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Choix de Poèmes M.A Bustos

Traduction : Stéphane Chaumet

 

AUJOURD’HUI JE ME RETRANCHE

 

Aujourd’hui je me retranche
derrière
mon front
et le cri de ma langue.
Je ne reviens ni au vent
ni au soleil
ni à la pluie peureuse.
Aujourd’hui je reste
et m’enfonce
gorge en bas,
jusqu’à me toucher les chevilles.
Aujourd’hui je me retranche
et me contracte,
petit
humain,
jusqu’à ce que le vol
habite mes entrailles.

 

 


LUTTANT AVEC DES OMBRES

Qu’ils ne me mordent pas !
Je demande
aux chiens
pressant la nuit
qu’ils ne mordent pas.
De l’air
pour dormir dans leurs mâchoires.
De l’amour
et du sommeil maternel
je demande,
je demande leur langue
leurs aboiements cassés.
Chiens molosses.
Je demande
le soleil
pour leur enfoncer
l’aube entre les dents.

 

 


FRAGMENTS

27

   Une fois, en regardant par une fenêtre je suis entré dans un rêve. Les choses, les êtres et la lumière devant mes yeux prirent la forme merveilleuse du rêve. Ils se couvrirent d’un brouillard doré et triste. Sur tout et sur tous il y avait un grand silence. Je suis resté prisonnier, submergé, halluciné par cette lumière et ce vent qui viennent d’un abîme inconnu. Quelqu’un voudra couvrir d’une bouche désespérée, avec des yeux vides, le portail donnant sur l’insomnie ? Quelqu’un voudrait, on ne sait qui, si je lui demandais tendrement, égorger le jour ?

35

   Je vais prendre ton corps pour le laver des peaux, des épidermes millénaires qui te mènent au mystère. Quand je te sentirai pure, de la couleur de l’eau qui tremble dans les rêves, j’embrasserai ton sexe pour que le poisson d’or soit le cri qui ferme tes lèvres.

61

   Tu te souviens du suicidé ? Celui qui s’aida à partir avec tendresse à la mort ?
   Comme ses yeux ne regardent personne, comme ses fleurs sentent la lumière décomposée.
   Comme pourrit sa voix dans une nouvelle langue de miroirs.
   Que restera de l’amour qu’il avait à part un peu de semence dans les tuyaux du corps.
   Une seule croix marque son passage par l’épouvantable veille : ses os qui se brisent dans le temps.

 

 

VENTRE PROPHÈTE SANS TEMPS

   Je ne suis d’aucun siècle.
   Je vis absent du temps. Je suis mon siècle comme je suis mon sexe et mon délire.
   Je suis le siècle libéré de toute date et pénombre.
   Mais quand je mourrai, le prophète qu’il y a en moi se lèvera comme un enfant sans morale ni patrie. Un enfant fou avec une langue de hurlements. Alors le jour se lèvera dans les milliers de Galaxies.
   Mères du futur, prenez garde, à ma mort je peux revenir.
   Alors, oh ventre qui m’attend, très douce cathédrale de ténèbres.

 

 


MÉTAUX
(Buenos Aires, juin 1959)

I

À quoi bon le plomb un jeudi de rien. Quittons son poids
   du ventre.
À l’acier ira l’amour.
À l’acier en nous frappant reviendra l’amour.
Illuminés dans une seule minute d’acier, comment ne
    pas grandir !
Parce que mensonge de la terre souterraine
                                                           celui qui nous fatigue !

II

Je dénuderai de brumes l’année qui me poursuit.
Quand je descendrai au métal vierge de mes jours ;
je dénuderai d’ombres, j’aimerai sa chair.
Pour mourir, ma voix dans les enfants d’ici à mille ans.
Pour vivre, tes yeux qui avancent dans les métaux
   obscurs de mon temps.

 

 


FOULE

Nous n’allons pas rester seuls
parce que ciel et poussière haïront comme des fouets.
Nous serons des murailles d’eau
dernier baiser du monde.
Nous dormirons parce que la nuit terrifie,
viendra la lumière et nous ne serons pas seuls.
Jamais seuls nous n’irons
   tends la main
un tambour à pulsation
   envahit ton sang
et tu parleras doucement de mort et de vie.

 

 


TU DORS

Ne va pas au sommeil
lourde de noms de poussière
mon corps coupera ta chair
et ouvrira les mains dans tes yeux endormis.

Debout
je veux te laisser avec les noms que j’aime
sur la terre
debout immense.

Si pur
je veux naître dans tes yeux endormis
pour qu’aient l’air de mensonge
la mort et la nuit
qui nous suivent la main sur l’épaule.

 

 


VIEUX COMME UN VERRE D’EAU

La lumière monte par les câbles de la terre
le ciel ouvre sa pulpe bleue
étoile de ton corps étoile de mer
ta bouche pareille à ma bouche.
Victoire de l’amour sur le brouillard
mon amour dans ta chair dissoute
écume dans l’air
écoute-moi bien langue à langue.
Vieux comme un verre d’eau
       froide en été
c’est la palpitation de ton sang dans mes veines.
Le monde fleurit en vapeur de feu
    aux ciels
nous dormirons avec les astres.
Vieille ta langue sur ma langue
nouveau mon ventre sur ton ventre.
Vierge le temps.

 

 

 

VEILLÉE BAPTÊME ET NOCES DU CORPS

1

S’il était possible
de quitter l’os et l’âme
et parler d’autres choses.
De choses qui ne frappent pas
qui volent
viennent dormir
rien de plus. Mais
quel est cet incendie
ces yeux qui tournent et tournent si tristes
pure moelle et mort
qui sont le goût que j’ai.
Qu’est-ce sinon la veillée de ce qui meurt en moi
et le baptême de ce qui naît en moi
Seigneur corps
je t’habille te chausse et te marie avec mes yeux
bien que j’en perde la vie.

 

2

Deux cent sept os
nez front ventre visage
crue du sang
chair vive
crevasse des voix et des larmes
font le corps.
Aujourd’hui en octobre
où tant bien que mal je suis parvenu
je sens la matière
proche
pénétrable comme jamais.
Aujourd’hui en octobre
où je joue
à la vie à la mort
ce que j’ai vu
les histoires cruelles
ce qui viendra un jour à m’arriver
dans ces mots qui ne sont pas les miens
qui sont au vent de milliers d’années.
Pour toujours au vent