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Chinongwa

 

Ce roman est à la fois une peinture fidèle du quotidien – la corvée de bois, les arachides qu’on décortique, l’écorce de baobab que l’on tresse (on trouve encore des paniers et des chapeaux fabriqués de cette manière au Zimbabwe) – et une vision poétique du monde.

Les arbres étaient au courant, ils chuchotaient, cancanaient et ricanaient nuit et jour. L’herbe savait […]

La langue de Lucy Mushita, souvent très imagée, rappelle aussi les contes : le crocodile à l’haleine putride représente les difficultés rencontrées, les hommes blancs sont appelés des sans-genoux (parce qu’ils portent des pantalons)…

Celle qui est au centre de l’histoire, Chinongwa, est obnubilée par la menace qui plane au-dessus de sa jeune personne. Elle a neuf ans au début du roman. Comme sa sœur aînée, elle sera un jour échangée contre des vivres, mariée à un homme bien plus âgé qu’elle. Ses parents n’ont pas de terres assez fertiles. C’est une fatalité : l’histoire bégaie de génération en génération.

Lucy Mushita s’est inspirée de l’histoire de sa propre grand-mère pour tracer le destin de la fillette. Quant à l’enfant, elle passe des heures avec Mère de mère, sa grand-mère, qui tente de lui faire comprendre le monde des hommes. C’est peine perdue. Lorsque l’heure arrive d’être arrachée aux siens, Chinongwa n’est pas prête.

Alors la tempête se leva dans son ventre. Le vent soufflait vers le soleil levant, vers le soleil couchant, vers le nord, le sud.

C’est en dehors de l’enceinte où vit sa famille que l’enfant cherche du réconfort. Au sommet d’une colline. Entrer en relation avec la nature est bien plus simple pour elle. Les lois humaines sont opaques, arbitraires, injustes.

[…] elle alla s’asseoir sur son rocher préféré pour méditer. Ce rocher était comme son berceau à elle.

Lorsque le jour du départ arrive, Chinongwa a le plus grand mal à avancer.

[…] elle aurait voulu dormir si possible jusqu’à la fin de ses jours.

La solitude de la jeune fille face à ses peurs prend différents aspects : celui d’une rivière qu’il lui faut traverser avant d’être rattrapée, celui d’un corps suspendu qui ne touche plus terre… Ce départ réveille chez les adultes le souvenir du Grand Déplacement : l’exode, provoqué par l’installation des colons blancs sur les terres fertiles, qui a souvent dispersé les familles. Un souvenir douloureux.

        Si elle avait été une vache, elle aurait été catégoriquement refusée.

Chinongwa quitte brutalement la poésie et la magie que l’enfance rendait possibles. Les regards des villageois qui la jaugent comme ils le feraient avec du bétail la projettent dans une réalité bien cruelle.

Dans la deuxième partie du roman, la narration est prise en charge par deux personnages : la femme de l’époux de Chinongwa et Chinongwa elle-même.

Les années passent. Chinongwa pense aux siens. Elle doit se contenter de cela. Elle ne les revoit que lorsque sa mère est mourante. Elle passe alors un long moment à ses côtés, le premier moment d’intimité où des paroles, des sentiments émergent qui ne sont pas dictés par un rituel, une coutume.

Loin des clichés d’une Afrique où le village et la famille vont de paire avec l’entraide et la solidarité, Chinongwa apprend dans son nouveau foyer la solitude, l’exclusion, le ressentiment. La condition féminine que l’auteure passe au crible n’a rien de réjouissant. Les sources de joies sont rares et tarissent rapidement.

La femme ne possède aucun lieu de repli ; elle est une étrangère chez elle tout autant que chez son mari, et n’habite dans l’une ou l’autre demeure que sur invitation.

Ceux et celles qui le déplorent n’osent le dire. Et le poids des non-dits est de plus en plus difficile à supporter. Alors, les gorges se nouent – celles des lecteurs aussi. Mari et femme eux-mêmes n’arrivent pas à communiquer. Ils ne s’ouvrent jamais l’un à l’autre. Dans ces conditions, le pire peut se produire. La toute-puissance du secret protège le criminel, ce dernier rit au né de sa victime :

« Crie-le aux arbres, au ciel et aux rivières, n’oublie pas les rivières, sinon elles vont être jalouses ».

En ouvrant ce roman, on entre dans une tragédie. Une tragédie qui prend racine dans le quotidien de villages paisibles – en apparence.

 

 

Lucy Mushita est zimbabwéenne. Elle est née en Rhodésie (l’actuel Zimbabwe) et a grandi dans un village à l’époque de l’apartheid. En 1986, six ans après l’indépendance de son pays, elle est venue vivre en France. Elle a ensuite séjourné aux Etats-Unis et en Australie, puis est revenue s’installer à Nancy, où elle vit toujours aujourd’hui. Chinongwa est son premier roman.