectif (sa raison d’être) et pas l’inverse. Ceci n’est pas une parenthèse.

A mes yeux, sauf à se moquer, un livre n’a rien d’archéologique, au contraire : il est tout ce qu’il y a de plus vivant, dans les possibles connexions que génère l’auteur. Permettez-moi, vous m’avez lu un peu trop vite. J’ai commencé mon édito par : « On peut déjà imaginer un monde où il y aura des masses de livres, mais plus personne pour les lire… ». J’ai bien écrit : imaginer, tout mon développement est commandé par cette première phrase, les situations envisagées en page 7 de Diérèse 63 sont donc à prendre au second degré. Comme un risque encouru, pour le moment une fiction.

Les puissants, qui ne jurent que par le productif, pourraient voir dans la création poétique un dérivé tolérable, à fêter dans l’Hexagone une fois l’an avec le Printemps des poètes, histoire de se donner bonne conscience. A la vérité, c’est devenu un lieu commun que d’évoquer l’inculture symptomatique de nos dirigeants… Ou de déplorer le peu de recueils de poésie commentés dans « Le Monde des livres » par exemple. Le chiffre d’affaires du rayon « poésie » n’est certes pas celui du « roman ».

Par ailleurs, je ne m’oppose pas au numérique, ayant créé un blog : http://diereseetlesdeux-siciles.hautefort.com, parallèlement à la revue. Mais, entre le papier et le numérique, que l’un n’éclipse pas l’autre, car ils peuvent être, en fait, complémentaires. C’est à cela qu’il convient de veiller : qu’ils le soient bien, complémentaires. Notre société étant celle de l’hyper connexion, le monde de la poésie subit un effet d’entraînement. Le substrat poétique s’inscrit dans ce monde-ci, y prend sa source, sans se laisser phagocyter pour autant. En définitive, ce qui fait la force de la poésie, c’est qu’elle n’est pas directement utile. Libre, elle pourrait devenir, pour le meilleur, sa propre référence.

Mille mercis de m’avoir laissé préciser mes pensées.

Bien amicalement,

Daniel Martinez
Diérèse
Les Deux-Siciles

 

 




Le numéro 63 de la forte revue Diérèse

63e numéro de la revue Diérèse, près de 350 pages de poésie et de littérature… Chapeau ! Qui n’a jamais réalisé concrètement de revue de poésie ne peut pas se rendre compte de ce que cela signifie, sur le plan de l’abnégation, du courage ; de la générosité, surtout. Merci à vous, Daniel Martinez et Isabelle Lévesque pour toute cette générosité, ce temps personnel, ces parts de vie consacrées à la poésie d’autrui. Car, en effet, ainsi que le propose l’exergue du numéro que j’ai en mains, des mots du poète Bernard Noël : « La beauté n’est jamais ce qu’on avait cru, c’est une surprise que nous font nos yeux ». Cela me fait penser à ces répliques de films de genre, du type : « il y a deux types d’acteurs dans le monde (de la poésie), ceux qui brassent du vent avec leur bouche et ceux qui agissent (envers l’autre) ; les premiers répètent en dodelinant de la tête « tolérance », « amour »,  « poésie », « subventions » (le mot « ma », « ma », « ma », évidemment résonne dans le cerveau et on a du mal à l’empêcher de sortir par accident), les seconds posent des actes. Dans le réel. Dans le concret. Je pense pour ma part que seuls les actes comptent vraiment, ce qui reste finalement. Le reste... Les bavardages…

L’être humain est ce qu’il fait.

Les mots… On peut bien se payer de mots…

C’est pourquoi, de mon point de vue, la revue Diérèse compte. On ne se paie pas de mots creux dans cette belle et forte maison. On donne à lire, jugez du « peu » ! de et/ou sur : Pierre Dhainaut, poète essentiel rendant hommage à Rüdiger Fischer, Michaël Krüger, Hanne Brammes et Bai Juyi, dans la partie « poésies du monde ». Superbe ! Bien d’autres choses évidemment, et je ne vexerai pas en ne citant pas toutes les beautés qui émaillent les pages (matérielles) de Diérèse : Luce Guilbaud, Nathalie Riou, Isabelle Lévesque, Raphaële George, présentée par Jean-Louis Giovannoni et Isabelle Lévesque, très bel ensemble, pour le moins. Jean-Louis Giovannoni qu’on lira par ailleurs dans le tout récent et frais numéro de la revue Europe (Il semble, si nous comprenons bien, que nous avons des désaccords mais cela ne nous empêchera pas d’affirmer haut et fort que Giovannoni est un poète majeur). Et puis… et puis… Gilles Lades, Marie Huot, Hubert Lucot, Jean-Jacques Nuel, des notes, des chroniques….

Une revue à lire, et à se procurer. 

Cela ne signifie évidemment pas que nous devons être en accord avec tout ce qui est écrit dans Diérèse. C'est que, démocrates assidus, nous aimons les échanges d'idées, le débat, la confrontation des valeurs diverses et la richesse des visions du monde. Et nous ne doutons pas un instant que cet état d'esprit soit largement partagé dans le milieu de la poésie. Débattons. Ainsi, de ce sentiment exprimé par Daniel Martinez selon lequel saisir un livre tiendrait de l’archéologie… Nous pensons, nous, que contenu et contenant ne sont pas à confondre. Un livre, ce n’est pas seulement un objet, un livre c’est ce qui vit dans l’objet. C’est cette vie là qui est vivante, et elle peut voyager sous bien des formes. De même, nous ne croyons pas un instant que l’acte de lire soit en voie de disparition ou « une vieille aventure ». Et même, nous pensons qu’il y a parfois une sorte de ressentiment à croire cela, devant les transformations en cours (ce n’est pas ce que dit ou laisse entendre Daniel Martinez, au contraire, j’élargis mon propos à une modeste partie de l’air ambiant). Toute transformation, bien sûr, n’est pas par nature bonne. Elle n’est pas plus par nature… mauvaise ! Nous prétendons, nous, que l’humain occidentalisé lit aujourd’hui autant qu’hier, et il n’est pas le seul en plus. Autant mais… autrement. Et alors ? La littérature ne va pas cesser d’être parce que mon mode d’être lecteur se transformerait. Prétention que cela... Qu’elle soit, qu’elle évolue, qu’elle vive ! Et ce, sous tout support possible et imaginable. La littérature vit même dans les conditions les plus effroyables, que l’on pense aux manières de diffuser des écrits dans les prisons et/ou les pays où la censure est à l’œuvre… À ce sujet, merveille parfois de la nouveauté : on peut écrire et diffuser ses écrits, on peut lire sur support virtuel… là où le papier ne peut être diffusé, Etats policiers et autres… Ainsi, Recours au Poème a des lecteurs dans les pires dictatures de la planète, lecteurs qui parviennent (grâce au numérique) à nous communiquer leur bonheur d’avoir accès à ce qui s’écrit et se pense au-delà des barrières de leurs frontières… lecteurs qui découvrent, par exemple Diérèse, dans nos pages. Je parle ici de deux pays d’Asie.

Le vrai souci n’est pas là. Le souci est dans l’état de l’esprit qui semble avoir saisi le collectif que nous sommes ou serions, cette espèce de morosité qui paraît s’abattre sur tout un chacun, pour diverses et souvent sombres raisons. Mais… depuis quand l’être humain oublie-t-il que la vie est faite d’espoir, de changements, de transformations permanentes ? Les modes d’accès à la littérature évoluent ? Grand bien leur fasse ! Et grand bien pour la littérature, et les livres. Sous toutes leurs formes ! Car un livre est… un livre. Et une revue est une… revue. Le papier ne meurt pas du numérique, il meurt (ou pense mourir. Nous pensons nous, qu’il n’en est rien) de cet état de l’esprit.

Car… « La beauté n’est jamais ce qu’on avait cru, c’est une surprise que nous font nos yeux ». Oui, c’est exactement cela.

Diérèse.
Daniel Martinez.
8 av. Hoche. 77330 Ozoir-la-Ferrière
Abonnement : 40 €
Le numéro : 15 €

 

 

 




Un numéro de Siècle 21 centré sur la « poésie italienne d’aujourd’hui »

À chaque trimestre qui passe, ce sont de belles retrouvailles qui s’annoncent avec la revue Siècle 21, revue de « littérature & société » indique son sous titre. Comme toujours, ce numéro 25 d’automne/hiver 2014 est de fort belle facture. Au cœur : un passionnant (c’est le moins que l’on puisse dire) dossier consacré aux poésies italiennes d’aujourd’hui, dossier concocté par Jean-Charles Vegliante, récent traducteur de Dante en « poésie Gallimard », et dont les textes ont été traduits dans le cadre du groupe universitaire de travail animé par Vegliante à l’Université Paris III, « Une autre poésie italienne/ CIRCE. Ce groupe de travail, actuellement en pause (très) provisoire, a produit des traductions de nombreux et importants poètes italiens contemporains ici. Jean-Charles Vegliante donne par ailleurs fréquemment une chronique à notre revue. Il est par ailleurs lui-même poète, et on lira avec profit certains de ses propres textes.

C’est un superbe dossier que Vegliante a offert à la revue Siècle 21 et à ses lecteurs, superbe dossier et excellente occasion d’approcher ce qui s’écrit dans l’Italie (hyper) contemporaine, en terres de poésie du moins. Le tout étant précédé d’une fine présentation intitulée « Poésie italienne au troisième millénaire, questionnement et ironie ». Car Vegliante est l’un des meilleurs connaisseurs du sujet. On lira donc de beaux poètes, hommes et femmes, certains et certaines étant apparus dans les pages de Recours au Poème, ainsi Giovanni Raboni, ou Mario Benedetti. Outre ces deux poètes, Vegliante donne à lire dans Siècle 21 des textes de  Zanzotto, Sovente, Cucchi, De Angelis, Valduga, Magrelli, Anedda, Alziati, Testa, Fusco et Cristina Ali Farah. Disons le tout de go : c’est à lire sans plus attendre.

Quant à l’attente, justement… eh bien, l’amatrice de poésie venue d’ailleurs que je suis, aimerait bien avoir sous les yeux une anthologie de cette poésie italienne actuelle ainsi que, pourquoi pas, des recueils bilingues de certains de ces poètes non encore traduits en français sous forme de livre numérique (ou même papier). Pour le moment, ce numéro de Siècle 21 sera bien à sa place dans toute étagère humaniste qui se respecte. En attendant la suite.     

 

Revue Siècle 21.
2 rue Emile Deutsch de la Meurthe, 75014 Paris.

revue.siecle21@yahoo.fr
http//siecle21.typepad.fr
Le numéro : 17 euros




Saraswati, revue de poésie, d’art et de réflexion, n°13

 

Le travail mené par Silvaine Arabo est de passion et de don de soi. Il est totalement voué au Poème, à travers tout ce que ce mot contient de capacité constructive. Par le Poème, Silvaine Arabo, ancienne directrice de feu les éditions de l'Atlantique, qui éditèrent par exemple Michel Host ou les traductions de Claude Mourthé, entend la peinture, la sculpture, les poèmes, mais aussi les animaux et tout ce que la vie contient de palpitation et de sacré.

La revue Saraswati, fort bel objet, vient de faire paraître, sous la direction de la poétesse Silvaine Arabo, son treizième numéro. Nombre symbolique, s'articulant autour du thème - hasard objectif ? - des portes et des seuils.

Ce beau n° rassemble 36 auteurs, et nous aurons plaisir à lire Michel Butor, Michel Cosem, Georges Cathalo, Jean-Claude Albert Coiffard, Bernard Grasset, Anne Julien, Claude Mourthé ou Luis Mizon.

Après un éditorial enjoué signé Arabo, nous entrons dans ce treizième arcane par le passionnant texte de Christian Monginot, méditant sur la notion de porte et de seuil à travers l'oeuvre de Dante. Un texte qui rend plus intelligent.

Puis, la porte des poèmes s'ouvre, et c'est avec un grand contentement que nous lisons la voix d'Eliane Biedermann :

 

 

Le poète pélerin
poursuit son voyage aux origines
dans la transparence des jours

Le miroir des feuilles
lui renvoie une image
où l'amertume se défait
devant l'or et la soie de l'automne

Au seuil d'une église d'enfance
une musique d'orgue
allume dans le soir
une nuée d'étoiles
qui berce les défunts

 

 

ou celle de Georges Friedenkraft, ramassée en haïkis :

 

 

La nuit serpentine
louvoie dans l'encre des songes
entre chien et loup

*

S'endort en héron,
se coule en un lit de plumes,
se réveille femme

 

ou celle, interrogative en son histoire de coeur, d'Anne Julien :

 

 

quelqu'un qui marche et trébuche
des pièces et des couloirs
portes rideaux tentures flap flap
une main qui écarte les lanières en plastique et colorées
un poisson moribond
des langues alternatives
un embryon-cadavre
une biche
des froides tapisseries des cavernes et des sombres
toc toc toc
le coeur est-il ouvert ?

 

 

Un entretien spécial occupe le centre de la revue, celui donné par le peintre Josef Ciesla, assorti de belles reproductions pleine page de ses toiles et sculptures. Un parcours, une essence, une vie, ayant pénétré le grand seuil.

A ces images de couleurs répondent les superbes sculptures de Sylviane Bernardini, interrogeant l'essence du féminin, Porte par excellence, accompagnées des poèmes de Laurent Bayart.

Il y a aussi place pour les beaux dessins de Claudine Goux, essaimant sa parole silencieuse entre les images de mots des poètes, telles celles proposées par Hélène Vidal :

 

La terre baisse pavillon pour laisser entrer
dans Etretat
la mer
ses vertiges
ses verts
l'intangible sillage
entravé dans la gorge
La liberté se pend au bout     du bout       des vents.

 

 

Vous avez pris votre temps, chère Silvaine Arabo, ainsi que vous le dites dans votre éditorial, pour orchestrer ce treizième n°.
La lenteur possède la vertu de l'excellence, lorsqu'elle est orientée par une vision.
Que la même vision qui présida à l'existence de ce beau numéro commande aux travaux à venir.

 

http://mirra.pagesperso-orange.fr




Chroniques du ça et là n° 5

Une nouvelle revue littéraire (semestrielle) que je découvre alors qu'elle en est à son numéro 5 : Chroniques du çà et là. Titre qui témoigne d'un beau souci d'ouverture et de vagabondage ! Le thème de l'Invasion végétale qui donne à lire deux nouvelles, l'une de Jean-Pierre Andrevon et l'autre de Lawrence Simiane, a particulièrement retenu mon attention. Jean-Pierre Andrevon, dans Conflits de cultures, décrit un monde où l'humanité a été remplacée par des plantes devenues folles tant elles ont été génétiquement modifiées. Ces plantes, censées à l'origine nourrir les hommes, continuent d'acquérir de nouvelles caractéristiques qui les rendent encore plus dangereuses car elles ne connaissent plus qu'une seule règle : lutter pour survivre. D'ailleurs Andrevon termine sa nouvelle par ces mots apocalyptiques : "Demeurent tous ces végétaux génétiquement transformés, qui mutent et mutent, et se battent, branches contre branches, épines contre fibrilles urticantes, tiges contre flagelles, graines contre cosse, racine contre racine.  Et se battent et se battent. Encore  et encore." Métaphore de la société de consommation ? Sans doute mais pas seulement, car à voir la folie des végétaux qui continuent à muter en l'absence de l'homme, on se dit que ce dernier joue actuellement à l'apprenti sorcier… Lawrence Simiane, dans un tout autre registre, donne avec Glycinus Gueldrotus, une histoire tout aussi inquiétante.  C'est une simple glycine qui finit par mettre en danger l'existence même d'une maison par son développement intrusif. Tandis que les occupants de la fermette ne voient pas le développement des algues vertes qui, non seulement ont colonisé la baie en contre-bas de la maison, mais se lancent à l'assaut des terres ! L'homme était un loup pour l'homme, il en deviendra le fossoyeur. Il serait imprudent de dire qu'il ne s'agit là que d'élucubrations d'hommes de lettres car les photographies et l'entretien de Helene Schmitz à propos du kudzu montrent que l'apocalypse est en route, si on n'y prend pas garde.

Il n'est pas question dans ce compte-rendu de passer en revue toutes les contributions. Un mot, cependant relativement à deux qui m'ont intéressé au plus haut point. Tout d'abord l'étude d'Iraj Valipour sur  La Géopoétique  de la vallée du Yaghnob sous-titrée Contribution à la poésie alpine et son style vernaculaire. Je ne sais pas Valipour emprunte à Kenneth White ce concept de géopoétique mais il met en évidence la concordance serrée entre le paysage et la poésie des Yaghnobis qui vivent dans la vallée du Yaghnob, une rivière du Tadjikistan au nord de Douchabé au cœur de l'Asie centrale. L'interaction entre l'homme et la nature est sensible dans les poèmes collectés par Iraj Valipour. Ce texte, qui mêle la géopoétique et l'Histoire, est captivant même si l'on peut se poser des questions sur le retour à la nature que défend l'auteur : a-t-il encore un avenir devant de rouleau compresseur de l'industrie touristique ? 

À signaler aussi la note de lecture signée du même auteur à propos du recueil de Philippe Jaffeux, Courants blancs, qui donne à lire des ghazals de sa façon. Je ne pouvais qu'apprécier cette note, sortant d'une relecture du Fou d'Elsa d'Aragon…

Cette livraison de Chroniques du çà et là est d'une tonalité plutôt sombre qui ne laisse rien augurer de bon quant à l'avenir de notre société et de la planète, si l'on rapproche cette étude de Valipour des trois contributions signalées d'Andrevon, Simiane et Schmitz…  Mais la volonté affichée de la revue de mélanger les genres, la place accordée à la nouvelle, à la photographie et au récit de voyage ainsi que le texte, mystérieux et poétique, de Gabrielle Gauzi laissent le lecteur optimiste, du moins quant à l'avenir de la revue…

Chroniques du çà et là, n° 5 (printemps 2014). Ce n° 12 €. Abonnement pour deux n° : 20 €. Chroniques…, 75 rue d'Hautpoul. 75019 PARIS




Nunc n° 33 : sur Joë Bousquet

La dernière livraison de la revue NUNC, intitulée en son 33ème numéro "revue vivante", est dédiée à la mémoire d'Angelo Giuseppe Roncalli et de Karol Jozef Wojtyla, c'est à dire aux papes Jean XIII et Jean-Paul II.

Que notre époque puisse encore reconnaitre des saints, et ajouter à la Légende Dorée, voilà ce à quoi rendent hommage les animateurs de NUNC.

Il faut dire que les médias français nous polluent chaque jour avec des faits divers, instruisant nos esprits par des réquisitoires anxiogènes et destructeurs, et que pendant ce temps les chrétiens se font massacrer en Irak tandis que l'on accepte que des adorateurs de la pierre noire brisent des statues de la Vierge Marie dans un silence oublieux.

Les médias français, représentés par les hauts représentants de l'état, n'acceptent ni les opinions chrétiennes ni les antidémocrates musulmans. Dès lors comment traiter la poussée meurtrière et  conquérante verte contre les chrétiens qui ne méritent que le mépris de la part des consciences laïcistes ? Eh bien en imposant un flux tendu de focus sur des faits divers.

Ceci est un héritage, un héritage récent, malaxant la mémoire courte des individus de ce temps et masquant l'héritage ancien qui a constitué un absolu pour notre civilisation.

Lorsque le pape François se déplace à Séoul, 1 million de chrétiens se déplacent pour le voir. On voudrait nous faire croire que le christianisme, de par le monde, est en reflux ; qu'il n'intéresse plus personne et n'a plus de part active dans la conscience et le cœur des contemporains.

Propagande. Manipulation. Lavage de cerveau. Nous sommes bien dans un vaste régime totalitaire travaillant à la dé-spiritualisation de l'humain.

D'aucun diront que le Vatican fait un coup de com' en produisant des saints, que le peuple chrétien, désemparé, a bien besoin d'un renouvèlement et de nouveaux modèles.

Certes, certes, nous pouvons le voir ainsi.

Mais enfin ce sont deux papes, deux hommes ayant fait exemple au cours de leur vie, deux êtres admirés par la communauté chrétienne, quand on remet la légion d'honneur à l'obscur libraire ayant prétendument apporté la culture dans une région tellement peu développée qu'elle connait le plus fort taux d'obtention au baccalauréat. Hum...

NUNC, revue vivante, donc.

Ce 33ème numéro est consacré au poète Joë Bousquet. Un large dossier dirigé par Hubert C. et Jean Gabriel Cosculluela. Tous les poètes connaissent la vie et l'œuvre de Joë Bousquet. Mais tout le monde en a-t-il entendu parler ? Le doute étant de mise, ce dossier lui étant consacré relève d'une importance majeure.

Bousquet, mobilisé en 14-18, est touché par une balle allemande à la colonne vertébrale. Il se retrouve paralysé, perdant l'usage de ses membres inférieurs, à vie. Il a 21 ans.

Son univers deviendra sa chambre aux volets définitivement fermés, son lit, les livres et les visites qu'il va recevoir de toutes part. C'est là qu'il va élaborer son œuvre géniale.

Les signatures de ce dossier spécial disent l'éminence du poète : Michel Surya étudiant l'érotique de la langue de Bousquet ; Jean-Luc Nancy, le comédien Denis Lavant, Françoise Bonardel se plongeant dans la correspondance entre Bousquet et Simone Weil (la philosophe) ; Bernard Noël fasciné par la chambre légendaire du poète ; Edith de la Héronnière se concentrant sur "la nuit à Carcassone", mais aussi Jean-Pierre Téboul, Paul Giro, Christine Michel, Adriano Marchetti, Olivier Houbert, Alain Freixe, Yolande Lamarain, ainsi que des inédits de Joë Bousquet lui-même, bref, un dossier substantiel définissant l'apport du regard de Joë Bousquet à la langue, à la conscience, à la vision poétique. Bravo NUNC, revue vivante, donc.

Plus loin, nous trouverons des poèmes, dans la partie Shekhina, de Bernard Grasset, puis de trois poètes grecs : Olga Votsi, Jeanne Tsatsos et Yorgos Thèmelis, traduits par le même Bernard Grasset.

Puis un cahier consacré à deux poètes polonaises contemporaines : Ewa Lipska et Krzysztof Siwczyk, introduit et traduit par Isabelle Macor-Filarska.

Un superbe numéro, faisant date, témoignage d'un travail de résistance dans la grande collaboration généralisée.

 

 




Revue Lettres n°1 : Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet : « Juste le poète »

 

     C’est l’année Jaccottet. Pas encore prix Nobel, mais cela ne saurait tarder (enfin, on l’espère). 2014, c’est d’abord l’entrée du poète dans la Grande bibliothèque de la Pléiade. Il est le 15e auteur vivant à y être publié (le 3e poète après René Char et Saint-John Perse). Voici aujourd’hui, en ce printemps 2014, un important ouvrage qui lui est consacré, sous le titre Philippe Jaccottet, juste le poète, dans le premier numéro de la revue/livre Lettres.

         Il y a toujours le risque d’articles redondants dans ce genre d’ouvrage. Il y a aussi le risque d’un décorticage scolaire des œuvres. Ce n’est pas le cas ici. Différents auteurs (écrivains, poètes, universitaires) proposent une approche multiforme du grand poète né à Meudon en Suisse, en 1925, et résidant à Grignan dans la Drôme depuis de très nombreuses années.

     L’ouvrage débute, d’ailleurs, par des témoignages sur des rencontres avec le poète à son domicile : une demeure sous les remparts de Grignan, un jardin auquel il tient beaucoup, des tableaux d’amis sur les murs et, surtout, la compagnie d’une épouse elle-même artiste. Cet environnement, on le sait, est fondamental dans l’œuvre de Jaccottet. Le paysage – au pied du Mont Ventoux – y tient un rôle essentiel. « Pour Jaccottet, note avec justesse Jean-Marc Sourdillon, un des fins connaisseurs de son œuvre, « les images sont données principalement dans les paysages naturels, mais il arrive aussi qu’on les trouve dans les grandes œuvres de l’art (…) C’est dans l’approche, la découverte ou l’approfondissement de ces images que consiste le travail de l’écrivain. Il suffit de lire La Semaison pour s’en rendre compte ».

         Mais, combien de fois Jaccottet n’a-t-il pas mis en garde contre les mots et les images. « La plus extrême économie de moyens est évidemment requise, note Florence de Lussy, et le modèle pour Philippe Jaccottet demeure le modèle abrupt et énigmatique du poète Hölderlin ». D’où l’attirance, aussi, du poète pour la forme du haïku (il s’y essaiera d’ailleurs) et cette volonté de parler au plus près de ce qu’il éprouve.

    Jean-Pierre Lemaire le relève : il y a chez Jaccottet « la priorité du réel, qu’il soit merveilleux, terrible ou quotidien, par rapport aux mots, priorité dont le respect conditionne la justesse de ceux-ci, leur crédibilité ». Le poète de Grignan n’écrivait-il pas lui-même dans La Semaison (Gallimard, 1984). « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écriture naisse naturellement. C’est cela qui est impossible aujourd’hui, mais je ne peux pas imaginer d’autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison ou rien. »

        En quête de justesse, le poète a toujours manifesté son « refus de toute forme de mensonge » (Taches de soleil ou d’ombre, Le Bruit du temps, 2013). Sa voix juste et discrète participe, souligne opportunément Judith Chavanne, de cet effort pour « trouver, retrouver le sentiment de l’existence ».

                                                                                                        

Philippe Jaccottet, juste le poète, revue Lettres, N°1, printemps 2014, éditions Aden, 310 pages, 24 euros.