La revue Les Hommes sans épaules ou la communauté des invisibles

Quel curieux titre d’abord, Les Hommes sans Epaules ! Et quand on comprend que ce titre se réfère à un livre de J. H. Rosny Aîné, Le Félin géant, aux temps immémoriaux de l’âge des cavernes et de la fiction populaire, le mystère ou le trouble s’épaississent.

Mais, peu à peu, à force de fréquenter la revue et de relire la quatrième de couverture qui invariablement cite le passage fondateur, la puissance de la suggestion opère : « Zoûhr avait la forme étroite d’un lézard ; ses épaules retombaient si fort que les bras semblaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celle des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires. » Tiens, se dit-on, les poètes ne sont pas seulement des prophètes ou des phares ou des linguistes patentés ou des universitaires désœuvrés. Une autre filiation est possible, ils sont aussi (d’abord ?) une communauté, et elle traverserait le temps avec ses rites, son intelligence lente et subtile ; une communauté parfois effondrée, parfois renaissante, ayant un rapport propre à l’histoire et une façon bien à elle d’épouser le réel et d’imprégner l’aujourd’hui ; une communauté rassemblée par une espèce d’utopie faite de détachement et d’excès. Tiens, se dira-t-on, voilà un récit qu’on ne m’a jamais proposé, une méditation que l’on ne m’a jamais ouverte. Cette communauté des invisibles serait-elle le propre de la poésie ?

Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire littéraire. D’autres que moi auraient plus de crédit pour situer cette revue dans le paysage des soixante dernières années. Puis, il y a l’excellent site de la revue qui donne toutes les indications nécessaires pour suivre le pas-à-pas de l’aventure que furent les trois périodes de ses publications : 1953 – 1956 ; 1991 – 1994 ; 1997 à nos jours. Toutefois, en recherchant dans les origines de la revue, il me semble trouver les deux pôles autour desquels s’articule Les Hommes sans épaules (HSE) : le premier pôle tourne autour de la générosité, l’ouverture non pas seulement à la poésie – ce qui est le minimum attendu d’une revue de poésie – mais aux poètes : « Nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète. » Et aussitôt l’ouverture proposée est reliée – si j’ose cette métaphore théologique – à la présence réelle de l’homme poète. Le deuxième pôle se trouve dans le texte adressé par Henry Miller aux fondateurs lors du début de leur aventure : l’appel à la jeunesse et avec elle au refus de l’embrigadement : « Ne vous adaptez pas, ne pliez pas le genou. » Je n’épiloguerai pas sur le thème rebattu de la jeunesse, mais sur sa condition dictée par Miller : le refus de suivre les appels à l’adaptation, et, ce qu’il induit : suivre son chemin, parfois par la révolte, et le plus souvent et le plus difficilement, en restant indifférent à l’ordre donné.

Une revue serait donc une communauté de poètes... Peut-être convient-il aujourd’hui de s’interroger sur le besoin et la nécessité de renouer avec l’être ensemble en poésie. Peut-être sommes-nous aujourd’hui trop ermites, trop anachorètes dans ce mode ; peut-être devons-nous réapprendre la richesse de la rencontre en poésie, des frottements, des interpénétrations, des jeux d’échos et de répons qu’offre une communauté d’hommes et de femmes. La revue porte bien en ses gènes cette ardente vocation. Pour Les Hommes sans épaules, comme le rappellent ses textes fondateurs, elle en est sa raison d’être. En m’y abonnant il y a plus de quinze ans, je n’en avais que faiblement conscience et c’est bien ainsi. On n’instrumentalise pas une rencontre, on la fait.

Fort de ces années amicales, je voudrais redire mon attachement à cette revue en le résumant en trois points : d’abord, me frappe la grande diversité des poètes qu’elle rassemble. Par elle, j’aime entendre la polyphonie des poètes d’aujourd’hui, entendre une foule en marche, avec ses solitaires, ses figures stellaires ou obscures. On devine des correspondances, on pressent des engagements incompatibles deux à deux, on touche des univers qui se coudoient sans s’éprouver. A ce titre, HSE renvoie une image fidèle d’aujourd’hui, où la poésie est éclatée, fragile mais à l’œuvre, sans doute, servie et protégée par son anonymat actuel, qui préserverait la diversité de sa faune et de sa flore. Il faut s’avancer dans le territoire d’une revue pour en découvrir le champ et la profondeur. Par son ouverture, HSE participe et donne à voir, avec la simplicité d’une revue, la vitalité de la poésie d’aujourd’hui.

Ensuite, HSE c’est une figure pleine d’histoire(s) – 60 ans l’année prochaine ; ce qui se traduit par un attachement et une sensibilité particulière aux poètes qui traversèrent cette période. Elle propose son récit, ses repères, son écoute sur ce temps long, que sans elle, on appréhenderait – peut-être trop il me semble – en la réduisant à quelques figures emblématiques. Peut-être croit-on se rassurer en la résumant ainsi. Peut-être aussi que la mise en récit effraie, tant l’ensemble parait hétéroclite ? Mais la poésie est aussi une histoire comme elle a besoin d’histoires pour s’éprouver. Sur elle, s’accrochent les marques du temps, le souvenir des poètes et des communautés qu’elle abrita, les luttes, les peurs, les quêtes, les illusions, les recherches dont elle fut le réceptacle. A l’écouter par le biais d’une revue, on entend des phrasés, on écoute des mouvements qui se dégagent et dans ce récit qui ne se dit pas, se dévoile peu à peu ce dont notre mémoire se tapisse. Ainsi, par cette mise en perspective des HSE, par l’illustration offerte plus que par l’explication, sa lecture participe à humaniser le regard sur la poésie, et si j’ose, à la montrer comme une histoire d’hommes et de femmes engagés par et dans leur création. Ou pour dire les choses autrement, je trouve dans cette revue, un juste équilibre entre poètes, poèmes et poésie.

Enfin, HSE est aujourd’hui une revue à la fois studieuse et généreuse. L’effort fourni pour écrire une biographie et une bibliographie de chaque poète présenté, de présenter une reproduction sans apprêt de photos, de construire de forts dossiers, utiles et pertinents, ou encore de proposer une large palette de recensions, tout cet effort souligne à la fois un sérieux et un engagement au service de la poésie peu communs ; et plus profondément encore, derrière cette égalité de traitement entre poètes connus et inconnus, une volonté de faire lien, de construire une communauté de poètes, position quelque peu utopique, mais si pleine de générosité, et à vrai dire, si nécessaire aujourd’hui.

Voilà, en quelques mots, l’intérêt très personnel que je porte à HSE, à cette communauté des invisibles. Cela n’entame en rien, bien sûr, le bien-fondé des autres revues de poésie, dont Arpa, La Revue de Belles-Lettres, Nunc bien sûr et aujourd’hui Recours au Poème ! Au contraire, c’est par HSE que je me suis ouvert à d’autres revues. C’est pourquoi aussi, de manière très subjective, il me semble que la place qu’occupe HSE dans le petit monde des revues de poésie reste singulière car elle traduit un besoin et un engagement lucides qui doivent être vivement soutenus.

Pour tout renseignement sur cette superbe revue :

http://www.leshommessansepaules.com/

 




Une aventure intellectuelle et poétique unique : la revue Conférence

 Née en 1995, la revue Conférence a maintenant près de vingt ans d’existence. En sa forme, sa taille, son volume, sa beauté, elle est toujours aussi extraordinaire, une sorte d’ovni dans le monde éditorial contemporain. En son développement aussi, puisqu’au fil du temps la revue est devenue maison d’édition, publiant des poètes tels que Pascal Riou ou Pierre-Alain Tâche, des ouvrages inclassables, des essais, en particulier et récemment ceux de Salvatore Satta ou Giuseppe Capograssi. Des auteurs souvent préalablement publiés par une revue qui, entre autres, mais c’est une de ses particularités, tourne nos regards trop souvent franco-centrés vers la péninsule italienne. Ce qui, sous la houlette de Christophe Carraud, directeur de la publication, également fréquent traducteur donne à penser depuis un ailleurs (proche) salutaire. Ne nous mentons pas : ouvrir l’œil loin de Paris réveille les esprits et les sens. Les âmes, aussi. C’est vraiment de toute beauté.

Si la revue Conférence est extraordinaire, c’est surtout du fait de la qualité régulière et somme toute devenue rare de ses sommaires. Et cela depuis le début. Je me souviens, au creux des années 90, avoir saisi un de ces volumes pour la première fois, l’avoir feuilleté. Le premier sentiment ? Bluffé ! Il en fallait pourtant beaucoup pour un jeune écrivain alors fort prétentieux et impliqué dans une autre très belle aventure, celle de Supérieur Inconnu. La jeunesse, contrairement à la doxa contemporaine, ne présente pas que des qualités. Puis vient un autre sentiment, celui du profond respect. Entrant dans les pages de Conférence, on a l’impression vive de quitter un monde agité – profane – et de pénétrer dans un espace hors du temps, un lieu où l’instant prime sur l’immédiateté et le bruit. Une sorte de temple vivant où règne l’intelligence. On passe presque entre deux colonnes pour, sous l’égide de Montaigne, plonger dans l’essentiel. Du reste, la revue porte les mots de Montaigne sur son fronton : « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence… La cause de la vérité devrait être la cause commune… ». Un lieu de sagesse qui, loin de tout ton polémiste, n’en délaisse pas pour autant la critique, l’ironie, l’humour. Après tout, Diogène était un grand sage.

En ce début de 21e siècle, cela fait de Conférence un acte de résistance en soi.

D’autant que la revue accorde une très grande place à la poésie.

Paraissant deux fois par an, Conférence s’organise de façon ordonnée, comme toute pensée qui se respecte, autour de thèmes : les visages de la terre, la transmission, l’usage du temps, la démocratie, l’art contemporain, la beauté des corps. Mesure et démesure au printemps dernier. Elle poursuit aussi une réflexion sur le long terme au sujet du livre et de la lecture, et donc du numérique. De ses sommaires ressort une grande force, accentuée par le papier bible et l’exceptionnelle beauté des reproductions d’œuvres d’art. Car Conférence en ces temps de vaches maigres « artistiques » mercantiles est aussi un lieu de recherche du Beau, y compris dans le domaine de l’art (ici, en ce numéro 34, les estampes de Pascale Hémery, des merveilles au ton parfois berlinois). Les ombres de Platon, Plotin, Marsile Ficin ou du Cusain planent sur les pages de la revue. Tout comme celles des textes sacrés, en premier lieu la Bible. Il faut remercier l’équipe qui produit un tel travail, une telle œuvre au sens médiéval de ce terme : Christophe Carraud, Pierre-Emmanuel Dauzat, Jean-Luc Evard, Pascal Riou. Entre autres. Et l’on gagnera à faire un pas de côté pour se procurer leurs travaux personnels tant l’aventure de ces hommes en Conférence se prolonge naturellement dans le chantier propre à chacun. Impossible de détailler tous les sommaires tant cette aventure en 35 volumes à ce jour est aujourd’hui, avec le recul, impressionnante : entre traductions, publications d’écrivains et de penseurs d’hier et d’aujourd’hui, la revue donne une sorte de panorama humaniste de l’Europe contemporaine. Ce n’est pas par hasard si tant de bibliothèques institutionnelles sont abonnées à cette revue, à l’échelle mondiale. On reproche parfois à la revue d’être trop « volumineuse », « universitaire »… Les esprits chagrins ne manquent pas d’air ! Il convient de voir en de telles critiques un sordide signe des temps, portés sur le quantitatif et l’absence accrue de méditation ou simplement d’attention, sujet d’ailleurs abordé par la revue en son numéro 34 dans deux textes de haute tenue signés pour l’un de Massimo Mastrogregori, pour l’autre d’Olivier Rey.

En son Cahier ouvrant le volume 34, Conférence s’affirme aussi comme revue de poésie. On lira avec bonheur chacun des poètes présentés : Michèle Sultana, Leonardo Gerig, Franck Laurent, Gérard Engelbach et Etienne Faure. On retrouvera d’ailleurs d’aussi beaux morceaux de poésie en fin de volume, dans la partie « traductions », avec un ensemble exceptionnel d’Alda Merini intitulé La terre sainte.

Démesure et mesure de la poésie !

Car Mesure et démesure annonce tranquillement le numéro 34 de la revue, paru au printemps dernier. Et en effet ces simples mots valent résumé de notre monde, sur son versant « occidental » du moins, pour peu que cette facilité de langage, utile c’est certain, signifie réellement quelque chose. Ce dossier pense le thème sous deux angles particuliers. Celui du droit et de la justice d’abord, avec des textes de Christian Attias, Salvatore Satta et Giuseppe Capograssi, les auteurs italiens étant traduits par Christophe Carraud. Les débats ici soulevés sont passionnants. À titre personnel et subjectif, j’attire l’attention sur le texte de Salvatore Satta intitulé Le mystère du procès. Avec un vrai talent de conteur, Satta raconte un événement qui s’est produit en septembre 1792, durant les Massacres de Septembre, peu avant la proclamation de l’An I de la République française. Le Tribunal Révolutionnaire n’en est qu’à ses débuts et n’a que quelques têtes à son actif quand les massacreurs viennent perpétrer leur office jusque dans la cour du Palais de Justice, avant de monter les escaliers et de déboucher dans la salle des procès, là où justement des mercenaires suisses sont jugés pour soutien actif à la personne du roi, lui-même en attente de son procès. Satta s’interroge alors en de très belles pages sur ce que signifie ce moment où deux groupes de massacreurs se trouvent face à face, l’un répondant à la folie des foules animées, l’autre prétendant au droit. La foule laisse place à la « justice » (dans ce cas du moins, il n’en fut pas de même dans les prisons de Paris). Puis l’interrogation évolue vers la notion même de procès. Et donc de justice. Un texte à lire absolument. Avant d’admirer les gravures de Frans Pannekoek, fort belles, lesquelles séparent la première et la seconde partie du dossier, cette dernière étant toujours consacrée au thème de la mesure et de la démesure, dans le domaine du livre et de son devenir numérique. Cette partie de Conférence est absolument essentielle, et quiconque veut aujourd’hui penser le devenir numérique du livre, ce que cela induit sur tous les plans, doit lire les textes proposés ici.  Dans un texte d’abord publié en italien (2010), Francesco M. Cataluccio se demande Quelle fin pour les livres ? Son angle de travail apporte beaucoup aux interrogations françaises en ce domaine, qui du coup semblent un tantinet en retard, de par son ton résolument optimiste, ce qui ne va pas sans humour. Après avoir désigné l’ennemi commun (la tablette numérique), l’auteur propose des pistes sur les changements à venir, décrivant même parfois très concrètement ce qui va disparaître et ce qui va naître. L’intelligence positive de ce texte est telle que son lecteur en sort moins bête. C’est bien le moins que l’on peut demander à un texte, même si le bavardage incessant de notre présent fait parfois perdre cette excellente habitude. Vient ensuite une courte mais dense intervention de Massimo Mastrogregori au sujet de Google, la bibliographie et l’attention, dans lequel l’auteur en appelle à la nécessité de maintenir l’existence et l’usage des bibliographies, lesquelles ne sauraient de son point de vue être remplacées par les rhizomes du web. Le texte porte aussi et peut-être surtout sur la façon dont nous perdons notre attention de lecteurs. Ce qui rejoint le passionnant texte suivant signé Olivier Rey, Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme. Ce texte vient contredire l’optimisme de Cataluccio, et Conférence proposant un tel débat joue pleinement le rôle que ses fondateurs lui ont assigné, celui de penser la cause commune. Ce qui s’appelait autrefois, réellement, la république. Rey insiste sur des conséquences plus négatives de notre trop plein d’écran, lequel provoque un changement d’attitude devant la lecture, une transformation quasi biologique de l’individu lecteur devenu individu/zappeur. Une transformation induite par les méthodes quasi propagandistes par lesquelles on nous impose le nouveau comme étant toujours et absolument nécessaire, sous peine de se positionner en tant qu’être préhistorique en perpétuel retard sur le « progrès » du monde. Cela donne des pages au ton incisif. Puis, l’auteur prolonge sa réflexion en l’appliquant à la question du livre numérique. Il n’est évidemment pas opposé à la technique en tant que telle mais dubitatif devant les usages que nous en faisons. Et nous le comprenons aisément. On peut aussi s’interroger sur les usages que nous avons fait… du livre papier… Ce dont parle ici Olivier Rey, sans cependant prononcer le mot, c’est d’une capitulation en cours : « La tablette de lecture est un instrument de survie dans un monde devenu inhabitable, et qui continuera de devenir de plus en plus inhabitable au fur et à mesure qu’on inventera de tels moyens d’y survivre ». Peu importe de savoir qui, en un tel débat, pourrait bien avoir raison. Mais il importe de penser.

Signalons pour terminer cette présentation qui, étant donné son objet, ne saurait être exhaustive l’importante réflexion de Pierre-Emmanuel Dauzat au sujet de Kelsen et des contresens dans le domaine de la traduction. Un texte qui donne sérieusement à penser le réel de ce qu’on lit et qui, d’une certaine manière, rejoint le débat ouvert sur le livre, la lecture et le numérique, dans les pages de Conférence.

       http://www.revue-conference.com

 




Siècle 21

Deux récentes et passionnantes livraisons de l’excellente revue Siècle 21, dirigée par Jean Guiloineau et éditée sous l’égide de La fosse aux ours. Une revue avec laquelle Recours au Poème se sent bien des affinités, pour la place attribuée à la poésie, l’intérêt exceptionnel de bien des articles et l’ouverture aux littératures/poésies du monde entier.

Cette ouverture vers les ailleurs est en poésie une nécessité absolue. Le numéro 20 de Siècle 21 propose un dossier sur les littératures anglaises contemporaines, dossier conçu et coordonné par Vanessa Guignery et Marilyn Hacker. Vanessa Guignery donne une courte et brillante introduction intitulée « Les patries imaginaires du roman britannique », accompagnée d’un guide de lecture. Un bon moyen pour partir à la découverte du romanesque britannique contemporain, si l’on est en terres méconnues. Vient ensuite un tout aussi passionnant texte de Marilyn Hacker (« Le poète est un écrivain comme les autres ») valant ouverture nécessaire aux poésies anglaises : « Un lecteur français ou un lecteur qui vit en France remarquera en lisant un journal anglais du week-end, contenant une rubrique consacrée à la littérature, ou un hebdomadaire comme Times Literary Suplement, qu’en Angleterre (et en Irlande) la poésie est toujours présente dans les querelles autour de la littérature contemporaine. On écrit sur la poésie (de façon régulière) en termes et en propos semblables à ceux utilisés lorsqu’on traite de fiction (…) Les critiques supposent que le lecteur de leurs articles aura une certaine familiarité avec la poésie contemporaine, moderne et classique (…) ».

 

Revue Siècle 21- n°20

Revue Siècle 21
2 rue Emile Deutsch de la Meurthe, 75014 Paris.
revue.siecle21@yahoo.fr 
revue-siecle21.fr

Le numéro : 17 euros

Une situation que l’on retrouve en Allemagne au en Europe du Nord, espaces où la presse publie poèmes et poètes. Il y a bien une exception culturelle française au sein de nos journaux et médias, lesquels ont décidé que la poésie n’intéresserait pas leurs lecteurs. Décision non dite et cependant ubuesque. En ce dossier anglais, on lira des poèmes de Carol Rumens, Caroline Bergvall, Tony Lopez, Mimi Khalvati, Seni Seneviratne, Paul Farley, Georges Szirtes, Jeremy Reed, Fiona Sampson, Ruth Fainlight et James Byrne. Des voix diverses pour un dossier fort. Le reste du numéro ne déroge pas, bien au contraire. Au sommaire, enter autres : Moncef Ouahibi, un important dossier consacré à Lionel Ray, poète que nous apprécions beaucoup ici, des textes de Marie-Claire Bancquart, Amina Saïd, Daniel Pozner, Charles Dobzynski, Chantal Bizzini… On l’aura compris, un Siècle 21 en poésie de haut vol.

Cette qualité intrinsèque de la revue Siècle 21 se retrouve en son numéro suivant, n° 21. Outre un dossier très intéressant consacré à Gil Jouanard, dont les proses poétiques sont à lire, avec des contributions entre autres de Jacques Réda, Ludovic Janvier, Pierre Michon et Jacques Lacarrière, ce numéro comporte un superbe dossier consacré à la littérature tunisienne contemporaine, l’ensemble étant emmené par Marilyn Hacker et Cécile Oumhani. Intitulé avec force « écriture de l’urgence », ce dossier commence par un texte de Tahar Bekri. On y lira des poèmes de A. Chebbi, M. Al-Ouahibi, M. Faïza, T. Bekri, S. Haddad, A. Fathi, I. Al-Abassi, L. Makaddam, A. el-Moulawah et A. Saïd. Ce dossier rendant le volume indispensable, d’autant plus qu’il est accompagné, comme l’ensemble de ce n° de la revue, du splendide travail artistique d’Ahmed Ben Dhiab.

 




The French Literary Review

Le numéro 18 de la revue britannique (cependant basée en France) The French Literary Review nous parvient avec comme thème « Writing with a french connection ». La revue est dirigée par Barbara Dordi, elle-même poète. On y fait de très belles découvertes, de poètes qui seront bientôt amenés à publier dans les pages de Recours au Poème, d’autres aussi. Ainsi, Marcus Smith, June Blumenson, Margaret Beston ou Violet Dench. Parmi une vingtaine de poètes. Une aventure à saluer, la poésie étant ici une sorte de trait d’union entre la France et le Royaume-Uni, une histoire d’amour et d’amitié entre deux pays. Entre les poètes de ces deux pays. De très beaux textes. On découvrira les poètes de plusieurs numéros de cette revue en suivant le lien ci après :

www.poetrymagazines.org.uk/magazine/issue.asp?id=782

 

The French Literary Review

B. Dordi – Chemin de Cambieure – 11240 Cailhau.
FrenchLitReview@me.com

Le numéro : 6 euros




Phoenix

Une nouvelle livraison de Phoenix, c’est toujours alléchant. Une revue dont nous parlons ici avec gourmandise. On ne sera pas déçu par ce septième numéro. Un gros et beau dossier consacré à François Cheng, comportant deux inédits (sinon dans le cadre du Printemps des Poètes), des études de Catherine Mayaux, Françoise Siri, Véronique Brient, Nicolas Gille, Elodie Chevreux et Michaël Brophy. Le tout est accompagné d’un entretien. Une manière tonique de partir à la découverte de la poésie de Cheng. Emotion ensuite, à la lecture de l’hommage rendu par la rédaction à Bernard Mazo. Phoenix avait publié un dossier sur Mazo en un de ses premiers numéros. Viennent ensuite les « voix partagées », dont celles d’Amin Khan, Nicole Drano-Stamberg, Téric Boucebci ou André Ughetto. Puis la voix, forte, de Benny Andersen. Tout en cette revue est passionnant. Phoenix ne démérite pas, bien au contraire, devant sa propre histoire, celle qui vient de Sud.

 

 Phoenix

4 rue Fénelon. 13006 Marseille
www.revuephoenix.com
revuephoenix1@yahoo.fr

Le numéro : 16 euros




Le Journal des Poètes

En cette troisième livraison de l’année 2012, Le Journal des Poètes, emmené par Jean-Luc Wauthier et un quarteron de poètes/critiques que nous apprécions fortement ici (Yves Namur, Marc Dugardin, Rose-Marie François…), poursuit avec régularité son travail de mise à disposition des poésies contemporaines.

On découvrira là deux voix nouvelles (Béatrice Bertiaux, Patrick Beaucamp), les « Paroles en Archipel » de poètes comme l’irlandais Harry Clifton (dans la belle traduction de Michèle Duclos), le coréen Kza Han, un poème qui est une étincelle de Gaspard Hons, d’autres de Thierry-Pierre Clément, Valérie Michel ou Claude Miseur :

Ne transige pas
à l’orée de ce qui vient,
au pied de ce qui va te construire
de mots et d’espérance,
face à l’étroite habitude,
banlieue de l’indifférence.
Ton pas furtif
affolé d’impatience
gagne un versant
non formulé du monde.

La partie critique est à lire avec attention, on y découvre souvent des livres qu’on rencontre trop peu dans les librairies françaises et l’on y fait de belles découvertes.

Au cœur de ce nouveau numéro, un dossier exceptionnel consacré aux Voix poétiques marocaines des années 90, concocté par Taha Adnan. Le poème « Poète différent » de Yassin Adnan vaut à lui seul le détour, en particulier vu depuis la France des médias, tant ce poème remet les choses à l’endroit. Mais le dossier en son ensemble est très intéressant. Comme souvent en cette respectable revue (81 ans tout de même !), tout cela est de haute tenue, et se termine par la Chronique des revues signée Yves Namur, lequel semble regarder du côté d’internet. Longue vie au Journal des Poètes.

Le journal d'un poète

Le Journal des Poètes

Jean-Luc Wauthier
Rue des Courtijas, 24 – B-5600 Sart-en-Fagne
Le numéro : 6 euros.




Meet n°15

En son numéro 15, Meet, revue de la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire, propose comme à son habitude une mise en relation littéraire et poétique de deux villes. Ici, Phnom Penh et Porto Rico sont à l’honneur.

Les pages ouvrant sur Phnom Penh emmènent évidemment le lecteur vers des contrées qu’il ignore ou qu’il connaît peu. Patrick Deville devient guide : « Que sait-on aujourd’hui de la littérature cambodgienne ? Sur près de deux cents écrivains édités à Phnom Penh avant 1975, une poignée a survécu au régime des Khmers rouges. A mon arrivée il y a trois ans, au début du procès, on décourageait plutôt ma curiosité. Tout cela avait disparu, écrasé par l’horreur et l’autodafé ». Cela suffit pour dire combien il est important de lire ici ces écrivains et ces poètes, qui plus est édités en khmer et français. On découvre là des voix fortes et la revue réussit pleinement son souhait : nous entraîner à la découverte de cette littérature pour nous lointaine, peu prisée des éditeurs français, et nous pousser à vouloir lire plus loin. Du côté de Porto Rico, le dossier est présenté par Mélanie Pérez Ortiz en un texte au titre évocateur : « Ecrire depuis une île qui déborde », qui explique les particularités de l’endroit : « A cause de la pauvreté et de la facilité de s’installer aux États-Unis dont nous, les Portoricains, nous bénéficions en raison de notre citoyenneté états-unienne, aujourd’hui quatre millions et demi de nos immigrés y vivent, installés dans différents États qui vont de New York à Chicago, de Philadelphie à la Floride, et pendant ce temps, l’île compte quatre millions d’habitants ». Plusieurs poètes paraissent en ce beau sommaire, permettant là aussi de sacrées découvertes. L’ensemble forme un très beau volume, issu du travail réalisé par la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs, travail d’un lieu qui n’est pas assez souvent souligné. 

Revue Meet

Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs
1, bd René Coty/BP 94. 44602 Saint-Nazaire cedex 01.

maisonecrivainsetrangers@wanadoo.fr
www.maisonecrivainetrangers.com

Le numéro : 20 euros.




Passage en revues

 Autour de Arpa, Europe, La Passe, La main millénaire et Phoenix

 

Les revues demeurent un lieu de passage obligé pour les poètes comme pour les lecteurs amoureux de poésie, elles permettent souvent de prendre langue avec une poésie dont on ignorait tout ou bien de découvrir le travail d’un poète dont on vous avait parlé mais que vous n’aviez pas eu l’occasion de lire. Écrire ces phrases au démarrage d’une chronique, il y a 15 ans, eut été écrire une lapalissade. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, en une époque où nombre de mauvaises langues ergotent régulièrement sur la prétendue mort de la poésie, et a fortiori sur l’acte de décès des revues. Elles meurent, les revues, c’est vrai. C’est d’ailleurs ce qu’elles ont toujours fait, vivre, développer ce qu’elles avaient à dire, et s’effacer le moment venu. Nous n’irons pas ici dans le sens des mauvaises langues, bien au contraire : nous lisons, aimons, critiquons quand ce n’est pas le cas, nombre de revues paraissant en France. Et en effet elles sont nombreuses. Et menacées. Toujours. Par le manque de chevilles ouvrières et d’argent. Et alors ? On lit parfois ici et là qui si les poètes et auteurs de poèmes (ou prétendus tels) achetaient des revues, elles vivraient tranquillement. Sans doute. Et encore… Reste que ce n’est pas le problème. Le poète n’est pas le grand argentier des revues de poésie sous prétexte qu’il est poète, et puis quoi encore ! Et encore moins le financier des revues qui publient ses poèmes. Ce n’est pas dans cette cour que se font les choses. Chacun son atelier. Le poète écrit. Le directeur de revue aide à lire la poésie en tentant de faire vivre sa revue. Chacun son rôle. Et tous les chemins sont bons qui mènent à la poésie (je ne parle évidemment pas ici des « revues » qui s’apparentent à des poubelles de l’écriture paroissiale).

 

Ouvrant les pages du n° 104 de la revue Arpa, dirigée par notre ami et chroniqueur Gérard Bocholier, revue qui est aujourd’hui une incontestable institution du paysage poétique, on croisera les mots de nombre de poètes que nous aimons ici, dans Recours au Poème : Philippe Mac Leod, Jean-François Mathé (dont on lira par ailleurs les recueils chez Rougerie, ou bien son étonnant fragment de poème paru au Cadran ligné sous le titre La rose au cœur), Bernadette Engel-Roux ou encore Régis Lefort… Ainsi que les deux vivifiants essais de Jean-Yves Masson (« Au commencement était la forme, qui est le réceptacle du silence », superbe conclusion de l’envoi !) et Eric Dazzan, par ailleurs éditeur d’un superbe catalogue de recueils aux éditions L’Arrière Pays, au sujet de Pirotte.

Arpa. Gérard Bocholier. 44 rue Morel-Ladeuil. 63 000 Clermont-Ferrand.

www.arpa-poesie.fr

 

 Le n° de juin-juillet 2012 de la revue Europe est un des grands numéros de cette exceptionnelle aventure littéraire. Un numéro consacré à l’œuvre de Jacques Dupin, dont le visage ornant la couverture paraît surplomber avec colère un monde dépoétisé (en apparence). Ce volume est incontournable, d’une richesse extraordinaire. Dans ce dossier, on lira un entretien passionnant avec Paul Auster, proche ami et complice de Dupin, des textes de Dominique Viart, Jean-Claude Mathieu, Nicolas Pesquès, Patrick Quillier, Piero Bigongiari, Jean Bollack, Jean-Patrice Courtois, Alain Veinstein, Rémi Labrusse… ainsi que les textes de deux collaborateurs de Recours au Poème, Michèle Finck et Jean Maison

Et des poèmes de Jacques Dupin.

La partie poésie de ce numéro d’Europe est de très belle facture, avec des poèmes d’Esther Tellermann, John Ashbery, François Zénone, Emmanuel Laugier et Franck André Jamme. Ce volume est de ceux que tout lecteur de poésie doit posséder en 2012.

Europe. 4 rue Marie-Rose. 75014 Paris.

www.europe-revue.net/

 

En son quinzième numéro, la non conformiste revue « des langues poétiques » La Passe se penche sur les « révérences à corps perdus ». Des textes et poèmes de Paul Badin, Tristan Félix (superbe Gnossienne), Philippe Blondeau, Pierre Delaporte, Maurice Mourier, Anne Peslier… Un superbe ensemble textes / images de Jean-Daniel Doutreligne, Frédéric Moulin et Emma Moulin-Desvergnes. Quatre poèmes de notre collaborateur Matthieu Baumier, extraits de ses Mystes en cours d’écriture. La Passe est une revue originale, différente en son ton de bien des aventures revuistiques récentes. A découvrir.

La Passe. Philippe Blondeau. 3 rue des moulins. 80 250 Remiencourt.

http://lusineamuses.free.fr/?-revue-LA-PASSE-

 

 

La main millénaire a déjà plus d’un an. Belle revue menée par Jean-Pierre Védrines, que les lecteurs de Recours au Poème connaissent bien, et qui en son troisième opus met Christian Viguié à l’honneur. La revue s’ouvre d’ailleurs sur un ensemble formidable de textes du poète avant de laisser la place à des voix qui, pour être variées, n’en sont pas moins souvent fortes. Ainsi : Gérard Farasse, Max Alhau, Jo Pacini, Quine Chevalier, André Morel, Julien Fortier ou encore Ida Jaroschek. On lira aussi les poèmes de Pascal Boulanger, Gwen Garnier-Duguy et Mathieu Hilfiger ou l’échange de lettres entre Matthieu Gosztola et André du Bouchet, quatre collaborateurs réguliers de notre magazine. Jean-Pierre Védrines en cette main millénaire a réussi son pari : relancer une revue talentueuse du côté de Montpellier.

La main millénaire. Jean-Pierre Védrines. 126 rue du Canneau. 34 400 Lunel.

jean.pierre.vedrines@cegetel.net

www.lamainmillenaire.net

 

 De toutes les revues dont je parle ici, Phoenix est malgré les apparences la plus ancienne. Un numéro 6 apparaît sur la couverture, lui donnant moins de deux ans d’âge mais cela est trompeur : Phoenix succède à Autre Sud laquelle succédait à Sud. Ouvrir ses pages, c’est entrer de plain-pied dans l’histoire des revues françaises de poésie, histoire marquée au 20e siècle par la résistance dans le sud de la France. Une aventure monumentale, aujourd’hui menée par André Ughetto. Ce numéro est consacré à Jean Métellus, une poésie engagée du côté de la négritude et marquée par le langage des Antilles. On lira ce volume en accompagnement du récent recueil du même poète paru aux éditions Le Temps des Cerises. Le dossier est orchestré par Jeanine Baude. Beau dossier qui permet d’appréhender en profondeur la poésie de Métellus. Puis vient un hommage à Bernard Vargaftig dont la voix nous a quittés depuis peu. Un ensemble fort de poèmes aussi, signés Georges Drano, Albertine Benedetto, Yves Broussard entre autres. Et en version bilingue la force de la voix du poète péruvien Porfirio-Mamani-Macedo, dont plusieurs recueils sont disponibles en France. Une revue incontournable.

Phoenix. 4 rue Fénélon. 13006 Marseille.

www.revuephoenix.com

 

 

 




Les Cahiers du sens et le sens du Mystère

 

Le dernier numéro des Cahiers du Sens, revue annuelle des éditions Le Nouvel Athanor, animée par les poètes et éditeurs Jean-Luc Maxence et Danny-Marc, s’attaque, en cette année 2012, au Mystère. Concernant ce thème, le volume est divisé en deux grandes parties, des textes d’abord, une anthologie poétique permanente ensuite. Une trentaine de textes abordent la question du mystère de façon extraordinairement diversifiée, et cela ajoute à l’intérêt de la lecture. On croise des approches orthodoxes laïque, alchimique, jungienne, catholique… D’autres centrées sur l’orient. À titre personnel, mon intérêt m’a porté vers les textes de Cerbelaud, Emery, Nys-Mazure ou Selos. Mais l’ensemble titille sérieusement l’esprit, et conduit son lecteur revigoré directement dans l’antre des poèmes. On se retrouve alors en compagnie d’un fantastique monstre revuistique : près d’une centaine de poèmes et de poètes. L’anthologie s’ouvre sur un superbe texte de Salah Al Hamdani, Rêve fossoyeur, dédié aux victimes du tyran syrien. On croise ensuite, en un choix ici aussi tout personnel, des poèmes forts : Allix, AxoDom, Baumier, Berthier, Boudou, Danny-Marc, Laurence Bouvet, Garnier-Duguy, Héroult, Kiko, Jean-Luc Maxence, Evelyne Morin, Colette Nys-Mazure, Rémi Pelon, Perroy, Pfister, Sigaux, Sorrente, Viallebesset… Tout cela est loin d’être anodin ! Un panorama d’une partie de la poésie des profondeurs, versant France, d’aujourd’hui.  

Le volume se prolonge par des notes de lecture permettant de belles découvertes.

Les Cahiers du Sens, une revue toujours aussi nécessaire, qui impose sa voix, démontrant que la poésie contemporaine est un cheminement en profondeur. Une des rares et très belles revues de poésie française.




La revue Nunc fête sa dixième année

Et de quelle manière ! Ce 27e numéro de la toujours très belle revue Nunc, accompagné de dessins et de photographies superbes de sculptures de Paul de Pignol, s’organise autour d’un dossier consacré au poète anglais Gérard Manley Hopkins. Aussi connu et important dans le monde anglo-saxon que peut l’être Rimbaud dans le monde francophone. Un poète qui fait d‘ailleurs l’objet d’études régulières dans le cadre de la Hopkins Quaterly, revue basée à Philadelphie (www.hopkinsquaterly.com). À l’évidence, la place accordée à ce poète dans nos contrées, ou le peu de place plutôt, mériterait un essai à elle toute seule. Tout juste peut-on lire Hopkins en se procurant un volume de la collection Orphée, collection redevenue depuis peu active, ou bien chez Arfuyen, un premier tome de ses poésies traduites par Jean Mambrino, en attendant le second dont la parution est annoncée. Un ancien numéro de la revue Po&sie aussi, il y a une dizaine d’années. La collection de poche Poésie Gallimard a dû s’endormir. Il y a donc des veilleurs, c’est heureux. La revue Nunc est de ceux là, proposant ce qui est sans aucun doute le plus important dossier jamais consacré à Hopkins en langue française, avec de nombreux poèmes dans les traductions de René Gallet, Jean Mambrino et Jacques Darras. Hopkins est devenu célèbre et important après sa mort, lui qui n’eut pas le bonheur de voir ses poèmes édités de son vivant. Outre la force de sa poésie, l’importance de ce poète tient à la façon dont il a renouvelé en un geste unique la langue poétique anglaise, ce que son traducteur disparu il y a peu, René Gallet, appelait le « rythme bondissant ». Cette écriture est analysée ici par Emily Taylor Merriman, par ailleurs collaboratrice de la Hopkins Quaterly, dans un article solide, une écriture dont elle dit ceci : « Pour ceux qui connaissent peu le prêtre et poète Gerard Manley Hopkins, l’invention du sprung rhythm (ou « rythme bondissant » dans la traduction française de René Gallet) et l’usage qu’il en fit peuvent apparaître comme un étrange mystère poétique. En vérité, cette nouvelle forme prosodique n’est guère complexe dans son essence, mais certaines obscurités entourent la manière dont le poète a écrit sur le sujet, de même qu’elle renferme certains éléments paradoxaux qui l’ont fait apparaître comme ésotérique, rebutante voire bizarre, mais aussi exaltante. Plus de cent ans après son invention pat Hopkins, le rythme bondissant continue de susciter de l’intérêt dans certaines sphères sans toutefois produire un consensus (…) La valeur du rythme bondissant ne réside pas seulement dans ses innovations techniques – qui, à l’instar de nombreuses grandes innovations, remontent à des formes plus anciennes – mais aussi dans ses ramifications qui dépassent le domaine de la versification en elle-même pour ouvrir à de dimensions à la fois politiques et métaphysiques ». De quoi s’agit-il ? De cela :

 

Sévère, outre terre, égal , accordable,│voussuré, démesuré… saisissant
Le crépuscule œuvre à la nuit incommensurable│l’universelle matrice, demeure, tombe.
Ses tendres lueurs d’ambre, retirées en sinuant vers le couchant,│sa lumière grise, désolée,
                                                                                                                                           [suspendue là haut
Se dissipent ; des primes étoiles,│prééminentes nous surplombent,
Célestes figures-de-feu. Car la terre│a dénoué son être ; sa diaprure est finie, dis-
persée, entièrement confondue, en cohues ;│l’un trempant dans l’autre, se pâtant ; tout
À présent se démémore, se démembre│en entier. Mon cœur tu me souffles vrai :
Notre crépuscule nous domine, notre nuit│tombe, s’abat pour notre fin.
Seules les branches feuillées en becs dragonesques│damassent le jour morne, au poli
                                                                                                                                       [d’outil ; noires
Profondément noires. Notre oracle, Ô notre oracle !│Que la vie épuisée, oh que la vie dévide
sa variété jadis si dense, tachetée, veinée│toute sur deux bobines, sépare, parque, enclose
À présent tout entière en deux troupeaux, deux enceintes – noir, blanc ;│bien, mal, compter
                                                                                               [seuls, faire cas de ces seuls, songer
À ces deux seuls ; prendre garde à un monde où ces│deux seuls disent, se contredisent ;
                                                                                                                                             [à une torture
Où les pensées tendues, tordues d’elles-mêmes, désengainées, désabritées│crissent contre
                                                                                                                   [des pensées gémissantes.

 

Nous sommes au 19e siècle. On prendra garde aujourd’hui, avant de clamer sa modernité à tout va, de lire Hopkins. Car le poète était homme du 19e siècle − et prêtre. Un prêtre catholique dans une Angleterre protestante, Anglicane. En une époque déculturée et parfois fière de l’être, cela dira peu. Pourtant, devenir catholique dans cette Angleterre-là, c’était un acte plus que courageux. C’était se mettre au ban de sa famille et d’une partie de la société. Passer à l’ennemi. Donc, poète moderne, bouleversant la langue poétique anglaise, catholique et… Jésuite de surcroît. De quoi rabattre certains caquets. Hopkins n’a rien pour plaire de nos jours. Si ce n’est que sa poésie est une des plus grandes de l’histoire de la poésie. Encore faut-il repousser au loin ses a priori bien pensant pour l’approcher.

Parcourant ce bel ensemble, on lira un texte magistral sur la vie et la réception du poète, signé Adrien Graffe, le même ayant dirigé le dossier ; Puis Ron Hansen, l’auteur de L’assassinat de Jessy James par le lâche Robert Ford, roman ayant donné lieu à un immense film éponyme, sur l’amitié profonde et cependant critique entre le poète et l’un de ses pairs, Robert Bridges, très reconnu en son temps, et qui sera à l’origine de l’édition des poèmes d’Hopkins ; Michael Edwards sur le dit de cette poésie ; le philosophe Jérôme de Gramont s’interrogeant sur ce qui retient et libère en Hopkins l’écriture du poème ; Michèle Draper sur la nature dans cette œuvre ; Jean-Marie Lecomte sur son langage et l’imagination ; Jean-Baptise Sèbe sur la façon dont Urs von Balthasar a lu le poète ; une promenade de Claude Tuduri. Le tout se termine par un texte de René Gallet, auquel la revue rend aussi hommage. Les études sont entrecoupées par les poèmes d’Hopkins, sous l’égide des trois traducteurs. Un dossier qui permet une plongée extraordinaire dans une œuvre majeure.
Il fallait bien cela pour les dix ans d’une telle revue.
Mais Nunc publie aussi, en son début, et comme à son habitude, des poètes contemporains. On trouvera ainsi, par exemple, les très beaux poèmes (La Peur, en particulier) de Franco Marcoaldi, traduits de l’italien par Roland Ladrière, ainsi qu’une sizaine de poème signés Gwen Garnier-Duguy, dont sa très belle Maison Sacrée. Six poèmes qui se terminent par Le soulèvement du vivant. Six poèmes pour dire Le chant des racines. Un ensemble de grande force.
Notons pour terminer l’article éclairant de Christophe Langlois au sujet de Tranströmer.
Bien sûr, on peut passer à côté de ce numéro si on n’est pas concerné par la poésie.