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Christian Prigent, cuirasse dehors

La vérité poétique comme scandale, rupture, impossibilité de clore, de conclure ou encore de réussir… Dans ses essais, et notamment dans Ceux qui merdRent (P.O.L), Christian Prigent tord le cou à la postmodernité. Né en 1945, il est l’auteur d’une quarantaine de livres de poésie, de fiction et de critique qui n’ont jamais cédé aux modes éditoriales, aux produits prépensés. Il fut, avec Jean-Luc Steinmetz, responsable de la revue et de la collection TXT (1969-1993) qui publia des poèmes monstrueusement voués, malgré tout, à l’inouï. Des écrits d’Artaud, Cummings, Gadda, Ponge, Denis Roche… ont voisiné avec ceux d’écrivains tels que Claude Minière, Pierre Le Pillouër, Alain Frontier. La littérature ne se réduisant pas aux reflets des choses est, pour Prigent, un surcroît de sens abouti et greffé. Elle apprend à décomposer la langue pour imposer une autre physique de la lecture. La poésie atone, le magma analogique, les métaphores liantes, le roman à effet de réel, bref toutes les tentatives de rendu limpide du réel sont vouées aux gémonies.

D’un livre à l’autre, Prigent part de ces constats : la réaction triomphe, elle fait régner l’ordre du bons sens et de la mesure. Ses chantres ont tout intérêt à négliger les visions contraires à l’idéologie réconciliatrice, à conforter la pensée abstraite, en négligeant les expériences singulières. L’Espèce ? Elle croit dur comme fer à son progrès et à son salut. L’humanisme claironné ? Un crime généralisé sous le masque de la solidarité et des droits de l’homme. La religion de notre temps ? Un pathos materno-social. Autrement dit, Il suffit d’une mère / pour que l’univers / vienne vous traire ou encore, Ils vaquent / à des persécutions / intitulées actions (dans Ecrit au couteau, P.O.L)

Prigent est un de ceux qui résistent le mieux, aujourd’hui, au bric-à-brac de la pensée kitch. Et qui en sont réduits à nous ressasser quelques vérités que nous faisons semblant d’ignorer : il n’y a pas de société entre les hommes et contrairement à ce que pensent les métaphysiques du lien, la loi n’est pas la relation réussie mais sa neutralisation. Enfin, il suffit de constater que l’unanimité ou le délire associatif se font toujours autour de pulsions lyncheuses. Il s’agit donc d’arracher au religieux (l’athéisme comme religion sociale) toute crédibilité. Les écrits de Prigent désontologisent le lien. Car la recherche d’une adéquation a pour conséquence de transformer le réel en images mensongères. L’original étant un chaos, comment la copie – autrement dit les effets de représentation – pourraient-ils être le contraire de cette réalité marquée par le non-sens ? D’où la nécessité de s’affranchir des enchaînements, d’étudier au plus près les ratés de nos vies, de déchiffrer les symptômes, de diagnostiquer la maladie logée au cœur même des choses.

La connaissance du pire qui accompagne une vision informée ne se prive pas d’une certaine allégresse. L’écriture de Prigent s’inscrit dans un courant tragico-jubilatoire : Le savoir du monde / vient de l’immonde. Réduire les textes de cet écrivain à une pulsion-voix, c’est manquer la pensée qui les traverse. Bien entendu, ses écrits sont des gestes d’excès rythmiques et sonores, mais ils ne répudient pas à donner du sens. Les effets de répétition, les tours et les détours, les rimes, les paronomases, les scansions, les rythmes, les reprises de schémas syllabiques, bref les croisements du son et du sens ne marquent pas seulement l’inadéquation entre les expériences sensibles et les discours (le propre de la grandiloquence est de croire à cette adéquation), mais montrent surtout que l’écriture peut prendre l’initiative sur le chaos du réel – le dévoiler – et s’extraire des illusions qui mènent le monde. Et pour se moquer du parlé mastiqué plat, il faut cette sorte de bonheur dans la manière de jouer avec les mots, ce plaisir de tirer la langue à la dévotion : Zappe l’halluciné dit spiritualité ! Raidis-toi gosier ! Va au creux de ton cru nervé ! Trouve le trou où t’as peur de tout ! Calcine tes bouts ! Debout !

Il y a chance d’avant-garde chaque fois que c’est le corps et la voix qui écrivent et non les idéologies.