Phoenix, volume 5

La revue Phoenix n’en est qu’à son cinquième numéro mais il ne faut pas se fier aux apparences. Elle s’inscrit dans une très longue histoire, celle qui est passée par Sud puis Autre Sud. Phoenix est la descendante directe des deux premières. Chacun des numéros de Phoenix est orchestré autour de la figure d’un poète contemporain. Ainsi, les pages de la revue ont-elles accueilli par exemple Marc Alyn, Bernard Mazo, Henri Bauchau… Ce numéro 5 est consacré à la poésie de Boris Gamaleya. On trouvera des études et témoignages au sujet du poète de la Réunion signés de André Ughetto, Jacques Darras, Christophe Forgeot, Damien Lopez, Frédéric Werst, Thierry Bertil, Françoise Sylvos et Patrick Quillier. Une belle opportunité pour découvrir une poésie que pour ma part je ne connaissais pas et au sujet de laquelle Jacques Darras écrit ceci : « Dès que je lis la poésie de Boris Gamaleya, je suis à la Réunion. Peu de poèmes sont aussi géographiquement justes que le sien. Les yeux, les siens et donc les nôtres par l’entremise de ses mots, rencontrent partout une cime, une anfractuosité, une fuite directe vers le large. Qu’est-ce que sa poésie a comme pouvoir secret pour qu’il en soit ainsi ? Celui de la multiplicité, l’exubérance des angles à sensations, la correction infinie des poses du corps, à plat, en hauteur, sur la pente, à fond de val, d’abîmes. Nous voici géographiquement dans le paysage métaphorique de l’existence même. Autant d’histoires humaines s’avèrent possibles qu’il y a d’accidents au relief. C’est d’une richesse d’être que nous entretient le langage du poète. Par l’économie de ses constructions et la saveur de ses images. Justesse et approximations me semblent les deux maîtres mots de cette poésie. Il arrive qu’elles soient confondues. Grande réussite, alors. » Jacques Darras est un poète qui sait ce qu’être poète signifie, la chose n’est pas aussi fréquente que l’on voudrait le croire. Et ce savoir est justement tout sauf un « savoir ». Plutôt une sorte de connaissance. Le poète ? Un arbre. Les racines plantées dans le ciel et la cime dans le roc. Une irrigation de contradictoires dont les compléments font naître le Poème. Darras ne le dit pas et ne le dirait certainement pas ainsi, du moins pas exactement ainsi, cependant il écrit plus loin : « Ce qui nous saisit et nous donne plaisir à lire sa poésie c’est son osmose légère avec la densité cosmique de la terre qu’il habite. » Ce que dans son article, Christophe Forgeot nomme « la langue de feu ». Tout est feu en effet chez Gamaleya. Comme toujours chez ceux qui ont cet étrange état de l’esprit que l’on nomme poésie ; feu et arbre… Cela semblera étonnant à d’aucuns, et pourtant… Il est un certain point de l’esprit et cetera où feu et arbre sont une seule et même chose.
La revue se poursuit par un beau partage des voix, duquel je retiens en toute subjectivité revendiquée les poèmes de Stéphen Bertrand, ou bien ces vers de Béatrice Libert :

Et la terre était tiède
Quand je l’ai retournée.

Je l’ai prise à deux mains.
J’ai ressenti son âge

Trempant, dans le soleil,
L’octobre de ses fruits.

Elle se termine, pour ce qui est de la création (avant les notes de lecture et cetera) par une partie « voix d’ailleurs » consacrée en particulier à Sam Hamill, poète américain dont les textes sont ici donnés en anglais et en français. Parmi de nombreux « faits d’armes », Sam Hamill a créé le mouvement des « Poètes contre la guerre » en 2003. On ne sera donc pas surpris de la hauteur de vue de sa poésie quand ce qui nous est donné à lire ici (Ars Poetica) commence ainsi :

Achille, longtemps après Troie
          se risqua à un nouveau départ
et dans cette sortie
fit retour vers le sans lieu

Et qu’aurait-il pu connaître d’autre, comme Ulysse,
que frappe des vagues sur la proue
         et les histoires qu’elles disent :
la douce danse d’Eros et Thanatos

et les amours,
les victoires, les trahisons des hommes ordinaires…

Un long et essentiel poème s’étendant sur plusieurs pages, précédant un deuxième en forme de conversation avec Milosz, à Vilnius. La poésie de Sam Hamill s’ancre dans la profondeur du Poème. Le « sans lieu ».
 




Népenthès

La revue Népenthès en est à sa 4ème livraison. C'est une publication de l'Association Carrefour des Chimères et son maître d'œuvre se nomme Bernard J.Lherbier.
Belle revue de plus de 300 pages, parcourir son sommaire est déjà prometteur : les poètes rythment la cadence au gré de ce que la revue nomme "Paraphe" ; leurs poèmes signant la traversée de Népenthès. Des "Gemmes", tel Victor Segalen, Paul-Jean Toulet ou René Crevel, scintillent d'outre-tombe. Nous pouvons faire "Escales", dans le n°3, avec Christian Girard évoquant sa vision du fantôme de Richard Brautigan, le père de la contre-culture américaine :

De petites araignées
communes
desséchées
les pattes rabougries
se balancent aux bouts de leurs fils
comme des boules de Noël
aux extrémités
de sa moustache
gonflée de poussière

Nous y croisons des hommages, à Arthur Rimbaud, à Guillaume Apollinaire, des "Dandy loqueteux" tel Jehan Rictus, ou des "Sélénites" comme Denis Samson en son poème Extrait du Temps :

Assis sous un arbre
dans le filet des ombres
jetées sur nous ;
le vent feuillette
Pierre Reverdy

Juillet à Québec sur les Plaines
il fait beau, chaud,
l'été oublie
qu'il va finir
tôt ou tard.

On y croise aussi le cinéma sous la plume de Jacques Sicard ; la peinture avec Marc Chagall ou Marcel Gromaire ; la chanson avec Ode Desfonds, et plein d'autres surprises mirifiques comme ce poème évocateur de Annie Van de Vyver :

 

L'odeur après l'amour

L'odeur après l'amour de deux corps en sueur
Inhaler tout ton être à m'en couper le souffle
Et du grain de ta peau en prendre la senteur
Jusqu'au profond vertige où mon amour s'essouffle

A tant te respirer, à m'absorber de toi
Je suis comme un buvard, je suis comme une éponge
Tu es ma fleur d'amour, tu es mon odorat
Tant je confonds en toi tout mon être qui plonge

Comme l'abeille qui sait butiner la corolle
Je viens en t'inspirant éveiller tous mes sens
Puis prendre à plein poumons jusqu'à devenir folle
Je vais cueillir en toi l'effluve d'indécence.

 

Le  saviez-vous ? Népenthès est un mot grec Νεπένθος , composé de Νε- « non » et de πένθος « tristesse ». Homère en fit boire à Hélène afin qu'elle oublie son pays natal.
S'abonner et lire Népenthès aujourd'hui, c'est ainsi conjurer un peu la nostalgie ambiante qui attriste la part aliénée de  l'âme européenne.




La Traductière a 30 ans

Dirigée par le poète Jacques Rancourt, La Traductière fête ses 30 ans en nous offrant un numéro de toute beauté. La particularité de la revue étant de publier les poètes choisis en français et en anglais, en plus de leur langue d’origine. Au cœur de ce trentième volume, des poètes venus de Singapour. C’est d’ailleurs la première fois qu’une revue ouvre ainsi ses pages à autant de poètes singapouriens, poètes écrivant dans l’une ou plusieurs des quatre langues parlées là : anglais, chinois mandarin, malais et tamoul. Ce numéro ne propose pas de dossier « poésie de Singapour » à proprement parler. C’est beaucoup plus intéressant que cela. Il est organisé en deux grandes parties (Le lecteur de poésie ; l’attention poétique), ponctuées par un texte éclairant sur la poésie de Singapour, travail collectif proposé par le comité littéraire artistique du National Arts Council de Singapour. Un texte qui permet une première approche pour le néophyte, ce que je suis concernant cette poésie. Les poètes singapouriens sont égrainés au cours des deux parties de la revue.

Le lecteur de poésie occupe les 2/3 de la revue. Rancourt et son comité de rédaction, dont nos amis et collaborateurs réguliers Max Alhau et Elizabeth Brunazzi, ont demandé à des poètes et écrivains, une cinquantaine, de capter leur « rapport personnel et immédiat à la poésie, comme on le ferait pour un auditeur en train d’écouter une pièce musicale ou un spectateur en train d’observer une œuvre picturale ». On trouvera ainsi des textes (entre autres) de Gabrielle Althen, Linda Maria Baros, Eva-Maria Berg, Brigitte Gyr, Shizue Ogawa, Cécile Ouhmani, Fabio Scotto, Jean-Luc Wauthier, Barry Wallenstein… Et un très beau poème de Rancourt. Un texte exceptionnel de Claudio Pozzani. Et plusieurs poètes de Singapour donc : Grace Chia, Chow Teck Seng, Heng Siok Tian, KTM Iqbal, Johar Buang, Théophilus Kwek, Lathaa, Aaron Lee, Madeleine Lee, Lee Tzu Pheng, Kiang Wern Fook, Aaron Maniam,  Edwin Thumboo, Toh Hsien Min, Yeow Kai Chai, Yong Shu Hoong et Zou Lu. Cela donne un ensemble réussi, avec de très belles choses. Ce n’est pas si fréquent lorsque les revues passent commande, et cette qualité mérite d’être signalée. Ainsi :

Viennent ensuite les pages consacrées à l’attention poétique, concept cher à Jacques Rancourt. On y retrouve une partie des poètes appelés dans la première partie de ce numéro. Et un texte de Rancourt exposant ce dont il s’agit. L’idée est venue au poète dans les années 90. Il écrivait jusque-là des poèmes courts et une amitié le conduit à écrire un long poème. Cette écriture est conduite comme une expérience, elle produit réflexions et constats. Extraits : « (…) on pouvait aborder l’écriture d’un poème sans l’angoisse de le terminer, et le reprendre le lendemain ou le surlendemain là où on l’avait laissé ; puis, après avoir relu la partie déjà écrite, repartir au point de jonction et, moyennant une transition opportune, poursuivre l’itinéraire engagé. Et même plus : à travers cette expérience, on prend conscience à quel point l’on n’est jamais tout à fait la même personne d’un jour à l’autre, et que, au lieu de constituer un obstacle, cet écart nous permet d’aller chercher en nous-mêmes, dans notre imagination, dans notre vécu, des perceptions, des sensations et points de vue qui n’étaient pas présents la veille, qui ne le seraient plus le lendemain ou le surlendemain. Ainsi le poème peut-il prendre une coloration multiple, s’ouvrir à une présence humaine plus complexe, favoriser une quête esthétique et spirituelle plus riche. (…) je me suis rendu compte peu à peu de l’existence d’une disposition mentale particulièrement propice, sinon même nécessaire, à l’écriture d’un poème comme à la poursuite d’un poème déjà en cours : c’est ce que je nommai pour moi-même l’attention poétique. Il s’agissait d’être suffisamment distrait pour laisser les mots affluer de tous horizons, et en même temps suffisamment vigilant pour leur permettre de s’organiser en un poème cohérent. Le rôle du poète devenait alors celui d‘un aiguilleur de mots. »  

La Traductière est une revue annuelle à découvrir, si ce n’est déjà fait.




Revue des revues de Christophe Dauphin

EMPREINTES n°19. 48 pages. 8 € le numéro. Abt (4 n°) : 30 €. Rédaction : 102, Boulevard de la Villette, 75019 Paris.

 

            L’Usine est une association qui, sous la houlette de Claude Brabant, existe depuis 1979, avec pour objectif de faire découvrir des artistes contemporains, peintres, dessinateurs, sculpteurs, graveurs, photographes, en organisant des expositions de leurs œuvres, en publiant des livres d’artiste (Swen, François Lauvin, Anne Van Der Linden, Claude Brabant, Philippe Lemaire…) et la revue trimestrielle Empreintes, qui est une revue d’art et de littérature accordant autant de place à l’image qu’à l’écrit. Empreintes s’est donnée comme objectif essentiel de faire des découvertes et publie des textes inédits d’écrivains contemporains (poésie et prose). Dans le cousinage, tantôt de l’art brut, tantôt du surréalisme ou autres, Empreintes fuit vraiment ce qui est dans le vent et porte un regard non-conformiste sur la création de notre temps, sans pour autant s’enfermer dans un thème ou dans une spécialité. Empreintes se réjouit d’être hétéroclite et imprévue pour que le lecteur ne sache jamais d’avance ce qu’il va y trouver, comme dans une pochette-surprise. En fait, Empreintes est une revue d’humeur, sans ligne de conduite ni limites de genre. Empreintes revendique même la liberté de pouvoir être pornographique et provocante quand cela lui convient ; ainsi avec le fameux land art du déjà mythique peintre Nato (voir Empreintes n°8 et 12). Ce n°19 n’échappe aux règles d’ouverture et d’originalité qui caractérisent la revue depuis ses débuts. 48 pages au format 21 x 28 cm. Papier glacé épais. Le bestiaire d’Etienne Ruhaud. Les Lettres républicaines de Touchatout. Des dessins de Victor Soren. L’invention de l’Hyménologie par Jean Hurpy. Des inédits de Jean-Paul Mesters, d’Alex Alexian et de Jehan van Langhenhoven. « Le mur de l’année 2011 », art singulier en Espagne. Le Trocadéroscope, revue tintamarresque de l’Exposition universelle de 1878. A découvrir…

 

LES CAHIERS DE LA RUE VENTURA n°12. 62 pages. 6 €. Rédaction : 9, rue Lino Ventura, 72300 Sablé-sur-Sarthe.

 

            La revue consacre son numéro à Henri Heurtebise le poète (auteur d’une douzaine de livres, dont Chant profond, Rougerie, 2005), l’éditeur des éditions Fondamente et l’animateur (depuis quarante ans) de la revue Multiples. Un entretien (avec Claude Cailleau) : « En écriture, je veux l’expression (l’image) irremplaçable. La poésie a le pouvoir de remplacer le réel, d’avoir une formidable présence. La présence ne signifie rien. Elle est là d’abord. Puis on lui prête une signification. Je cherche à dire fort » ; des témoignages et études de Christian Saint-Paul (H.H. est hanté par l’obsession de s’agréger au vivant »), Michel Baglin (« Ses poèmes chantent ce qui échappe, sinon à l’Histoire, du moins aux réductions sociales, idéologiques, professionnelles et médiatiques qui font l’ordinaire des lieux communs et des comptes à rendre. Ici, on reste sous la lampe de la poésie qui interroge – De quoi vivez-vous si mal ? – et propose : Venons aux mots chuchotés au cœur »), Philippe-Marie Bernadou, Jean-Louis Bernard… Un bel hommage qu’Henri Heurtebise mérite amplement. Le chant déborde - Les petites miséricordes - viennent grossir les bars - les places d'ombre.

 

COUP DE SOLEIL n°83. 40 pages. 7 € le numéro. Abt (3 n°) : 19 €. Rédaction : 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy.

 

            Les poètes du numéro sont notamment : Serge Brindeau (La Vie – Sculpte la pierre – Où l’homme se construit), Ménaché (Lacérer le silence – où s’écrie le poème), Jacques Brossard (Et n’existe – Que ce qui est traversé), Jean Joubert (A puits qui s’embroussaille – préfère le torrent). Une belle somme, comme d’habitude, que suit un appareil critique, restreint certes, par le nombre de notes, mais toujours d’intérêt, comme cette note de J.-P. Gavard-Perret sur Tout est dit (Editinter), de Michel Dunand : « L’humanité de Dunand est une leçon de vie plus qu’une leçon de chose. Le poète mêle le rugueux au lissé, la surface à la profondeur en une rigueur impressionniste. Le disparate plus qu’esquissé signifie la revendication à l’émerveillement sans lequel la vie n’est qu’un suicide programmé. Puisque tout finira reste donc comme seul recours possible l’injonction de l’impératif Viens, qui fracasse la tranquille continuité du discours poétique. » C’est assez juste, et Sacre, le sixième recueil (sans compter les livres d’artiste) de Michel Dunand, chez Jacques André éditeur, le confirme : On a l’impression de marcher sur un nuage, - et pourtant, c’est tout le contraire. – On prend racine. Poète du lieu (l’Inde et Pondicherry, en l’occurrence) et de l’instant (On entend si rarement la rue respirer. – Profiter de l’instant. – Presser son sein), Dunand est toujours ailleurs ; un ailleurs où il se sent chez lui : Il y a un désert dans le mot désir. – J’ai décidé de l’explorer. – J’ai décidé de l’habiter.

 

 7 à dire n°47. 20 pages. 4 € le numéro. Abt (5 n°) : 18 €. Rédaction : La Sauvagerais, La Rotte des Bois, 44810 La Chevallerais.

 

            Ce numéro débute, comme d’habitude, par l’évocation d’un poète aîné (ici, Paul Fort), par Yves Cosson. Suivent des poèmes de Gilles Baudry, d’Elodia Turki, J.-C. A. Coiffard ou Alain Devaux. Les chroniques et notes, sont signées par Jean-Marie Gilory, Jean Bensimon ou Marie-Hélène Verdier. Sac à mots, l’éditeur, qui sévit maintenant depuis onze ans, n’édite pas seulement la revue 7 à dire, mais aussi et surtout, des livres de poèmes. Parmi les parutions récentes, nous retenons particulièrement, Souffles du large et de la rive, de J.-M. Gilory (animateur de Sac à mots et ancien officier général de la Marine), dont on tourne les pages, comme la mer tourne ses vagues, dans l’onirisme des îles et des embruns ; et bien sûr, Avant l’indispensable nuit, qui, dans une édition de François Huglo, rassemble les derniers poèmes inédits de Jean Rousselot. Le grand poète nous a quittés en 2004. Poète de Rochefort, il le fut ; mais rien ne l’agaçait plus, que de se voir réduit à cette étiquette. Son œuvre a touché plusieurs générations de poètes et de lecteurs. Elle est immense et court sur soixante dix ans, de 1935 à 2004 ; soit plus de cent livres (poésie, romans, nouvelles, essais, dictionnaires, critiques, biographies), qui tiren t davantage vers l’isthme que vers la cuvette.  Bien sûr, Avant l’indispensable nuit, n’est certes pas le meilleur livre de poèmes de Rousselot. Il est cependant incontournable, pour qui, aime le poète et son œuvre. Il vaut par sa part de témoignage et aussi, pour cet ultime duel entre le poète et la mort. Jusqu’au bout, Jean Rousselot aura affirmé : « La poésie ne m’a pas fait vivre. Elle a été pourtant, à mes yeux, la seule preuve que j’existe ».

 

CARNET LOUIS GUILLAUME n°35/36 : Le Poème en prose en question. 264 pages. Rédaction : 20, rue de Tournon, 75006 Paris.

           

            Ce numéro double du Carnet Louis Guillaume, comme l’écrit Jeanine Baude dans son éditorial, a pour but de « faire mieux connaître le poème en prose que Louis Guillaume tenait pour essentiel dans sa pratique poétique » et que perpétue depuis trente-six ans maintenant, l’association « Les Amis de Louis Guillaume », en publiant le Carnet Louis Guillaume et en décernant chaque mois de janvier, le « Prix du poème en prose ». Ce numéro anniversaire, riche, copieux et des plus instructifs, contient dans sa première partie, une pertinente histoire et des témoignages sur l’histoire et l’évolution du poème en prose, avec, notamment, des articles de Louis Guillaume, Pierre Garnier, Michel Decaudin, Jean-Claude Martin ou Gabrielle Althen. Suit, une copieuse rétrospective des lauréats du « Prix du poème en prose », de Marcel Hennart (1973) à Raphaël Miccoli (2009), en passant par Albert Ayguesparse, Jacquette Reboul, Gérard Bocholier, André Lagrange (qui vient de nous quitter), Philippe Jones, etc. Que du beau monde. La qualité, de plus, est au rendez-vous. 




Le Journal des Poètes, une aventure inédite dans l’histoire des lettres belges

1931 : une revue parmi tant d’autres

Lorsque paraissent, le 4 avril 1931, dans une presse bruxelloise, quatre feuilles inédites, en format A3, sommairement agrafées et regroupées sous le nom de Journal des Poètes, l’historiographie revuiste ne sait pas encore l’importance de ce nouveau périodique pour la diffusion et la promotion de la poésie, belge ou étrangère.

L’époque, en effet, regorgeait de revues qui défendaient et illustraient la littérature contemporaine, belge ou française. Du moderniste Ça ira ! à l’académique Thyrse, en passant par la doyenne Revue générale, le champ littéraire belge foisonnait en périodiques, de tous genres, de tous styles et de tous formats.

Mais le comité de rédaction, ainsi composé de Pierre Bourgeois, Maurice Carême, Georges Linze, Norge et Edmond Vandercammen, forts d’expériences individuelles marquantes (comme celles de 7 arts ou d’Anthologie par exemple) allait prendre certaines décisions capitales pour l’avenir de leur Journal, qui lui permettraient de se distinguer très vite des autres publications.

Parmi ces initiatives, la plus probante va être, sans conteste, l’arrivée dans le comité de Pierre-Louis Flouquet, poète et prosateur français, dont le carnet d’adresses, bien rempli, va permettre à la revue d’atteindre une reconnaissance internationale. Paul Werrie et Henry Vandeputte viendront compléter ce premier comité qui, pendant cinq ans, aura pour objectif de diffuser tout ce qui se crée en poésie, sans privilégier une esthétique particulière. « Poésie ! » : tel est le programme ainsi défendu par les fondateurs du Journal.

 Le caractère résolument éclectique et universel de la revue s’illustrera aussi par la mise sur pied d’une série de comités de rédaction étrangers, comités qui vont permettre de diffuser les idées du périodique, mais aussi de découvrir des poètes étrangers en Belgique. Le choix d’une telle orientation, résumée dans le slogan « Poètes de tous les pays, unissez vous ! » qui introduit la quatrième publication du périodique, sera judicieux.

À côté de cet éclectisme singulier, Le Journal des Poètes détonnera également dans l’ensemble des publications par son format, délaissant la présentation « classique » en feuillets pour privilégier la forme A3, en quatre pages, où se mêlent poèmes inédits, articles de fond, interviews et critiques de livres.

 

1935 -1940 : une revue, une maison d’édition et un prix littéraire

En 1935, quelques changements décisifs pour l’avenir du périodique sont à mentionner. Parmi ceux-ci, l’organisation des « Dîners du Journal des Poètes » qui se tient tantôt à Bruxelles, tantôt à Paris. Si le caractère international de la revue se faisait déjà sentir dans les premières publications, cette initiative a le mérite de marquer davantage encore un rapprochement stratégique avec la capitale française. L’influence de Pierre-Louis Flouquet est, à ce moment, particulièrement décisive pour le Journal. C’est d’ailleurs lui qui décide, en décembre 1935, de suspendre les parutions et de les remplacer par les éditions des Cahiers du Journal des Poètes et son trimestriel Le Courrier des Poètes. La maison d’édition ainsi créée publiera pas moins de dix ouvrages par an, répartis en séries « Recueils de Poésie », « Essais » ou encore « Anthologies ». Le périodique est, quant à lui, dirigé par Jean Delaet. Mais si le format et les rubriques ont quelque peu changé, le comité qui dirige ladite revue est sensiblement le même que celui du premier périodique et garde les options esthétiques qui étaient les siennes au début de l’entreprise.

Bien qu’elles puissent paraître anecdotiques et secondaires, les modifications apportées par Flouquet sont primordiales, en ce qu’elles sont le reflet d’un véritable changement de mentalité au sein du Journal des Poètes : la revue va, au fil des mois et des publications, être à l’écoute de tout ce qui se crée et se dit en poésie francophone, en devenant un lieu stratégique et décisif pour la diffusion et la promotion de la poésie. Et les prémices de ces bouleversements sont à trouver dans la création des Cahiers ou dans l’organisation de prix littéraires – dont le Prix des Poètes qui récompense une œuvre poétique originale. Différents poètes recevront d’ailleurs ce prix : Jean Mogin en 1937 pour La Vigne amère ou Charles Bertin en 1944 pour Psaumes sans la grâce.

 

1946 -1955 : la revue renaît et lance les Biennales de la Poésie

Le Journal des Poètes va renaître ! Il est juste de rappeler que grâce à l’activité du Journal des Poètes, la Belgique devint l’un des centres vivants de la poésie, capitale de la Poésie !

C’est ainsi que s’ouvre en février 1946, le premier numéro du Journal, dont Pierre-Louis Flouquet souhaite reprendre la parution sous son format d’origine.

Si les initiateurs de la revue sont toujours là, d’autres poètes vont intégrer le comité de rédaction. Ce renouvellement sera important pour l’avenir du Journal, tant les personnalités qui l’intègrent ont, à l’époque, une influence sur le paysage littéraire belge. Pensons ainsi à Albert Ayguesparse, fondateur de la revue Marginales et homme de lettre engagé ; Roger Bodart, défenseur de la poésie auprès du Ministère de l’Instruction et créateur du trimestriel Empreintes ; Fernand Verhesen, à qui on doit beaucoup dans la découverte de la poésie latino-américaine et dans la création du Centre International d'Études Poétiques ; Franz Hellens, personnalité emblématique de la littérature belge de l’époque et père du Disque vert ; et surtout, Arthur Haulot, futur directeur de la revue.

L’entrée au Journal de ce dernier est pourtant discrète : en 1946, c’est en sa qualité de Commissaire général au tourisme qu’Arthur Haulot va rédiger quelques numéros spéciaux dédiés à la culture locale. En novembre 1950, lors d’une réunion du groupe, il va proposer la création de rencontres internationales de poésie. Ce seront les futures Biennales Internationales de la poésie qui se tiendront pour la première fois en septembre 1952, au casino de Knokke en Belgique. Le retentissement est tel que les organisateurs décident d’organiser ces rencontres tous les deux ans : « Les poètes appartenant à quatorze pays européens se déclarent convaincus de l’utilité du rassemblement et décident de donner à ces Rencontres, sous la présidence de Jean Cassou, un caractère permanent, sous la forme des Rencontres Biennales de Poésie Internationale. »

Devenu entre-temps codirecteur de la revue avec Flouquet, Haulot présentera les premières Biennales Internationales en un événement culturel sans précédent dans le monde littéraire. Le Journal des Poètes se fera le témoin privilégié de ces rencontres.

Attentive aux mutations poétiques de son époque, la revue se démarque néanmoins des revues avant-gardistes par l’accueil plus que favorable qu’elle donne au mouvement néoclassique. Plus qu’ailleurs ce courant y recevra une réception attentive, ce qui lui permettra de se développer et d’atteindre un rayonnement sans précédent dans l’histoire des lettres belges.

 

1955-1980 : une revue et une maison Internationale de la Poésie

Une des dernières initiatives déterminantes pour le Journal se produit en 1955 lorsqu’Arthur Haulot, tout en poursuivant un important travail de directeur, créée la Maison Internationale de la Poésie, décision inédite pour l’époque. Le Journal des Poètes se dote dès lors d’une véritable structure institutionnelle qui lui assurait, indirectement, un avenir parfois incertain.

Le Journal, parallèlement à cette nouvelle infrastructure, continue ses publications, à un rythme de six bimestriels par an. Les grands noms de la poésie francophone le rejoignent : Liliane Wouters, Louis Dubrau, Jacques Izoard, Francis Edeline, et tant d’autres.

 Et si le destin du périodique est celui que l’on connaît aujourd’hui, les raisons de ce succès sont à trouver autant dans la clairvoyance de ses créateurs – dont Pierre Bourgeois, amoureux inépuisable de la poésie, est un bel exemple – que dans l’intelligence de ces multiples personnalités qui se sont succédé au sein du comité de rédaction du Journal des Poètes. Ce périodique tire ainsi sa force, sinon son trait définitoire, d’avoir su se donner, plus que toute autre revue littéraire, les moyens d’être une instance privilégiée pour la défense de la poésie, en conciliant anciennes traditions et nouvelles tendances poétiques.

 

2011 : une revue qui fête ses 80 ans d’existence

Aujourd’hui, en ce début du 3e millénaire, Le Journal des Poètes présente toujours à ses fidèles lecteurs une publication trimestrielle variée sur l’actualité poétique. Certes, le contenu et la structure ont été quelque peu modifiés par rapport au premier tirage. Certaines rubriques sont revenues, comme « Chroniques des revues » ou « Rencontres » ; d’autres ont été ajoutées, comme « Voix nouvelles » ; des dossiers, enfin, ont été mis sur pied, chacun lié à un mouvement ou une grande tendance poétique, comme les femmes-poètes de la beat generation par exemple. Mais Jean-Luc Wauthier et son équipe actuelle, dirigée par Moussia Haulot et Philippe Jones, ont su, comme leurs illustres prédécesseurs, maintenir la philosophie première du Journal des Poètes, en lui donnant, à chaque nouvelle époque, une nouvelle respiration, afin de maintenir le plus fidèlement possible le programme initial : Poésie !




Les deux récents volumes de la revue Arpa

Dans le mainstream, Arpa a la côte. C’est normal. La revue vient de dépasser les cent numéros, ce qui en ces temps délicats n’est pas une mince affaire. Le bateau navigue sous la direction d’un poète que Recours au Poème apprécie, Gérard Bocholier, et compte quelques noms amis en son comité de rédaction, ainsi Pierre Maubé.
Au fil des numéros, Arpa publie des voix qui comptent dans le paysage poétique français, voix nouvelles ou confirmées. Ainsi, ces deux récents numéros permettent de lire des textes de (on ne citera évidemment pas tout le monde) Gabrielle Althen, Jean-Luc Wauthier, Anise Koltz, Jean-Pierre Boulic, Gaëlle Josse, Matthieu Baumier, Christine Givry, Jean-Pierre Farines, Josette Ségura, Christian Viguié, Porfiro Mamani Macedo, Pierre Dhainaut, Marc Alyn, Jean-Marc Sourdillon, Emilie Vuissoz, Jean-Pierre Denis, Bruno Mabille, Jean Pichet, Janine Modlinger, Judith Chavanne, Jacqueline Bouchet, Bernard Perroy…
Cela parle de soi-même.
Les voix d’Arpa reviennent souvent. On pense à celles des numéros précédents, ainsi Mambrino, Ancet, Cheng, Métellus, Momeux, Cadou, Mac Leod, Lemaire, Tâche, Pusterla, Pfister…
Que dire, sinon que Recours au Poème se sent ici en étendue de fraternité.
Une revue à laquelle il convient de s’abonner, elles ne sont plus si nombreuses les vraies revues de poésie.

Revue Arpa, n° 102 (octobre 2011), 104 pages, 11 euros et n° 103 (février 2012), 104 pages, 11 euros.

C/O Gérard Bocholier, 44 rue Morel-Ladeuil. 63 000 Clermont-Ferrand.

www.arpa-poesie.fr




La main millénaire en ses deux premiers numéros

La main millénaire est une belle revue format poche, blanche comme le rivage africain de la Méditerranée, sobre et jolie en même temps. Elle a été créée fin 2011 par le poète Jean-Pierre Védrines, qui fut un des principaux animateurs de la revue Souffles, avant de lancer cette nouvelle aventure. Il convient de saluer toute revue de véritable poésie naissante, c’est à chaque fois un soupçon de vie en sus. Védrines est un habitué des revues auquel il collabore souvent (Europe, l’ancien Autre Sud, Les Hommes sans épaules…). Cela explique peut-être que La main millénaire atteigne dès son second numéro une telle maturité, tant par la qualité des textes proposés que par une sorte d’unité de ton, au sens des couleurs, pas des sons : La main millénaire respire l’ocre, elle est à l’évidence une émanation ancrée dans la profondeur de l’âme méditerranéenne ; et cette réussite immédiate ne peut être que le fait de sa cheville ouvrière, et de son comité de rédaction.

De fait, la revue respire le sud, de par la majorité des voix qu’elle porte, même si des poètes d’autres régions de France et du monde se trouvent aussi en ses pages. D’ailleurs, La main millénaire est une vraie revue « à l’ancienne » suis-je tentée d’écrire, au sens où elle mène une vraie politique d’auteurs, ce qui explique aussi pour partie, je le crois, le ton, l’unité déjà atteinte : on retrouve ainsi du premier au second numéro des poètes comme Védrines, Quine Chevalier, Ida Jaroschek, Matthieu Baumier, Julien Fortier, Jo Pacini… Le premier volume donnait à lire un dossier consacré à René Pons, le second se tourne vers la poésie de Keltoum Staali. Les textes sont divers, forts, on lit de vraies voix poétiques en La main millénaire, ainsi Frédéric Jacques Temple, Serge Velay, Gwen Garnier-Duguy, Jean-Claude Xuereb, Paul Godard… Impossible de tous les citer mais tous sont à lire. Le tout est accompagné de notes de lecture confiées à des plumes critiques connues par ailleurs. Une bien belle aventure. On ne peut, pour finir, que conseiller la lecture du superbe poème du maître d’œuvre, intitulé La naissance du monde.

Revue La main millénaire, n° 1 (automne 2011) et n°2 (hiver / printemps 2012), 80 puis 144 pages, 15 euros chaque numéro.
Jean-Pierre Védrines. 126 rue du Canneau, 34 400 Lunel (France)
jean.pierre.vedrines@cegetel.net

Plus d’informations ici :

http://www.lamainmillenaire.net/




Les trois dernières superbes livraisons de Nunc

Parvenue à son vingt-sixième numéro, Nunc n’est presque plus à présenter. Plus qu’une simple revue de poésie ou de réflexion, Réginald Gaillard et Franck Damour pilotent une des principales aventures intellectuelles en langue française de notre temps. Nunc ne ressemble à aucun autre objet connu : on y trouve des poèmes d’auteurs contemporains, des traductions de poètes disparus, des essais littéraires, anthropologiques, cinématographiques, des correspondances inédites, des textes oubliés de théologiens, des dossiers, des cahiers (Marcel Jousse, n°25 ; Pierre Emmanuel, n° 24)… Nunc est inclassable bien que son essence même soit poétique. En témoignent les œuvres d’art qui accompagnent chaque numéro. La revue, selon les numéros, selon ses axes, se veut originelle, anthropologique ou ardente. Et tout cela, elle l’est, ce qui explique sa durée de vie, ce qui est loin d’être fréquent par les temps qui courent. Chrétienne, la revue est un espace de quête intérieure et son combat est celui de la réalité du sens, un combat qui ici n’a rien d’idéologique ou de fermé, tout au contraire. Nunc est le lieu de l’ouverture du compas.

Le numéro 26 propose un « cahier Terrence Malick », quatre textes autour du cinéaste qui a obtenu la palme d’or de Cannes pour The Tree of Life. Des textes de Damour (montrant bien l’importance de ce cinéma et les raisons du mal être de la critique officielle face à une telle œuvre), d’Ariane Gaudeaux, Guilhem Causse et Jean-Pierre Sonnet. La figure de Job rôde. Le tout se terminant par la traduction de poèmes d’Enrique Molina, poète argentin mort en 1996, aux vers pour le moins puissants :

 

Étrange lien
peuplé de visages en marche et de vagues habitudes passionnelles entre
   les indicateurs du chemin
les lits se détachent du feu
les têtes se montrent à travers les murs
et les femmes ondulent prédites par l’oubli dans les oracles vagabonds
avec du tabac du vin des robes déchirées et des lettres ardentes comme une
   pastorale de baisers
recevant en plein cœur la balle emplumée du délire
la foudre des choses qui s’évadent avec de l’or à la rougeur des larmes

[extrait de Amantes antipodas / Amants antipodes, 1961, traduction de Susana Peńalva]

 

En ce lieu, j’insiste sur la poésie, même si ce numéro comporte aussi un fort intéressant « cahier G. Didi Huberman ». On lira douze poèmes d’Emmanuel Damon, dont un beau Sommeil du peintre, des extraits des visages de Pénélope signés Blandine Poinsignon, Le tutoiement des autres de Serge Núńez Tolin, le surprenant et entraînant travail formel de Christian Vogels intitulé Iconostases. Et plus loin, des poèmes extrêmement émouvants, poignants, de Dominique Sorrente, une Esquisse pour la vivante :

 

Viens dit-elle, suis-moi
sur ce rebord du monde
où mon ventre dans son théâtre blanc
respire.
Viens, dit-elle, suis-moi.

Les gisants sont de bonne humeur aujourd’hui.
J’ai mis de côté
les bavardages, les mouchoirs obsolètes.
Trop de trop, et tous les simulacres ont rendez-vous
avec un rougeoiement de braise.

J’assiste à une singulière étreinte entre une flamme bleue
qui veut rester au noir
et la vie longue qui l’entraîne.

(…)

Les poèmes sont suivis d’une intéressante étude de Déborah Heissler sur la poésie de Sorrente.
Poésie donc.

Dans les deux précédents numéros, où l’on croise la voix de Matthieu Baumier, en cet hommage à la poésie de La Tour du Pin et à ses pays sans légende qui meurent de froid :

 

Quand l’oiseau envole
L’ambre du ciel.
Feu –
Feu feu feu !
Sur la chair.

Quand l’oiseau avale
Un pont de neige
Feu –
Feu feu feu !
Sur ses ailes.

Et feu dans le corps des arbres !

Quand les pays n’ont plus d’âme,
Feu !
Quand les vents cabriolent la poésie
les mythes dépités pleurent

Feu !
Ouvrez le feu !
Ouvrez le feu !

Peu importe.

Chemises blanches et déchirées,
Les légendes bomberont le torse.

 

Ainsi que les voix de Claude Tuduri ou Partaw Naderi, poète né en afghanistan :

Lacs de verdure

Quand tu ouvres les yeux
Le monde entier verdoie
Je ne sais,
Peut-être tes yeux
Sont-ils des lacs
Descendus du vert royaume des dieux.

Kaboul, juillet 1989

[extrait de Instants de Plombs, traduit du persan (dari) par Sébastien Duhaut]

Sept pages d’une beauté exceptionnelle.

Les voix aussi de Pierre Emmanuel (une dizaine de pages de poèmes présentés par Réginald Gaillard), d’Andras Gerevich ou de Pierre Lecoeur en son Crépuscule :

 

Dans le crépuscule du monde
la lumière prend son temps
entre les rangs de tiges
sur les pétales des fleurs cachées

Mais une ombre lancée
dans l’espace entre les maisons
ouvre d’autres domaines d’heures

Un paysage de vallée se dépose
où l’on voit bouger sur un seuil
un rideau portier multicolore
Des télévisions bleues et roses clignotent
dans l’air de plus en plus gris
Tremblantes
les distances durent

 

 

 

 




Le Bateau Fantôme : anniversaire et acte de décès

Une des très belles aventures revuistiques de ces dix dernières années, en poésie, mais pas seulement, qui s’interrompt ; pas de tristesse pourtant. Le Bateau avait prévu son dernier voyage, une sorte de sabordage volontaire dès sa première sortie du port. Telle était la volonté de son directeur et poète talentueux, Mathieu Hilfiger.

Les voyages du Bateau fantôme ont suivi dix trajets précis, toujours dans un habit de grande beauté : la maison, l’arbre, la douceur, le livre, la nuit, l’enfance, l’animal, le silence, l’amour et… la mort. Pour terminer. À chaque fois, le numéro comporte des poèmes en vers et ou en prose, des textes, de la philosophie, des œuvres d’art, des entretiens… Un ensemble toujours très riche. Mathieu Hilfiger a conçu cette aventure comme un cycle en dix étapes. Et il y a quelque chose d’initiatique dans tout cela, dans cette fin qui n’en est pas vraiment une, plutôt une porte ouverte vers autre chose, l’ailleurs.

Ce dixième et dernier volume offre un sommaire de toute beauté. Il s’ouvre sur un entretien entre Bruno Gaultier et la philosophe Françoise Bonardel, auteur de livres sur l’alchimie, le sacré et la situation de la civilisation européenne contemporaine. Une pensée en actes, sur la mort, autour de Nietzsche. Ensuite, poètes et essayistes alternent. Il n’est jamais possible de tout évoquer lorsque l’on parle d’une revue. L’essai d’Anne-Marie Baranowski, sur le Château de Kafka et Vampyr de Dreyer, et celui de Jean-Noël Duhot, La mort, l’Au-delà, les Grecs et nous ont attiré mon attention. Mais le Bateau est aussi, surtout de mon point de vue « orienté », une revue de poésie. Et sa richesse en ce domaine est grande. Dans cette ultime livraison, on trouvera des poèmes de Gwen Garnier-Duguy, Gérard Bocholier, Matthieu Baumier, Bernadette Engel-Roux, Ugo Feracci et des proses poétiques de Jean-Marc Sourdillon et de Mathieu Hilfiger.

 

Ainsi Mathieu Hilfiger :

La langue que nous parlons n’appartient jamais qu’aux morts. Nous projetons devant nos bouches des sons qui sont des échos du passé. De ces échos balancés dans le vide nocturne d’un haut sommet glacé.

Nous parlons du temps d’un passé composé, dont les auxiliaires assurent la révolution. Les mots partent de nos gorges, lancés vers le présent, car nous parlons à partir d’auparavant. Nous les lançons derrière nous afin qu’ils reviennent un peu vers nous, comme des boomerangs. N’est-ce point étrange ?

Extraits de Nuit primitive

 

 

Gérard Bocholier :

 

La terre sera légère
Les rocs et le ciel de plomb
Puisque je vivrai ailleurs
Hors de ma chair de limon

 

J’aurai quitté les pensées
D’ici pour celle des morts
Et ta gloire emportera
Mon sable dans ta lumière

Extrait de La mort si simple

 

Gwen Garnier-Duguy :

 

Quelque chose nous tient
           enfouies
         nous, veille

 

C’est ici que s’entend
          l
e sens
        du rythme

 

Nous ne pensons pas
     Nous sommes
          Jointure

 

      Conservons
     le feu au sein
    des demeures

extrait de Pensées Pariétales

 

Un volume que l’on ne peut que chaudement recommander, comme l’on conseillera de se tourner vers les anciens numéros où l’on retrouvera nombre de poètes français parmi les plus importants, ainsi par exemple, dans le numéro précédent consacré à l’amour : Pierre Dhainaut, Jean Maison, Jean-Pierre Lemaire, Isabelle Raviolo, Yves Bonnefoy, Judith Chavanne, Gérard Bocholier, Jean-Marc Sourdillon, Bernadette Engel-Roux, Mathieu Hilfiger, Myriam Eck, Béatrice Bonhomme…

Sophie d’Alençon