Le Journal des Poètes, une aventure inédite dans l’histoire des lettres belges

1931 : une revue parmi tant d’autres

Lorsque paraissent, le 4 avril 1931, dans une presse bruxelloise, quatre feuilles inédites, en format A3, sommairement agrafées et regroupées sous le nom de Journal des Poètes, l’historiographie revuiste ne sait pas encore l’importance de ce nouveau périodique pour la diffusion et la promotion de la poésie, belge ou étrangère.

L’époque, en effet, regorgeait de revues qui défendaient et illustraient la littérature contemporaine, belge ou française. Du moderniste Ça ira ! à l’académique Thyrse, en passant par la doyenne Revue générale, le champ littéraire belge foisonnait en périodiques, de tous genres, de tous styles et de tous formats.

Mais le comité de rédaction, ainsi composé de Pierre Bourgeois, Maurice Carême, Georges Linze, Norge et Edmond Vandercammen, forts d’expériences individuelles marquantes (comme celles de 7 arts ou d’Anthologie par exemple) allait prendre certaines décisions capitales pour l’avenir de leur Journal, qui lui permettraient de se distinguer très vite des autres publications.

Parmi ces initiatives, la plus probante va être, sans conteste, l’arrivée dans le comité de Pierre-Louis Flouquet, poète et prosateur français, dont le carnet d’adresses, bien rempli, va permettre à la revue d’atteindre une reconnaissance internationale. Paul Werrie et Henry Vandeputte viendront compléter ce premier comité qui, pendant cinq ans, aura pour objectif de diffuser tout ce qui se crée en poésie, sans privilégier une esthétique particulière. « Poésie ! » : tel est le programme ainsi défendu par les fondateurs du Journal.

 Le caractère résolument éclectique et universel de la revue s’illustrera aussi par la mise sur pied d’une série de comités de rédaction étrangers, comités qui vont permettre de diffuser les idées du périodique, mais aussi de découvrir des poètes étrangers en Belgique. Le choix d’une telle orientation, résumée dans le slogan « Poètes de tous les pays, unissez vous ! » qui introduit la quatrième publication du périodique, sera judicieux.

À côté de cet éclectisme singulier, Le Journal des Poètes détonnera également dans l’ensemble des publications par son format, délaissant la présentation « classique » en feuillets pour privilégier la forme A3, en quatre pages, où se mêlent poèmes inédits, articles de fond, interviews et critiques de livres.

 

1935 -1940 : une revue, une maison d’édition et un prix littéraire

En 1935, quelques changements décisifs pour l’avenir du périodique sont à mentionner. Parmi ceux-ci, l’organisation des « Dîners du Journal des Poètes » qui se tient tantôt à Bruxelles, tantôt à Paris. Si le caractère international de la revue se faisait déjà sentir dans les premières publications, cette initiative a le mérite de marquer davantage encore un rapprochement stratégique avec la capitale française. L’influence de Pierre-Louis Flouquet est, à ce moment, particulièrement décisive pour le Journal. C’est d’ailleurs lui qui décide, en décembre 1935, de suspendre les parutions et de les remplacer par les éditions des Cahiers du Journal des Poètes et son trimestriel Le Courrier des Poètes. La maison d’édition ainsi créée publiera pas moins de dix ouvrages par an, répartis en séries « Recueils de Poésie », « Essais » ou encore « Anthologies ». Le périodique est, quant à lui, dirigé par Jean Delaet. Mais si le format et les rubriques ont quelque peu changé, le comité qui dirige ladite revue est sensiblement le même que celui du premier périodique et garde les options esthétiques qui étaient les siennes au début de l’entreprise.

Bien qu’elles puissent paraître anecdotiques et secondaires, les modifications apportées par Flouquet sont primordiales, en ce qu’elles sont le reflet d’un véritable changement de mentalité au sein du Journal des Poètes : la revue va, au fil des mois et des publications, être à l’écoute de tout ce qui se crée et se dit en poésie francophone, en devenant un lieu stratégique et décisif pour la diffusion et la promotion de la poésie. Et les prémices de ces bouleversements sont à trouver dans la création des Cahiers ou dans l’organisation de prix littéraires – dont le Prix des Poètes qui récompense une œuvre poétique originale. Différents poètes recevront d’ailleurs ce prix : Jean Mogin en 1937 pour La Vigne amère ou Charles Bertin en 1944 pour Psaumes sans la grâce.

 

1946 -1955 : la revue renaît et lance les Biennales de la Poésie

Le Journal des Poètes va renaître ! Il est juste de rappeler que grâce à l’activité du Journal des Poètes, la Belgique devint l’un des centres vivants de la poésie, capitale de la Poésie !

C’est ainsi que s’ouvre en février 1946, le premier numéro du Journal, dont Pierre-Louis Flouquet souhaite reprendre la parution sous son format d’origine.

Si les initiateurs de la revue sont toujours là, d’autres poètes vont intégrer le comité de rédaction. Ce renouvellement sera important pour l’avenir du Journal, tant les personnalités qui l’intègrent ont, à l’époque, une influence sur le paysage littéraire belge. Pensons ainsi à Albert Ayguesparse, fondateur de la revue Marginales et homme de lettre engagé ; Roger Bodart, défenseur de la poésie auprès du Ministère de l’Instruction et créateur du trimestriel Empreintes ; Fernand Verhesen, à qui on doit beaucoup dans la découverte de la poésie latino-américaine et dans la création du Centre International d'Études Poétiques ; Franz Hellens, personnalité emblématique de la littérature belge de l’époque et père du Disque vert ; et surtout, Arthur Haulot, futur directeur de la revue.

L’entrée au Journal de ce dernier est pourtant discrète : en 1946, c’est en sa qualité de Commissaire général au tourisme qu’Arthur Haulot va rédiger quelques numéros spéciaux dédiés à la culture locale. En novembre 1950, lors d’une réunion du groupe, il va proposer la création de rencontres internationales de poésie. Ce seront les futures Biennales Internationales de la poésie qui se tiendront pour la première fois en septembre 1952, au casino de Knokke en Belgique. Le retentissement est tel que les organisateurs décident d’organiser ces rencontres tous les deux ans : « Les poètes appartenant à quatorze pays européens se déclarent convaincus de l’utilité du rassemblement et décident de donner à ces Rencontres, sous la présidence de Jean Cassou, un caractère permanent, sous la forme des Rencontres Biennales de Poésie Internationale. »

Devenu entre-temps codirecteur de la revue avec Flouquet, Haulot présentera les premières Biennales Internationales en un événement culturel sans précédent dans le monde littéraire. Le Journal des Poètes se fera le témoin privilégié de ces rencontres.

Attentive aux mutations poétiques de son époque, la revue se démarque néanmoins des revues avant-gardistes par l’accueil plus que favorable qu’elle donne au mouvement néoclassique. Plus qu’ailleurs ce courant y recevra une réception attentive, ce qui lui permettra de se développer et d’atteindre un rayonnement sans précédent dans l’histoire des lettres belges.

 

1955-1980 : une revue et une maison Internationale de la Poésie

Une des dernières initiatives déterminantes pour le Journal se produit en 1955 lorsqu’Arthur Haulot, tout en poursuivant un important travail de directeur, créée la Maison Internationale de la Poésie, décision inédite pour l’époque. Le Journal des Poètes se dote dès lors d’une véritable structure institutionnelle qui lui assurait, indirectement, un avenir parfois incertain.

Le Journal, parallèlement à cette nouvelle infrastructure, continue ses publications, à un rythme de six bimestriels par an. Les grands noms de la poésie francophone le rejoignent : Liliane Wouters, Louis Dubrau, Jacques Izoard, Francis Edeline, et tant d’autres.

 Et si le destin du périodique est celui que l’on connaît aujourd’hui, les raisons de ce succès sont à trouver autant dans la clairvoyance de ses créateurs – dont Pierre Bourgeois, amoureux inépuisable de la poésie, est un bel exemple – que dans l’intelligence de ces multiples personnalités qui se sont succédé au sein du comité de rédaction du Journal des Poètes. Ce périodique tire ainsi sa force, sinon son trait définitoire, d’avoir su se donner, plus que toute autre revue littéraire, les moyens d’être une instance privilégiée pour la défense de la poésie, en conciliant anciennes traditions et nouvelles tendances poétiques.

 

2011 : une revue qui fête ses 80 ans d’existence

Aujourd’hui, en ce début du 3e millénaire, Le Journal des Poètes présente toujours à ses fidèles lecteurs une publication trimestrielle variée sur l’actualité poétique. Certes, le contenu et la structure ont été quelque peu modifiés par rapport au premier tirage. Certaines rubriques sont revenues, comme « Chroniques des revues » ou « Rencontres » ; d’autres ont été ajoutées, comme « Voix nouvelles » ; des dossiers, enfin, ont été mis sur pied, chacun lié à un mouvement ou une grande tendance poétique, comme les femmes-poètes de la beat generation par exemple. Mais Jean-Luc Wauthier et son équipe actuelle, dirigée par Moussia Haulot et Philippe Jones, ont su, comme leurs illustres prédécesseurs, maintenir la philosophie première du Journal des Poètes, en lui donnant, à chaque nouvelle époque, une nouvelle respiration, afin de maintenir le plus fidèlement possible le programme initial : Poésie !




Les deux récents volumes de la revue Arpa

Dans le mainstream, Arpa a la côte. C’est normal. La revue vient de dépasser les cent numéros, ce qui en ces temps délicats n’est pas une mince affaire. Le bateau navigue sous la direction d’un poète que Recours au Poème apprécie, Gérard Bocholier, et compte quelques noms amis en son comité de rédaction, ainsi Pierre Maubé.
Au fil des numéros, Arpa publie des voix qui comptent dans le paysage poétique français, voix nouvelles ou confirmées. Ainsi, ces deux récents numéros permettent de lire des textes de (on ne citera évidemment pas tout le monde) Gabrielle Althen, Jean-Luc Wauthier, Anise Koltz, Jean-Pierre Boulic, Gaëlle Josse, Matthieu Baumier, Christine Givry, Jean-Pierre Farines, Josette Ségura, Christian Viguié, Porfiro Mamani Macedo, Pierre Dhainaut, Marc Alyn, Jean-Marc Sourdillon, Emilie Vuissoz, Jean-Pierre Denis, Bruno Mabille, Jean Pichet, Janine Modlinger, Judith Chavanne, Jacqueline Bouchet, Bernard Perroy…
Cela parle de soi-même.
Les voix d’Arpa reviennent souvent. On pense à celles des numéros précédents, ainsi Mambrino, Ancet, Cheng, Métellus, Momeux, Cadou, Mac Leod, Lemaire, Tâche, Pusterla, Pfister…
Que dire, sinon que Recours au Poème se sent ici en étendue de fraternité.
Une revue à laquelle il convient de s’abonner, elles ne sont plus si nombreuses les vraies revues de poésie.

Revue Arpa, n° 102 (octobre 2011), 104 pages, 11 euros et n° 103 (février 2012), 104 pages, 11 euros.

C/O Gérard Bocholier, 44 rue Morel-Ladeuil. 63 000 Clermont-Ferrand.

www.arpa-poesie.fr




La main millénaire en ses deux premiers numéros

La main millénaire est une belle revue format poche, blanche comme le rivage africain de la Méditerranée, sobre et jolie en même temps. Elle a été créée fin 2011 par le poète Jean-Pierre Védrines, qui fut un des principaux animateurs de la revue Souffles, avant de lancer cette nouvelle aventure. Il convient de saluer toute revue de véritable poésie naissante, c’est à chaque fois un soupçon de vie en sus. Védrines est un habitué des revues auquel il collabore souvent (Europe, l’ancien Autre Sud, Les Hommes sans épaules…). Cela explique peut-être que La main millénaire atteigne dès son second numéro une telle maturité, tant par la qualité des textes proposés que par une sorte d’unité de ton, au sens des couleurs, pas des sons : La main millénaire respire l’ocre, elle est à l’évidence une émanation ancrée dans la profondeur de l’âme méditerranéenne ; et cette réussite immédiate ne peut être que le fait de sa cheville ouvrière, et de son comité de rédaction.

De fait, la revue respire le sud, de par la majorité des voix qu’elle porte, même si des poètes d’autres régions de France et du monde se trouvent aussi en ses pages. D’ailleurs, La main millénaire est une vraie revue « à l’ancienne » suis-je tentée d’écrire, au sens où elle mène une vraie politique d’auteurs, ce qui explique aussi pour partie, je le crois, le ton, l’unité déjà atteinte : on retrouve ainsi du premier au second numéro des poètes comme Védrines, Quine Chevalier, Ida Jaroschek, Matthieu Baumier, Julien Fortier, Jo Pacini… Le premier volume donnait à lire un dossier consacré à René Pons, le second se tourne vers la poésie de Keltoum Staali. Les textes sont divers, forts, on lit de vraies voix poétiques en La main millénaire, ainsi Frédéric Jacques Temple, Serge Velay, Gwen Garnier-Duguy, Jean-Claude Xuereb, Paul Godard… Impossible de tous les citer mais tous sont à lire. Le tout est accompagné de notes de lecture confiées à des plumes critiques connues par ailleurs. Une bien belle aventure. On ne peut, pour finir, que conseiller la lecture du superbe poème du maître d’œuvre, intitulé La naissance du monde.

Revue La main millénaire, n° 1 (automne 2011) et n°2 (hiver / printemps 2012), 80 puis 144 pages, 15 euros chaque numéro.
Jean-Pierre Védrines. 126 rue du Canneau, 34 400 Lunel (France)
jean.pierre.vedrines@cegetel.net

Plus d’informations ici :

http://www.lamainmillenaire.net/




Les trois dernières superbes livraisons de Nunc

Parvenue à son vingt-sixième numéro, Nunc n’est presque plus à présenter. Plus qu’une simple revue de poésie ou de réflexion, Réginald Gaillard et Franck Damour pilotent une des principales aventures intellectuelles en langue française de notre temps. Nunc ne ressemble à aucun autre objet connu : on y trouve des poèmes d’auteurs contemporains, des traductions de poètes disparus, des essais littéraires, anthropologiques, cinématographiques, des correspondances inédites, des textes oubliés de théologiens, des dossiers, des cahiers (Marcel Jousse, n°25 ; Pierre Emmanuel, n° 24)… Nunc est inclassable bien que son essence même soit poétique. En témoignent les œuvres d’art qui accompagnent chaque numéro. La revue, selon les numéros, selon ses axes, se veut originelle, anthropologique ou ardente. Et tout cela, elle l’est, ce qui explique sa durée de vie, ce qui est loin d’être fréquent par les temps qui courent. Chrétienne, la revue est un espace de quête intérieure et son combat est celui de la réalité du sens, un combat qui ici n’a rien d’idéologique ou de fermé, tout au contraire. Nunc est le lieu de l’ouverture du compas.

Le numéro 26 propose un « cahier Terrence Malick », quatre textes autour du cinéaste qui a obtenu la palme d’or de Cannes pour The Tree of Life. Des textes de Damour (montrant bien l’importance de ce cinéma et les raisons du mal être de la critique officielle face à une telle œuvre), d’Ariane Gaudeaux, Guilhem Causse et Jean-Pierre Sonnet. La figure de Job rôde. Le tout se terminant par la traduction de poèmes d’Enrique Molina, poète argentin mort en 1996, aux vers pour le moins puissants :

 

Étrange lien
peuplé de visages en marche et de vagues habitudes passionnelles entre
   les indicateurs du chemin
les lits se détachent du feu
les têtes se montrent à travers les murs
et les femmes ondulent prédites par l’oubli dans les oracles vagabonds
avec du tabac du vin des robes déchirées et des lettres ardentes comme une
   pastorale de baisers
recevant en plein cœur la balle emplumée du délire
la foudre des choses qui s’évadent avec de l’or à la rougeur des larmes

[extrait de Amantes antipodas / Amants antipodes, 1961, traduction de Susana Peńalva]

 

En ce lieu, j’insiste sur la poésie, même si ce numéro comporte aussi un fort intéressant « cahier G. Didi Huberman ». On lira douze poèmes d’Emmanuel Damon, dont un beau Sommeil du peintre, des extraits des visages de Pénélope signés Blandine Poinsignon, Le tutoiement des autres de Serge Núńez Tolin, le surprenant et entraînant travail formel de Christian Vogels intitulé Iconostases. Et plus loin, des poèmes extrêmement émouvants, poignants, de Dominique Sorrente, une Esquisse pour la vivante :

 

Viens dit-elle, suis-moi
sur ce rebord du monde
où mon ventre dans son théâtre blanc
respire.
Viens, dit-elle, suis-moi.

Les gisants sont de bonne humeur aujourd’hui.
J’ai mis de côté
les bavardages, les mouchoirs obsolètes.
Trop de trop, et tous les simulacres ont rendez-vous
avec un rougeoiement de braise.

J’assiste à une singulière étreinte entre une flamme bleue
qui veut rester au noir
et la vie longue qui l’entraîne.

(…)

Les poèmes sont suivis d’une intéressante étude de Déborah Heissler sur la poésie de Sorrente.
Poésie donc.

Dans les deux précédents numéros, où l’on croise la voix de Matthieu Baumier, en cet hommage à la poésie de La Tour du Pin et à ses pays sans légende qui meurent de froid :

 

Quand l’oiseau envole
L’ambre du ciel.
Feu –
Feu feu feu !
Sur la chair.

Quand l’oiseau avale
Un pont de neige
Feu –
Feu feu feu !
Sur ses ailes.

Et feu dans le corps des arbres !

Quand les pays n’ont plus d’âme,
Feu !
Quand les vents cabriolent la poésie
les mythes dépités pleurent

Feu !
Ouvrez le feu !
Ouvrez le feu !

Peu importe.

Chemises blanches et déchirées,
Les légendes bomberont le torse.

 

Ainsi que les voix de Claude Tuduri ou Partaw Naderi, poète né en afghanistan :

Lacs de verdure

Quand tu ouvres les yeux
Le monde entier verdoie
Je ne sais,
Peut-être tes yeux
Sont-ils des lacs
Descendus du vert royaume des dieux.

Kaboul, juillet 1989

[extrait de Instants de Plombs, traduit du persan (dari) par Sébastien Duhaut]

Sept pages d’une beauté exceptionnelle.

Les voix aussi de Pierre Emmanuel (une dizaine de pages de poèmes présentés par Réginald Gaillard), d’Andras Gerevich ou de Pierre Lecoeur en son Crépuscule :

 

Dans le crépuscule du monde
la lumière prend son temps
entre les rangs de tiges
sur les pétales des fleurs cachées

Mais une ombre lancée
dans l’espace entre les maisons
ouvre d’autres domaines d’heures

Un paysage de vallée se dépose
où l’on voit bouger sur un seuil
un rideau portier multicolore
Des télévisions bleues et roses clignotent
dans l’air de plus en plus gris
Tremblantes
les distances durent

 

 

 

 




Le Bateau Fantôme : anniversaire et acte de décès

Une des très belles aventures revuistiques de ces dix dernières années, en poésie, mais pas seulement, qui s’interrompt ; pas de tristesse pourtant. Le Bateau avait prévu son dernier voyage, une sorte de sabordage volontaire dès sa première sortie du port. Telle était la volonté de son directeur et poète talentueux, Mathieu Hilfiger.

Les voyages du Bateau fantôme ont suivi dix trajets précis, toujours dans un habit de grande beauté : la maison, l’arbre, la douceur, le livre, la nuit, l’enfance, l’animal, le silence, l’amour et… la mort. Pour terminer. À chaque fois, le numéro comporte des poèmes en vers et ou en prose, des textes, de la philosophie, des œuvres d’art, des entretiens… Un ensemble toujours très riche. Mathieu Hilfiger a conçu cette aventure comme un cycle en dix étapes. Et il y a quelque chose d’initiatique dans tout cela, dans cette fin qui n’en est pas vraiment une, plutôt une porte ouverte vers autre chose, l’ailleurs.

Ce dixième et dernier volume offre un sommaire de toute beauté. Il s’ouvre sur un entretien entre Bruno Gaultier et la philosophe Françoise Bonardel, auteur de livres sur l’alchimie, le sacré et la situation de la civilisation européenne contemporaine. Une pensée en actes, sur la mort, autour de Nietzsche. Ensuite, poètes et essayistes alternent. Il n’est jamais possible de tout évoquer lorsque l’on parle d’une revue. L’essai d’Anne-Marie Baranowski, sur le Château de Kafka et Vampyr de Dreyer, et celui de Jean-Noël Duhot, La mort, l’Au-delà, les Grecs et nous ont attiré mon attention. Mais le Bateau est aussi, surtout de mon point de vue « orienté », une revue de poésie. Et sa richesse en ce domaine est grande. Dans cette ultime livraison, on trouvera des poèmes de Gwen Garnier-Duguy, Gérard Bocholier, Matthieu Baumier, Bernadette Engel-Roux, Ugo Feracci et des proses poétiques de Jean-Marc Sourdillon et de Mathieu Hilfiger.

 

Ainsi Mathieu Hilfiger :

La langue que nous parlons n’appartient jamais qu’aux morts. Nous projetons devant nos bouches des sons qui sont des échos du passé. De ces échos balancés dans le vide nocturne d’un haut sommet glacé.

Nous parlons du temps d’un passé composé, dont les auxiliaires assurent la révolution. Les mots partent de nos gorges, lancés vers le présent, car nous parlons à partir d’auparavant. Nous les lançons derrière nous afin qu’ils reviennent un peu vers nous, comme des boomerangs. N’est-ce point étrange ?

Extraits de Nuit primitive

 

 

Gérard Bocholier :

 

La terre sera légère
Les rocs et le ciel de plomb
Puisque je vivrai ailleurs
Hors de ma chair de limon

 

J’aurai quitté les pensées
D’ici pour celle des morts
Et ta gloire emportera
Mon sable dans ta lumière

Extrait de La mort si simple

 

Gwen Garnier-Duguy :

 

Quelque chose nous tient
           enfouies
         nous, veille

 

C’est ici que s’entend
          l
e sens
        du rythme

 

Nous ne pensons pas
     Nous sommes
          Jointure

 

      Conservons
     le feu au sein
    des demeures

extrait de Pensées Pariétales

 

Un volume que l’on ne peut que chaudement recommander, comme l’on conseillera de se tourner vers les anciens numéros où l’on retrouvera nombre de poètes français parmi les plus importants, ainsi par exemple, dans le numéro précédent consacré à l’amour : Pierre Dhainaut, Jean Maison, Jean-Pierre Lemaire, Isabelle Raviolo, Yves Bonnefoy, Judith Chavanne, Gérard Bocholier, Jean-Marc Sourdillon, Bernadette Engel-Roux, Mathieu Hilfiger, Myriam Eck, Béatrice Bonhomme…

Sophie d’Alençon