Passage en revues

 Autour de Arpa, Europe, La Passe, La main millénaire et Phoenix

 

Les revues demeurent un lieu de passage obligé pour les poètes comme pour les lecteurs amoureux de poésie, elles permettent souvent de prendre langue avec une poésie dont on ignorait tout ou bien de découvrir le travail d’un poète dont on vous avait parlé mais que vous n’aviez pas eu l’occasion de lire. Écrire ces phrases au démarrage d’une chronique, il y a 15 ans, eut été écrire une lapalissade. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, en une époque où nombre de mauvaises langues ergotent régulièrement sur la prétendue mort de la poésie, et a fortiori sur l’acte de décès des revues. Elles meurent, les revues, c’est vrai. C’est d’ailleurs ce qu’elles ont toujours fait, vivre, développer ce qu’elles avaient à dire, et s’effacer le moment venu. Nous n’irons pas ici dans le sens des mauvaises langues, bien au contraire : nous lisons, aimons, critiquons quand ce n’est pas le cas, nombre de revues paraissant en France. Et en effet elles sont nombreuses. Et menacées. Toujours. Par le manque de chevilles ouvrières et d’argent. Et alors ? On lit parfois ici et là qui si les poètes et auteurs de poèmes (ou prétendus tels) achetaient des revues, elles vivraient tranquillement. Sans doute. Et encore… Reste que ce n’est pas le problème. Le poète n’est pas le grand argentier des revues de poésie sous prétexte qu’il est poète, et puis quoi encore ! Et encore moins le financier des revues qui publient ses poèmes. Ce n’est pas dans cette cour que se font les choses. Chacun son atelier. Le poète écrit. Le directeur de revue aide à lire la poésie en tentant de faire vivre sa revue. Chacun son rôle. Et tous les chemins sont bons qui mènent à la poésie (je ne parle évidemment pas ici des « revues » qui s’apparentent à des poubelles de l’écriture paroissiale).

 

Ouvrant les pages du n° 104 de la revue Arpa, dirigée par notre ami et chroniqueur Gérard Bocholier, revue qui est aujourd’hui une incontestable institution du paysage poétique, on croisera les mots de nombre de poètes que nous aimons ici, dans Recours au Poème : Philippe Mac Leod, Jean-François Mathé (dont on lira par ailleurs les recueils chez Rougerie, ou bien son étonnant fragment de poème paru au Cadran ligné sous le titre La rose au cœur), Bernadette Engel-Roux ou encore Régis Lefort… Ainsi que les deux vivifiants essais de Jean-Yves Masson (« Au commencement était la forme, qui est le réceptacle du silence », superbe conclusion de l’envoi !) et Eric Dazzan, par ailleurs éditeur d’un superbe catalogue de recueils aux éditions L’Arrière Pays, au sujet de Pirotte.

Arpa. Gérard Bocholier. 44 rue Morel-Ladeuil. 63 000 Clermont-Ferrand.

www.arpa-poesie.fr

 

 Le n° de juin-juillet 2012 de la revue Europe est un des grands numéros de cette exceptionnelle aventure littéraire. Un numéro consacré à l’œuvre de Jacques Dupin, dont le visage ornant la couverture paraît surplomber avec colère un monde dépoétisé (en apparence). Ce volume est incontournable, d’une richesse extraordinaire. Dans ce dossier, on lira un entretien passionnant avec Paul Auster, proche ami et complice de Dupin, des textes de Dominique Viart, Jean-Claude Mathieu, Nicolas Pesquès, Patrick Quillier, Piero Bigongiari, Jean Bollack, Jean-Patrice Courtois, Alain Veinstein, Rémi Labrusse… ainsi que les textes de deux collaborateurs de Recours au Poème, Michèle Finck et Jean Maison

Et des poèmes de Jacques Dupin.

La partie poésie de ce numéro d’Europe est de très belle facture, avec des poèmes d’Esther Tellermann, John Ashbery, François Zénone, Emmanuel Laugier et Franck André Jamme. Ce volume est de ceux que tout lecteur de poésie doit posséder en 2012.

Europe. 4 rue Marie-Rose. 75014 Paris.

www.europe-revue.net/

 

En son quinzième numéro, la non conformiste revue « des langues poétiques » La Passe se penche sur les « révérences à corps perdus ». Des textes et poèmes de Paul Badin, Tristan Félix (superbe Gnossienne), Philippe Blondeau, Pierre Delaporte, Maurice Mourier, Anne Peslier… Un superbe ensemble textes / images de Jean-Daniel Doutreligne, Frédéric Moulin et Emma Moulin-Desvergnes. Quatre poèmes de notre collaborateur Matthieu Baumier, extraits de ses Mystes en cours d’écriture. La Passe est une revue originale, différente en son ton de bien des aventures revuistiques récentes. A découvrir.

La Passe. Philippe Blondeau. 3 rue des moulins. 80 250 Remiencourt.

http://lusineamuses.free.fr/?-revue-LA-PASSE-

 

 

La main millénaire a déjà plus d’un an. Belle revue menée par Jean-Pierre Védrines, que les lecteurs de Recours au Poème connaissent bien, et qui en son troisième opus met Christian Viguié à l’honneur. La revue s’ouvre d’ailleurs sur un ensemble formidable de textes du poète avant de laisser la place à des voix qui, pour être variées, n’en sont pas moins souvent fortes. Ainsi : Gérard Farasse, Max Alhau, Jo Pacini, Quine Chevalier, André Morel, Julien Fortier ou encore Ida Jaroschek. On lira aussi les poèmes de Pascal Boulanger, Gwen Garnier-Duguy et Mathieu Hilfiger ou l’échange de lettres entre Matthieu Gosztola et André du Bouchet, quatre collaborateurs réguliers de notre magazine. Jean-Pierre Védrines en cette main millénaire a réussi son pari : relancer une revue talentueuse du côté de Montpellier.

La main millénaire. Jean-Pierre Védrines. 126 rue du Canneau. 34 400 Lunel.

jean.pierre.vedrines@cegetel.net

www.lamainmillenaire.net

 

 De toutes les revues dont je parle ici, Phoenix est malgré les apparences la plus ancienne. Un numéro 6 apparaît sur la couverture, lui donnant moins de deux ans d’âge mais cela est trompeur : Phoenix succède à Autre Sud laquelle succédait à Sud. Ouvrir ses pages, c’est entrer de plain-pied dans l’histoire des revues françaises de poésie, histoire marquée au 20e siècle par la résistance dans le sud de la France. Une aventure monumentale, aujourd’hui menée par André Ughetto. Ce numéro est consacré à Jean Métellus, une poésie engagée du côté de la négritude et marquée par le langage des Antilles. On lira ce volume en accompagnement du récent recueil du même poète paru aux éditions Le Temps des Cerises. Le dossier est orchestré par Jeanine Baude. Beau dossier qui permet d’appréhender en profondeur la poésie de Métellus. Puis vient un hommage à Bernard Vargaftig dont la voix nous a quittés depuis peu. Un ensemble fort de poèmes aussi, signés Georges Drano, Albertine Benedetto, Yves Broussard entre autres. Et en version bilingue la force de la voix du poète péruvien Porfirio-Mamani-Macedo, dont plusieurs recueils sont disponibles en France. Une revue incontournable.

Phoenix. 4 rue Fénélon. 13006 Marseille.

www.revuephoenix.com

 

 

 




Les Cahiers du sens et le sens du Mystère

 

Le dernier numéro des Cahiers du Sens, revue annuelle des éditions Le Nouvel Athanor, animée par les poètes et éditeurs Jean-Luc Maxence et Danny-Marc, s’attaque, en cette année 2012, au Mystère. Concernant ce thème, le volume est divisé en deux grandes parties, des textes d’abord, une anthologie poétique permanente ensuite. Une trentaine de textes abordent la question du mystère de façon extraordinairement diversifiée, et cela ajoute à l’intérêt de la lecture. On croise des approches orthodoxes laïque, alchimique, jungienne, catholique… D’autres centrées sur l’orient. À titre personnel, mon intérêt m’a porté vers les textes de Cerbelaud, Emery, Nys-Mazure ou Selos. Mais l’ensemble titille sérieusement l’esprit, et conduit son lecteur revigoré directement dans l’antre des poèmes. On se retrouve alors en compagnie d’un fantastique monstre revuistique : près d’une centaine de poèmes et de poètes. L’anthologie s’ouvre sur un superbe texte de Salah Al Hamdani, Rêve fossoyeur, dédié aux victimes du tyran syrien. On croise ensuite, en un choix ici aussi tout personnel, des poèmes forts : Allix, AxoDom, Baumier, Berthier, Boudou, Danny-Marc, Laurence Bouvet, Garnier-Duguy, Héroult, Kiko, Jean-Luc Maxence, Evelyne Morin, Colette Nys-Mazure, Rémi Pelon, Perroy, Pfister, Sigaux, Sorrente, Viallebesset… Tout cela est loin d’être anodin ! Un panorama d’une partie de la poésie des profondeurs, versant France, d’aujourd’hui.  

Le volume se prolonge par des notes de lecture permettant de belles découvertes.

Les Cahiers du Sens, une revue toujours aussi nécessaire, qui impose sa voix, démontrant que la poésie contemporaine est un cheminement en profondeur. Une des rares et très belles revues de poésie française.




La revue Nunc fête sa dixième année

Et de quelle manière ! Ce 27e numéro de la toujours très belle revue Nunc, accompagné de dessins et de photographies superbes de sculptures de Paul de Pignol, s’organise autour d’un dossier consacré au poète anglais Gérard Manley Hopkins. Aussi connu et important dans le monde anglo-saxon que peut l’être Rimbaud dans le monde francophone. Un poète qui fait d‘ailleurs l’objet d’études régulières dans le cadre de la Hopkins Quaterly, revue basée à Philadelphie (www.hopkinsquaterly.com). À l’évidence, la place accordée à ce poète dans nos contrées, ou le peu de place plutôt, mériterait un essai à elle toute seule. Tout juste peut-on lire Hopkins en se procurant un volume de la collection Orphée, collection redevenue depuis peu active, ou bien chez Arfuyen, un premier tome de ses poésies traduites par Jean Mambrino, en attendant le second dont la parution est annoncée. Un ancien numéro de la revue Po&sie aussi, il y a une dizaine d’années. La collection de poche Poésie Gallimard a dû s’endormir. Il y a donc des veilleurs, c’est heureux. La revue Nunc est de ceux là, proposant ce qui est sans aucun doute le plus important dossier jamais consacré à Hopkins en langue française, avec de nombreux poèmes dans les traductions de René Gallet, Jean Mambrino et Jacques Darras. Hopkins est devenu célèbre et important après sa mort, lui qui n’eut pas le bonheur de voir ses poèmes édités de son vivant. Outre la force de sa poésie, l’importance de ce poète tient à la façon dont il a renouvelé en un geste unique la langue poétique anglaise, ce que son traducteur disparu il y a peu, René Gallet, appelait le « rythme bondissant ». Cette écriture est analysée ici par Emily Taylor Merriman, par ailleurs collaboratrice de la Hopkins Quaterly, dans un article solide, une écriture dont elle dit ceci : « Pour ceux qui connaissent peu le prêtre et poète Gerard Manley Hopkins, l’invention du sprung rhythm (ou « rythme bondissant » dans la traduction française de René Gallet) et l’usage qu’il en fit peuvent apparaître comme un étrange mystère poétique. En vérité, cette nouvelle forme prosodique n’est guère complexe dans son essence, mais certaines obscurités entourent la manière dont le poète a écrit sur le sujet, de même qu’elle renferme certains éléments paradoxaux qui l’ont fait apparaître comme ésotérique, rebutante voire bizarre, mais aussi exaltante. Plus de cent ans après son invention pat Hopkins, le rythme bondissant continue de susciter de l’intérêt dans certaines sphères sans toutefois produire un consensus (…) La valeur du rythme bondissant ne réside pas seulement dans ses innovations techniques – qui, à l’instar de nombreuses grandes innovations, remontent à des formes plus anciennes – mais aussi dans ses ramifications qui dépassent le domaine de la versification en elle-même pour ouvrir à de dimensions à la fois politiques et métaphysiques ». De quoi s’agit-il ? De cela :

 

Sévère, outre terre, égal , accordable,│voussuré, démesuré… saisissant
Le crépuscule œuvre à la nuit incommensurable│l’universelle matrice, demeure, tombe.
Ses tendres lueurs d’ambre, retirées en sinuant vers le couchant,│sa lumière grise, désolée,
                                                                                                                                           [suspendue là haut
Se dissipent ; des primes étoiles,│prééminentes nous surplombent,
Célestes figures-de-feu. Car la terre│a dénoué son être ; sa diaprure est finie, dis-
persée, entièrement confondue, en cohues ;│l’un trempant dans l’autre, se pâtant ; tout
À présent se démémore, se démembre│en entier. Mon cœur tu me souffles vrai :
Notre crépuscule nous domine, notre nuit│tombe, s’abat pour notre fin.
Seules les branches feuillées en becs dragonesques│damassent le jour morne, au poli
                                                                                                                                       [d’outil ; noires
Profondément noires. Notre oracle, Ô notre oracle !│Que la vie épuisée, oh que la vie dévide
sa variété jadis si dense, tachetée, veinée│toute sur deux bobines, sépare, parque, enclose
À présent tout entière en deux troupeaux, deux enceintes – noir, blanc ;│bien, mal, compter
                                                                                               [seuls, faire cas de ces seuls, songer
À ces deux seuls ; prendre garde à un monde où ces│deux seuls disent, se contredisent ;
                                                                                                                                             [à une torture
Où les pensées tendues, tordues d’elles-mêmes, désengainées, désabritées│crissent contre
                                                                                                                   [des pensées gémissantes.

 

Nous sommes au 19e siècle. On prendra garde aujourd’hui, avant de clamer sa modernité à tout va, de lire Hopkins. Car le poète était homme du 19e siècle − et prêtre. Un prêtre catholique dans une Angleterre protestante, Anglicane. En une époque déculturée et parfois fière de l’être, cela dira peu. Pourtant, devenir catholique dans cette Angleterre-là, c’était un acte plus que courageux. C’était se mettre au ban de sa famille et d’une partie de la société. Passer à l’ennemi. Donc, poète moderne, bouleversant la langue poétique anglaise, catholique et… Jésuite de surcroît. De quoi rabattre certains caquets. Hopkins n’a rien pour plaire de nos jours. Si ce n’est que sa poésie est une des plus grandes de l’histoire de la poésie. Encore faut-il repousser au loin ses a priori bien pensant pour l’approcher.

Parcourant ce bel ensemble, on lira un texte magistral sur la vie et la réception du poète, signé Adrien Graffe, le même ayant dirigé le dossier ; Puis Ron Hansen, l’auteur de L’assassinat de Jessy James par le lâche Robert Ford, roman ayant donné lieu à un immense film éponyme, sur l’amitié profonde et cependant critique entre le poète et l’un de ses pairs, Robert Bridges, très reconnu en son temps, et qui sera à l’origine de l’édition des poèmes d’Hopkins ; Michael Edwards sur le dit de cette poésie ; le philosophe Jérôme de Gramont s’interrogeant sur ce qui retient et libère en Hopkins l’écriture du poème ; Michèle Draper sur la nature dans cette œuvre ; Jean-Marie Lecomte sur son langage et l’imagination ; Jean-Baptise Sèbe sur la façon dont Urs von Balthasar a lu le poète ; une promenade de Claude Tuduri. Le tout se termine par un texte de René Gallet, auquel la revue rend aussi hommage. Les études sont entrecoupées par les poèmes d’Hopkins, sous l’égide des trois traducteurs. Un dossier qui permet une plongée extraordinaire dans une œuvre majeure.
Il fallait bien cela pour les dix ans d’une telle revue.
Mais Nunc publie aussi, en son début, et comme à son habitude, des poètes contemporains. On trouvera ainsi, par exemple, les très beaux poèmes (La Peur, en particulier) de Franco Marcoaldi, traduits de l’italien par Roland Ladrière, ainsi qu’une sizaine de poème signés Gwen Garnier-Duguy, dont sa très belle Maison Sacrée. Six poèmes qui se terminent par Le soulèvement du vivant. Six poèmes pour dire Le chant des racines. Un ensemble de grande force.
Notons pour terminer l’article éclairant de Christophe Langlois au sujet de Tranströmer.
Bien sûr, on peut passer à côté de ce numéro si on n’est pas concerné par la poésie.




POESIDirecte

La dix-neuvième livraison de la revue POESIEDirecte a pour thème le désir. Née il y a maintenant 12 ans, sous l'impulsion de Florentin Benoît d'Entrevaux, de Gaël de Bouteiller et de Gaëtan de Magneval, le premier numéro, placé sous le signe du silence, a vu le jour en l'an 2000. Le trio a, depuis, travaillé régulièrement à l'émergence d'un esprit poétique réunissant des voix dans une certaine communauté de pensée telles celles de Bernard Grasset, d'Athanase Vantchev de Thracy, de Gérard Lemaire, de Jean-Luc Maxence, de Gérard Pfister, de Gilles Baudry, de Rémi Pelon, de François Cassingéna-Trévedy, d'Isabelle Solari pour n'en citer que quelques uns.
Chaque numéro s'organise autour d'un thème, et ce sont ainsi l'incarnation, l'attente, la faiblesse, le souffle, le nom, le regard ou le chemin qui sont alors invoqués comme lieu d'invitation à prendre poésie comme on prend la parole, en direct. Car le nom, peut-être programmatique, de la revue, interroge : POESIEDirecte. Ça claque comme un uppercut. Comme une réaction politique soucieuse d'une distinction d'avec la poésie indirecte.
Aux vues des publications de cette revue grand format (21x29,7), par "poésie directe" semble s'entendre un lieu de publication de poèmes. Façon d'affirmer que le lieu privilégié de la poésie réside dans le poème, contre tous les détournements du terme même de poésie qui ont, au cours du demi-siècle passé, asséné que la poésie était partout et que chacun était poète, particulièrement à partir du moment où il ne faisait pas des vers. A partir de là, il n'est pas étonnant que la poésie ne fut plus perceptible nulle part et qu'elle se dilua dans l'inconscient collectif des habitants de ce temps. Au point d'être perçue comme une forme répulsive lorsqu'elle continuait de s'exprimer avec exigence, cette exigence étant devenue la marque d'une verticalité insupportable aux idéologies sociales qui travaillaient alors pour le profit de quelques uns, à coup de "la poésie est partout" et de "tout est art", à faire croire que tout le monde était poète quand la création poétique avait toujours été dévolue à la capacité d'ascèse et d'abnégation d'individus y consacrant leur vie.  Il n'est pas indispensable d'aller à la messe pour rencontrer Dieu. Mais enfin il y a une cohérence à prier dans une église pour s'approcher de son cœur silencieux.
Aussi, la dimension "directe" de POESIEDirecte s'entend probablement par la vocation qu'a la parole d'être à l'origine d'essence poétique, et la revue sans doute cherche-t-elle à retrouver ce lien direct avec la construction du monde à partir de l'ontologie première du langage.
Le dernier numéro s'articule ainsi autour de l'axe du désir, et nous y lisons en premier lieu trois intenses poèmes de Matthieu Baumier. Depuis plusieurs mois, peut-être même quelques années, nous voyons émerger la voix poétique de Baumier qui fraternise en ses séries de Mystes avec l'engagement du grand Roberto Juarroz dans sa Poésie Verticale. Ici et là, de mois en mois, de revues en revues, nous voyons éclore les Mystes de Baumier, qui telles des paroles divinatoires construisent la poétique d'un chemin vital praticable depuis le lieu quasi prophétique de l'après fin du monde. Parole oraculaire, projet travaillé par une conscience et un dévouement peu communs tant semble insurmontable le désespoir depuis lequel le poète prononce ses visions, désespoir qu'il s'applique pourtant le plus fidèlement possible à passer au rythme du cœur pour un retissage du corps d'humanité. Voix émergente, disais-je. Mais émergeant depuis les profondeurs millénaires de la nuit de l'être. Voix majeure.

 

Mystes 3

 

Sommes-nous certain de demeurer
vivants
égarés sur les récifs de ce temps ?

Il y a ici-bas un arbre dressé
les bras en croix
et une perle clouée, crucifiée.

Il y a ici-bas, la trace argentée
des racines, la rosée
et pourtant

Sommes-nous certains de demeurer
vivants
échoués contre l'écluse de l'Absent ?

 

Les poèmes de Florentin Benoît d'Entrevaux leur succèdent, avec leur tessiture sobre et leur habit de pauvreté volontaire comme en cet humble poème le style de l'espérance

 

Maintenant
le dernier temps
nous presse
d'avoir du style

le style de l'espérance

d'avoir la distinction
du haut désir
n'avoir au fond
que charité

l'heure est venue
d'avoir du style
et de l'allure
l'allure de l'Esprit

Et d'être simple

 

Nous y lirons ensuite, avec profit, les poèmes de Philippe Bissara, d'Anne-Gersende van Gaver, d'Olivier de Boisgelin, de Jean-Pierre Denis,  de Sabine d'Hardevilliers, sans être exhaustif.
Une attention particulière nous retiendra au superbe poème d'Alain Santacreu, Le Saint Sénaire. Ne serait-ce que pour lire ce grand poème, nous invitons le lecteur à faire l'acquisition de ce numéro 19 de POESIEDirecte.
Enfin, nous saluons la présence de Monseigneur Dominique Rey, Evêque de Fréjus-Toulon, qui offre ici 3 poèmes remarquables dont ce précieux

 

Chuchotement
 

Murmure des choses
qui furent dites outre temps,
dans la béance de l'instant.
Le goût du vent
et de sa prose
m'emporte vers autre chose
que le présent.

 

 

Contact :
Florentin Benoît d'Entrevaux "Le petit couvent", 07400 Saint-Martin-sur-Lavezon.




La revue Po&sie et la Corée

300 pages consacrées à la poésie coréenne contemporaine, on mesure difficilement l’extraordinaire travail que cela représente pour l’équipe de la revue Po&sie. Ce volume est un monstre. Dans le bon sens du terme, celui qui désigne un ouvrage immédiatement incontournable dans son domaine. Et en effet on ne pourra plus se pencher sur la poésie actuelle de cet endroit du monde sans en passer par ce livre exceptionnel. Dix ans après un numéro intitulé « Poésie sud-coréenne », Corée 2012 est consacré entièrement à des poètes d’aujourd’hui. Le volume est divisé en deux grandes parties, de tailles inégales. La première, orchestrée par le professeur Jeong Myeong-Kyo, propose une anthologie de la poésie coréenne contemporaine, laquelle occupe les ¾ du livre. Elle est suivie d’une partie « essais ».

L’anthologie de poésie est elle-même divisée en cinq parties, « déterminées par l’histoire propre de la poésie au sein de l’histoire générale de la Corée » (p.7) :

Libération
Luttes
Vivre
Divergences
Rencontres

Chaque partie réunissant plusieurs poètes. L’ensemble met en scène une poésie marquée par l’histoire récente violente de la Corée, entre occupations, guerres, dictatures et division de la péninsule. On est frappé à la fois par cette violence et par la volonté de résistance, y compris maintenant face au maelström économique contemporain, mais aussi par la manière dont cette poésie a intégré la modernité poétique, s’étant interrogée sur la langue et ayant reçu la « culture occidentale » souvent comme une voie de libération. Ce sont donc des sentiments mêlés, parfois même contradictoires qui animent la lame de fond des poésies ici proposées aux lecteurs. Cette particularité de l’histoire de la poésie coréenne dans l’histoire de la Corée est explicitée par un texte lumineux de Jeong Myeong-Kyo, en ouverture. Il écrit par exemple ceci : « Ce que la génération de Jeong Hyun-jong a découvert, c’est la démocratie, et c’est la position de l’individu moderne. Cependant, Hwang Ji-u, Lee Seong-bok et Kim Hye-soon, qui ont fait leur apparition dans le milieu littéraire dix ans après Jeong, ont douté de l’indépendance de la subjectivité individuelle, et leur attention s’est portée sur les relations entre circonstances et existence. Du temps de leur génération, la Corée a connu une croissance économique fulgurante, mais la modernisation fut menée par une autorité répressive alors même que la richesse matérielle se déployait dans le pays. Dans ces conditions, l’oppression politique a gelé le pays. Les sensations et les images que Lee Seong-bok nous livre hâtivement font vibrer, en un individu, le monde entier avec toute son agitation, un monde où se mêlent asservissement et oppression, plaisir et douleur, espérance et péché. La seule chose que le poète a comprise, dans cette vibration du monde en lui, c’est qu’il faut accepter le « pus de l’amour » comme un destin, c’est qu’il faut vivre avec ce pus. Ainsi Lee Seong-bok a-t-il transformé la conception du langage poétique. Ce langage poétique, chez lui, ne tend pas à représenter le monde ou à exprimer le moi, il vise à (re)connaître le monde. Le langage est pris dans le monde tel qu’il est. Abandonnant la syntaxe, le langage se fait impur ; il se tord, hurle, rejette. Le langage devient lui-même le pus de l’amour ».

Suivent alors des textes de 27 poètes. De façon toute subjective, je retiendrais les poèmes des auteurs suivants : Park Yn-hui, Ko Un, Moon Chung-hee, Cho Jung-Kwon, Hwang Ji-u, Hwang In-suk, Song Chan-ho, Huh Su-kyung, Kim Haeng-suk, Jin Eun-young, Yi Jun-gyu, Kang Jeong.
Mais l’ensemble est d’une telle richesse ! Citons cet extrait de Jin Eun-young qui de mon point de vue traduit assez l’un des tons de l’ensemble :

 

J’écris des poèmes.

Car il est plus important de me servir de mes doigts que de ma tête. Mes doigts vont s’étirer au plus loin de mon corps. Regarde l’arbre. Pareille aux branches qui se trouvent au plus loin du tronc, je touche les souffles de la nuit calme, le bruit de l’eau qui coule, l’ardeur d’un autre arbre qui brûle (…)

[extrait de Poème des longs doigts, traduction de   Kim Hyun-ja.

 

Ensuite, la partie Essais fait elle aussi immédiatement date. J’en retiens en particulier les textes de Jean-Claude de Crescenzo au sujet de Ko Un, de Jean Bellemin-Noël évoquant les particularités de la traduction à quatre mains en compagnie de Choe Ae-young, celui de Young Kyung-hee au sujet d’un groupe de 9 artistes (romanciers, poètes et peintres), [lu], groupe d’expériences textuelles, choisi afin de montrer le rôle de l’avant-garde dans le contexte coréen. La partie commence par un texte passionnant de Ju Hyoun-jin, Poésie, catacombe de la mémoire. Quelle distance de la poésie à l’histoire ?, qui aide à penser ce qu’est le « fardeau » du poète, coréen sans doute – mais pas seulement, très certainement.

Un numéro de revue à lire et à conserver précieusement dans sa bibliothèque.




L’Imprévue, du côté de Boston

L’Imprévue est une drôle d’aventure. Revue littéraire et artistique en deux versions (l’une française, l’autre américaine), qui, depuis 2009, a pour vocation de rassembler auteurs et artistes des deux rives de l’Atlantique. Elle est une passerelle, et même le pont le plus long de la planète. Elle est dirigée par Catherine Ribes De Palma, née à Lyon en 1967, et vivant aux Etats-Unis. La revue naît donc régulièrement du côté de Boston.  Le numéro 2 évoquait le dit et le non dit. Son troisième numéro (2011, le numéro de 2012 approche) est organisé autour d’une « invitation au voyage ». Il comporte des textes, entre autres, des poètes Pierre Maubé, Claude Beausoleil, Mustafa Hamlat, Jean-Dany Joachim, Yvon Le Men, Thierry Renard, Catherine Ribes De Palma, Jean-Pierre Siméon, Alan Smith, André Velter… Des reproductions d’œuvres d’art, des photographies, des articles, des récits...

L’Imprévue s’inscrit clairement dans la tradition des très belles revues littéraires, tant par son physique que son contenu. En témoignent les photos publiées en fin de volume, celle de Philip Jones, Trolley, étant une œuvre poétique à elle toute seule. Côté poésie, on est frappé par l’érotique ou sensuelle douceur du Love voyage de Mustafa Hamlat, bousculé intérieurement par la force du texte écrit par Jean-Dany Joachim, poète haïtien, après le tremblement de terre de 2010, un chant venu de la douleur, un chant pour la vie, en appel à Dieu, intéressé (fortement) par la réédition en ces pages de poèmes de Le Men, issus d’un recueil paru en 1985 et aujourd’hui épuisé, heureux de croiser le « monsieur monde » de l’ami Maubé, intrigué par l’impact en soi du « carnet de voyage » de Catherine Ribes De Palma, agréablement surpris de croiser André Velter par ici. On voyage, de paysages chauds en paysages froids, en un ensemble cohérent, prenant, et l’on quitte ce volume en se disant que l’on a rencontré des poètes. Un vrai voyage.

 

Imprévue
Catherine de Palma
41 prescott street
Medford, MA 02155
USA

Imprévue
Catherine de Palma
5 Allée des Platanes
69120 Vaulx-en-Velin
France

 

cdepalma@isbos.org

prix : 18 dollars + frais de port
15 euros + frais de port

 

 

On peut découvrir la revue ici :

http://librairie.immateriel.fr/fr/ebook/9791090338210/le-dit-et-le-non-dit

http://fr.feedbooks.com/item/217326/le-dit-et-le-non-dit

http://www.amazon.com/dp/B007KGA3EU




Phoenix, volume 5

La revue Phoenix n’en est qu’à son cinquième numéro mais il ne faut pas se fier aux apparences. Elle s’inscrit dans une très longue histoire, celle qui est passée par Sud puis Autre Sud. Phoenix est la descendante directe des deux premières. Chacun des numéros de Phoenix est orchestré autour de la figure d’un poète contemporain. Ainsi, les pages de la revue ont-elles accueilli par exemple Marc Alyn, Bernard Mazo, Henri Bauchau… Ce numéro 5 est consacré à la poésie de Boris Gamaleya. On trouvera des études et témoignages au sujet du poète de la Réunion signés de André Ughetto, Jacques Darras, Christophe Forgeot, Damien Lopez, Frédéric Werst, Thierry Bertil, Françoise Sylvos et Patrick Quillier. Une belle opportunité pour découvrir une poésie que pour ma part je ne connaissais pas et au sujet de laquelle Jacques Darras écrit ceci : « Dès que je lis la poésie de Boris Gamaleya, je suis à la Réunion. Peu de poèmes sont aussi géographiquement justes que le sien. Les yeux, les siens et donc les nôtres par l’entremise de ses mots, rencontrent partout une cime, une anfractuosité, une fuite directe vers le large. Qu’est-ce que sa poésie a comme pouvoir secret pour qu’il en soit ainsi ? Celui de la multiplicité, l’exubérance des angles à sensations, la correction infinie des poses du corps, à plat, en hauteur, sur la pente, à fond de val, d’abîmes. Nous voici géographiquement dans le paysage métaphorique de l’existence même. Autant d’histoires humaines s’avèrent possibles qu’il y a d’accidents au relief. C’est d’une richesse d’être que nous entretient le langage du poète. Par l’économie de ses constructions et la saveur de ses images. Justesse et approximations me semblent les deux maîtres mots de cette poésie. Il arrive qu’elles soient confondues. Grande réussite, alors. » Jacques Darras est un poète qui sait ce qu’être poète signifie, la chose n’est pas aussi fréquente que l’on voudrait le croire. Et ce savoir est justement tout sauf un « savoir ». Plutôt une sorte de connaissance. Le poète ? Un arbre. Les racines plantées dans le ciel et la cime dans le roc. Une irrigation de contradictoires dont les compléments font naître le Poème. Darras ne le dit pas et ne le dirait certainement pas ainsi, du moins pas exactement ainsi, cependant il écrit plus loin : « Ce qui nous saisit et nous donne plaisir à lire sa poésie c’est son osmose légère avec la densité cosmique de la terre qu’il habite. » Ce que dans son article, Christophe Forgeot nomme « la langue de feu ». Tout est feu en effet chez Gamaleya. Comme toujours chez ceux qui ont cet étrange état de l’esprit que l’on nomme poésie ; feu et arbre… Cela semblera étonnant à d’aucuns, et pourtant… Il est un certain point de l’esprit et cetera où feu et arbre sont une seule et même chose.
La revue se poursuit par un beau partage des voix, duquel je retiens en toute subjectivité revendiquée les poèmes de Stéphen Bertrand, ou bien ces vers de Béatrice Libert :

Et la terre était tiède
Quand je l’ai retournée.

Je l’ai prise à deux mains.
J’ai ressenti son âge

Trempant, dans le soleil,
L’octobre de ses fruits.

Elle se termine, pour ce qui est de la création (avant les notes de lecture et cetera) par une partie « voix d’ailleurs » consacrée en particulier à Sam Hamill, poète américain dont les textes sont ici donnés en anglais et en français. Parmi de nombreux « faits d’armes », Sam Hamill a créé le mouvement des « Poètes contre la guerre » en 2003. On ne sera donc pas surpris de la hauteur de vue de sa poésie quand ce qui nous est donné à lire ici (Ars Poetica) commence ainsi :

Achille, longtemps après Troie
          se risqua à un nouveau départ
et dans cette sortie
fit retour vers le sans lieu

Et qu’aurait-il pu connaître d’autre, comme Ulysse,
que frappe des vagues sur la proue
         et les histoires qu’elles disent :
la douce danse d’Eros et Thanatos

et les amours,
les victoires, les trahisons des hommes ordinaires…

Un long et essentiel poème s’étendant sur plusieurs pages, précédant un deuxième en forme de conversation avec Milosz, à Vilnius. La poésie de Sam Hamill s’ancre dans la profondeur du Poème. Le « sans lieu ».
 




Népenthès

La revue Népenthès en est à sa 4ème livraison. C'est une publication de l'Association Carrefour des Chimères et son maître d'œuvre se nomme Bernard J.Lherbier.
Belle revue de plus de 300 pages, parcourir son sommaire est déjà prometteur : les poètes rythment la cadence au gré de ce que la revue nomme "Paraphe" ; leurs poèmes signant la traversée de Népenthès. Des "Gemmes", tel Victor Segalen, Paul-Jean Toulet ou René Crevel, scintillent d'outre-tombe. Nous pouvons faire "Escales", dans le n°3, avec Christian Girard évoquant sa vision du fantôme de Richard Brautigan, le père de la contre-culture américaine :

De petites araignées
communes
desséchées
les pattes rabougries
se balancent aux bouts de leurs fils
comme des boules de Noël
aux extrémités
de sa moustache
gonflée de poussière

Nous y croisons des hommages, à Arthur Rimbaud, à Guillaume Apollinaire, des "Dandy loqueteux" tel Jehan Rictus, ou des "Sélénites" comme Denis Samson en son poème Extrait du Temps :

Assis sous un arbre
dans le filet des ombres
jetées sur nous ;
le vent feuillette
Pierre Reverdy

Juillet à Québec sur les Plaines
il fait beau, chaud,
l'été oublie
qu'il va finir
tôt ou tard.

On y croise aussi le cinéma sous la plume de Jacques Sicard ; la peinture avec Marc Chagall ou Marcel Gromaire ; la chanson avec Ode Desfonds, et plein d'autres surprises mirifiques comme ce poème évocateur de Annie Van de Vyver :

 

L'odeur après l'amour

L'odeur après l'amour de deux corps en sueur
Inhaler tout ton être à m'en couper le souffle
Et du grain de ta peau en prendre la senteur
Jusqu'au profond vertige où mon amour s'essouffle

A tant te respirer, à m'absorber de toi
Je suis comme un buvard, je suis comme une éponge
Tu es ma fleur d'amour, tu es mon odorat
Tant je confonds en toi tout mon être qui plonge

Comme l'abeille qui sait butiner la corolle
Je viens en t'inspirant éveiller tous mes sens
Puis prendre à plein poumons jusqu'à devenir folle
Je vais cueillir en toi l'effluve d'indécence.

 

Le  saviez-vous ? Népenthès est un mot grec Νεπένθος , composé de Νε- « non » et de πένθος « tristesse ». Homère en fit boire à Hélène afin qu'elle oublie son pays natal.
S'abonner et lire Népenthès aujourd'hui, c'est ainsi conjurer un peu la nostalgie ambiante qui attriste la part aliénée de  l'âme européenne.




La Traductière a 30 ans

Dirigée par le poète Jacques Rancourt, La Traductière fête ses 30 ans en nous offrant un numéro de toute beauté. La particularité de la revue étant de publier les poètes choisis en français et en anglais, en plus de leur langue d’origine. Au cœur de ce trentième volume, des poètes venus de Singapour. C’est d’ailleurs la première fois qu’une revue ouvre ainsi ses pages à autant de poètes singapouriens, poètes écrivant dans l’une ou plusieurs des quatre langues parlées là : anglais, chinois mandarin, malais et tamoul. Ce numéro ne propose pas de dossier « poésie de Singapour » à proprement parler. C’est beaucoup plus intéressant que cela. Il est organisé en deux grandes parties (Le lecteur de poésie ; l’attention poétique), ponctuées par un texte éclairant sur la poésie de Singapour, travail collectif proposé par le comité littéraire artistique du National Arts Council de Singapour. Un texte qui permet une première approche pour le néophyte, ce que je suis concernant cette poésie. Les poètes singapouriens sont égrainés au cours des deux parties de la revue.

Le lecteur de poésie occupe les 2/3 de la revue. Rancourt et son comité de rédaction, dont nos amis et collaborateurs réguliers Max Alhau et Elizabeth Brunazzi, ont demandé à des poètes et écrivains, une cinquantaine, de capter leur « rapport personnel et immédiat à la poésie, comme on le ferait pour un auditeur en train d’écouter une pièce musicale ou un spectateur en train d’observer une œuvre picturale ». On trouvera ainsi des textes (entre autres) de Gabrielle Althen, Linda Maria Baros, Eva-Maria Berg, Brigitte Gyr, Shizue Ogawa, Cécile Ouhmani, Fabio Scotto, Jean-Luc Wauthier, Barry Wallenstein… Et un très beau poème de Rancourt. Un texte exceptionnel de Claudio Pozzani. Et plusieurs poètes de Singapour donc : Grace Chia, Chow Teck Seng, Heng Siok Tian, KTM Iqbal, Johar Buang, Théophilus Kwek, Lathaa, Aaron Lee, Madeleine Lee, Lee Tzu Pheng, Kiang Wern Fook, Aaron Maniam,  Edwin Thumboo, Toh Hsien Min, Yeow Kai Chai, Yong Shu Hoong et Zou Lu. Cela donne un ensemble réussi, avec de très belles choses. Ce n’est pas si fréquent lorsque les revues passent commande, et cette qualité mérite d’être signalée. Ainsi :

Viennent ensuite les pages consacrées à l’attention poétique, concept cher à Jacques Rancourt. On y retrouve une partie des poètes appelés dans la première partie de ce numéro. Et un texte de Rancourt exposant ce dont il s’agit. L’idée est venue au poète dans les années 90. Il écrivait jusque-là des poèmes courts et une amitié le conduit à écrire un long poème. Cette écriture est conduite comme une expérience, elle produit réflexions et constats. Extraits : « (…) on pouvait aborder l’écriture d’un poème sans l’angoisse de le terminer, et le reprendre le lendemain ou le surlendemain là où on l’avait laissé ; puis, après avoir relu la partie déjà écrite, repartir au point de jonction et, moyennant une transition opportune, poursuivre l’itinéraire engagé. Et même plus : à travers cette expérience, on prend conscience à quel point l’on n’est jamais tout à fait la même personne d’un jour à l’autre, et que, au lieu de constituer un obstacle, cet écart nous permet d’aller chercher en nous-mêmes, dans notre imagination, dans notre vécu, des perceptions, des sensations et points de vue qui n’étaient pas présents la veille, qui ne le seraient plus le lendemain ou le surlendemain. Ainsi le poème peut-il prendre une coloration multiple, s’ouvrir à une présence humaine plus complexe, favoriser une quête esthétique et spirituelle plus riche. (…) je me suis rendu compte peu à peu de l’existence d’une disposition mentale particulièrement propice, sinon même nécessaire, à l’écriture d’un poème comme à la poursuite d’un poème déjà en cours : c’est ce que je nommai pour moi-même l’attention poétique. Il s’agissait d’être suffisamment distrait pour laisser les mots affluer de tous horizons, et en même temps suffisamment vigilant pour leur permettre de s’organiser en un poème cohérent. Le rôle du poète devenait alors celui d‘un aiguilleur de mots. »  

La Traductière est une revue annuelle à découvrir, si ce n’est déjà fait.




Revue des revues de Christophe Dauphin

EMPREINTES n°19. 48 pages. 8 € le numéro. Abt (4 n°) : 30 €. Rédaction : 102, Boulevard de la Villette, 75019 Paris.

 

            L’Usine est une association qui, sous la houlette de Claude Brabant, existe depuis 1979, avec pour objectif de faire découvrir des artistes contemporains, peintres, dessinateurs, sculpteurs, graveurs, photographes, en organisant des expositions de leurs œuvres, en publiant des livres d’artiste (Swen, François Lauvin, Anne Van Der Linden, Claude Brabant, Philippe Lemaire…) et la revue trimestrielle Empreintes, qui est une revue d’art et de littérature accordant autant de place à l’image qu’à l’écrit. Empreintes s’est donnée comme objectif essentiel de faire des découvertes et publie des textes inédits d’écrivains contemporains (poésie et prose). Dans le cousinage, tantôt de l’art brut, tantôt du surréalisme ou autres, Empreintes fuit vraiment ce qui est dans le vent et porte un regard non-conformiste sur la création de notre temps, sans pour autant s’enfermer dans un thème ou dans une spécialité. Empreintes se réjouit d’être hétéroclite et imprévue pour que le lecteur ne sache jamais d’avance ce qu’il va y trouver, comme dans une pochette-surprise. En fait, Empreintes est une revue d’humeur, sans ligne de conduite ni limites de genre. Empreintes revendique même la liberté de pouvoir être pornographique et provocante quand cela lui convient ; ainsi avec le fameux land art du déjà mythique peintre Nato (voir Empreintes n°8 et 12). Ce n°19 n’échappe aux règles d’ouverture et d’originalité qui caractérisent la revue depuis ses débuts. 48 pages au format 21 x 28 cm. Papier glacé épais. Le bestiaire d’Etienne Ruhaud. Les Lettres républicaines de Touchatout. Des dessins de Victor Soren. L’invention de l’Hyménologie par Jean Hurpy. Des inédits de Jean-Paul Mesters, d’Alex Alexian et de Jehan van Langhenhoven. « Le mur de l’année 2011 », art singulier en Espagne. Le Trocadéroscope, revue tintamarresque de l’Exposition universelle de 1878. A découvrir…

 

LES CAHIERS DE LA RUE VENTURA n°12. 62 pages. 6 €. Rédaction : 9, rue Lino Ventura, 72300 Sablé-sur-Sarthe.

 

            La revue consacre son numéro à Henri Heurtebise le poète (auteur d’une douzaine de livres, dont Chant profond, Rougerie, 2005), l’éditeur des éditions Fondamente et l’animateur (depuis quarante ans) de la revue Multiples. Un entretien (avec Claude Cailleau) : « En écriture, je veux l’expression (l’image) irremplaçable. La poésie a le pouvoir de remplacer le réel, d’avoir une formidable présence. La présence ne signifie rien. Elle est là d’abord. Puis on lui prête une signification. Je cherche à dire fort » ; des témoignages et études de Christian Saint-Paul (H.H. est hanté par l’obsession de s’agréger au vivant »), Michel Baglin (« Ses poèmes chantent ce qui échappe, sinon à l’Histoire, du moins aux réductions sociales, idéologiques, professionnelles et médiatiques qui font l’ordinaire des lieux communs et des comptes à rendre. Ici, on reste sous la lampe de la poésie qui interroge – De quoi vivez-vous si mal ? – et propose : Venons aux mots chuchotés au cœur »), Philippe-Marie Bernadou, Jean-Louis Bernard… Un bel hommage qu’Henri Heurtebise mérite amplement. Le chant déborde - Les petites miséricordes - viennent grossir les bars - les places d'ombre.

 

COUP DE SOLEIL n°83. 40 pages. 7 € le numéro. Abt (3 n°) : 19 €. Rédaction : 12, avenue du Trésum, 74000 Annecy.

 

            Les poètes du numéro sont notamment : Serge Brindeau (La Vie – Sculpte la pierre – Où l’homme se construit), Ménaché (Lacérer le silence – où s’écrie le poème), Jacques Brossard (Et n’existe – Que ce qui est traversé), Jean Joubert (A puits qui s’embroussaille – préfère le torrent). Une belle somme, comme d’habitude, que suit un appareil critique, restreint certes, par le nombre de notes, mais toujours d’intérêt, comme cette note de J.-P. Gavard-Perret sur Tout est dit (Editinter), de Michel Dunand : « L’humanité de Dunand est une leçon de vie plus qu’une leçon de chose. Le poète mêle le rugueux au lissé, la surface à la profondeur en une rigueur impressionniste. Le disparate plus qu’esquissé signifie la revendication à l’émerveillement sans lequel la vie n’est qu’un suicide programmé. Puisque tout finira reste donc comme seul recours possible l’injonction de l’impératif Viens, qui fracasse la tranquille continuité du discours poétique. » C’est assez juste, et Sacre, le sixième recueil (sans compter les livres d’artiste) de Michel Dunand, chez Jacques André éditeur, le confirme : On a l’impression de marcher sur un nuage, - et pourtant, c’est tout le contraire. – On prend racine. Poète du lieu (l’Inde et Pondicherry, en l’occurrence) et de l’instant (On entend si rarement la rue respirer. – Profiter de l’instant. – Presser son sein), Dunand est toujours ailleurs ; un ailleurs où il se sent chez lui : Il y a un désert dans le mot désir. – J’ai décidé de l’explorer. – J’ai décidé de l’habiter.

 

 7 à dire n°47. 20 pages. 4 € le numéro. Abt (5 n°) : 18 €. Rédaction : La Sauvagerais, La Rotte des Bois, 44810 La Chevallerais.

 

            Ce numéro débute, comme d’habitude, par l’évocation d’un poète aîné (ici, Paul Fort), par Yves Cosson. Suivent des poèmes de Gilles Baudry, d’Elodia Turki, J.-C. A. Coiffard ou Alain Devaux. Les chroniques et notes, sont signées par Jean-Marie Gilory, Jean Bensimon ou Marie-Hélène Verdier. Sac à mots, l’éditeur, qui sévit maintenant depuis onze ans, n’édite pas seulement la revue 7 à dire, mais aussi et surtout, des livres de poèmes. Parmi les parutions récentes, nous retenons particulièrement, Souffles du large et de la rive, de J.-M. Gilory (animateur de Sac à mots et ancien officier général de la Marine), dont on tourne les pages, comme la mer tourne ses vagues, dans l’onirisme des îles et des embruns ; et bien sûr, Avant l’indispensable nuit, qui, dans une édition de François Huglo, rassemble les derniers poèmes inédits de Jean Rousselot. Le grand poète nous a quittés en 2004. Poète de Rochefort, il le fut ; mais rien ne l’agaçait plus, que de se voir réduit à cette étiquette. Son œuvre a touché plusieurs générations de poètes et de lecteurs. Elle est immense et court sur soixante dix ans, de 1935 à 2004 ; soit plus de cent livres (poésie, romans, nouvelles, essais, dictionnaires, critiques, biographies), qui tiren t davantage vers l’isthme que vers la cuvette.  Bien sûr, Avant l’indispensable nuit, n’est certes pas le meilleur livre de poèmes de Rousselot. Il est cependant incontournable, pour qui, aime le poète et son œuvre. Il vaut par sa part de témoignage et aussi, pour cet ultime duel entre le poète et la mort. Jusqu’au bout, Jean Rousselot aura affirmé : « La poésie ne m’a pas fait vivre. Elle a été pourtant, à mes yeux, la seule preuve que j’existe ».

 

CARNET LOUIS GUILLAUME n°35/36 : Le Poème en prose en question. 264 pages. Rédaction : 20, rue de Tournon, 75006 Paris.

           

            Ce numéro double du Carnet Louis Guillaume, comme l’écrit Jeanine Baude dans son éditorial, a pour but de « faire mieux connaître le poème en prose que Louis Guillaume tenait pour essentiel dans sa pratique poétique » et que perpétue depuis trente-six ans maintenant, l’association « Les Amis de Louis Guillaume », en publiant le Carnet Louis Guillaume et en décernant chaque mois de janvier, le « Prix du poème en prose ». Ce numéro anniversaire, riche, copieux et des plus instructifs, contient dans sa première partie, une pertinente histoire et des témoignages sur l’histoire et l’évolution du poème en prose, avec, notamment, des articles de Louis Guillaume, Pierre Garnier, Michel Decaudin, Jean-Claude Martin ou Gabrielle Althen. Suit, une copieuse rétrospective des lauréats du « Prix du poème en prose », de Marcel Hennart (1973) à Raphaël Miccoli (2009), en passant par Albert Ayguesparse, Jacquette Reboul, Gérard Bocholier, André Lagrange (qui vient de nous quitter), Philippe Jones, etc. Que du beau monde. La qualité, de plus, est au rendez-vous.