Chronique lazaréenne (2)
Cette nuit, j’ai senti une souffrance indicible. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de tel. Cette souffrance ne se distinguait ni par sa virulence ni par son intensité. Elle n’était pas plus physique que morale, elle était sans voix au point d’interdire toute échappatoire. Elle était, au sens propre, indicible. Même si j’avais eu en mémoire le détail des événements qui auraient pu favoriser son éclosion, ceux-ci étaient sans commune mesure avec ce que j’éprouvais. Ce qu’il y avait d’inavouable en elle, c’était qu’elle m’atteignait au sein d’un vide désemparé. Je ne disposais d’aucun mot pour traduire son impact, pour relier l’effet à la cause, elle était sans voix, elle m’avait surpris alors que les mots vaquaient à leur insignifiance et que la douleur, une étrange et diffuse douleur, flottait parmi les épaves du souvenir. J’ai pensé, alors que je renonçais aux fables qui auraient pu lui donner sens, qu’elle avait toujours été présente, obscurément présente, hôtesse désabusée des efforts que je déployais pour l’assigner à demeure.
Ce n’était pas une sensation, un sentiment, un état d’âme qui se serait prêté à mon pouvoir d’objectivation, suffisamment docile pour se laisser leurrer par les subterfuges de l’imagination. Elle était sans histoire, elle glissait entre les mailles du temps. Sans ombre, elle n’appelait nul commentaire susceptible de la contenir dans le théâtre d’une fiction. Elle semblait surgir d’un désert, d’une vacance que le bavardage de la pensée s’efforçait de couvrir. Me refusait-elle l’alibi de la douleur ? Si la douleur tient à son objet au point de le confondre avec sa cause, la souffrance, elle, ne se connaît guère par l’entremise d’un phénomène distinct de celui qui l’éprouve. Celui qui la res¬sent est affecté d’une passivité qu’il contrôle d’autant moins qu’elle constitue l’essence d’une vulnérabilité toujours suspecte d’être lascive. Elle ne s’impose pas de l’extérieur comme un mauvais coup, une peine in¬fligée par le sort, un de ces accidents dont l’âme a le secret, on dirait qu’elle jaillit d’une source interne à l’effervescence du vivant. Il arrive parfois qu’elle renverse les barrières érigées par la conscience contre tout ce qu’elle ne peut intégrer. C’est pourquoi elle ne saurait se montrer en pleine lumière de manière à faire coïncider son être avec l’apparition d’un phénomène.
Cette souffrance ne m’inspirait aucun espoir, pas plus celui de m’y soustraire que de m’y accoutumer. Si je persiste à écrire cette souffrance, c’est qu’il ne me revient pas de l’appeler « ma souffrance » : c’est elle qui me tient à distance des mots ambigus de l’appropriation. Qui aurait pu s’imaginer qu’elle subsistait en soi, ardente d’une vie brûlante d’immanence ? Seul le mot « là » convenait à l’irruption de sa présence, tout bonnement parce que j’occupais pas le lieu où elle développait sa dévastation, à mi-chemin entre la proximité et le retrait. Me poussant à congédier les mots qui auraient pu en faire une chose concevable par d’autres ; magnifique vaisseau fantôme halluciné dans le gel nocturne de ma solitude. Car il n’y avait que moi pour la ressentir, à l’exclusion des autres dont elle me contraignait à partager le sort. Quelle consistance accorder à ce Moi s’il n’existe qu’en raison du peu de souffle qui le fait vivoter ? Même si je suis seul à éprouver cette souffrance qui m’interdit d’évoluer dans un monde où autrui se réjouit mon insignifiance, je ne suis pas pour autant centré sur moi-même. La souffrance ne me donne rien à ressentir que je puisse identifier à « moi ». Elle brûle un être dont je suis l’otage.
Mais je pourrais en dire autant de la douleur et des plaisirs furtifs de la satisfaction, des échardes plantées dans mon sommeil comme des coups assénés par un cauchemar. Cette souffrance n’a rien de physique. Si elle affecte ma chair, c’est en un sens différent de celui qu’on attribue à cette notion aussi complexe que mystique. Il faut bien que je sois vivant pour y être sensible. Et com-ment naviguer sur les eaux de la sensibilité sans y avoir été immergé par des paroles qui, tout en me détachant de mon corps, dégagent une accablante subjectivité ?
Cette souffrance — comment la nommer sinon en m’efforçant de la tenir à distance par le biais de ce mot dérisoire, « cette », comme si l’on pouvait la contenir dans un espace réservé à l’écart ? — cette souffrance que je n’avais ni la force ni le courage de m’approprier en la revendiquant comme mienne —n’était-il pas plutôt de son ressort de me considérer comme sa propriété ? —, cette souffrance, qui échappait insidieusement à la proximité, voire à la familiarité que nous éprouvons pour la douleur, était apparue, ou plutôt survenue à l’improviste, avec une soudaineté désarmante. Encore sa prétendue soudaineté n’était-elle que le tribut payé par l’illusion aux apparences. Soudaine fut la conscience qu’elle avait toujours été là, en un lieu que je répugnais à identifier, dans les parages du Moi, rôdant à l’orée d’une nuit que ma résistance à la reconnaître rendait plus épaisse. Et puis ce fut soudain l’aurore, la traversée des ombres dont je l’enveloppais, le déchirement d’un voile dont la soie se mit à crier dans mes rêves comme l’appel d’une jouissance impure. Je devrais dire « informe », informulable, indigne des aveux qui, bien qu’extorqués sous la torture, n’en sont pas moins des aveux, mais d’une autre sorte, aveux, non d’une vérité clandestine, mais du corps insurgé contre lui-même par des sévices d’autant plus inquiétants qu’ils menacent d’abolir toute trêve conclue entre la mort et le vivant. Cette jouissance, propre à la violence d’une déchirure où se connaissait, enfin, la douceur d’un abandon à la vulnérabilité essentielle de la femme, ne rejoignait la souffrance qu’au terme d’un calcul sans équation, d’un rapport dont les termes faisaient défaut, comme si les bords de la blessure, saisie dans sa fragilité, étaient les seuls termes invités à communiquer dans le tracé strident de la déchirure. Lèvres offertes à la morsure d’un cri, ouvertes à l’appel d’air que l’asphyxie d’un cri ne manque pas de provoquer à l’encontre de toutes les bouches pratiquées dans la somnolence de l’Être. Bouches du sommeil et de l’éveil, bouches du baiser que l’angoisse d’un plaisir imminent nourrit de sa voracité, bouche de l’œil assoiffé de larmes, bouche du ventre où s’accomplit l’étrange pollinisation d’une chair par une autre, ces orifices béants d’une insatisfaction qui n’était que le plus court chemin emprunté par la volupté, se greffaient-ils sur les moignons de souffrance ? Nul doute que la souffrance ne parvienne à débrider en elles la cicatrice purulente du plaisir. En ce sens, elles étaient suspectes de l’entretenir. De convertir sa neutralité en énergie subsidiaire, puisque nos besoins s’avèrent insuffisants à distraire la vie de son ennui, de la nécessité de veiller à son assoupissement. Mais la souffrance ne tolérait guère l’asservissement à l’utilité, même sous la forme d’une réciprocité harmonieuse dans l’échange que les créatures sont amenées à faire de leur division. Peut-être devait-elle son silence à l’incapacité, voire au refus, de partager un élan, de contribuer à l’épanouissement d’un désir, d’œuvrer à la mise en commun de nos infirmités, sources ambigües de notre volonté. Elle était seule et, si je puis dire, toute seule. La solitude, elle l’endurait sur le mode d’une passion hostile à toute intermittence, comme si le relâchement de sa tension menaçait d’engendrer un accroissement irrémissible, détresse avec laquelle elle semblait vouloir se confondre.
Les mots ne sont, tout au plus, que les éléments auxquels nous pensons réduire le langage. Ils ne valent guère mieux que les pions qu’une main rageuse, invisible, balaie sur l’échiquier de notre prétention à nous élever au-dessus d’un caquetage de basse-cour. Les mots parlent, c’est sûr, mais que disent-ils pour condamner au silence ce que nos voix partagent avec la verve insignifiante des oiseaux ? J’en tire l’impression que la parole est entravée par l’expression, par le souci d’imposer sa mesure aux choses, de les conformer à la monotonie de son emphase. La parole se déploie dans la durée, ou plutôt, c’est la durée qui se développe dans son mouvement, murmure orienté vers le silence où il s’accomplit. Toute parole est passion du recueillement, silences distillés goutte à goutte par le surprenant mélange qu’elle opère entre le vide et son improbable négation. Vide suspendu à la défaillance de nos voix, vide où nous nous retrouvons sans être à même d’y séjourner, surpris d’en dire plus — et donc moins, mais au prix d’ignorer de quoi ce « moins » nous prive, en quoi consiste l’excès que nos lacunes dispensent à l’insatiable besoin de « prêter la parole » au monde taciturne des choses. Nous parlons, et dans l’air se profile la signature fantomatique d’une élision qui ne laisse de son objet que le soupçon de n’avoir pas encore été. Voués, comme la nymphe Écho, à détourner les sons produits par d’autres pour en faire le support d’un verbiage destiné à nous faire entendre.
Peut-être la souffrance dont je parle, cette souffrance qui ne doit rien aux circonstances dont la vie s’entoure pour nous faire croire qu’elle est secondée, assistée par des événements puisés au hasard des rencontres, peut-être provenait-elle de la neutralité avec laquelle le silence accueille l’incongruité de nos propos. Eusse-je été entendu, voire écouté avec la piété que requièrent les confessions scabreuses d’un mourant, que la parole, désaffectée, ruinée, réduite à une solitude que les siècles répugnent à compter, se serait échappée de mes lèvres comme la verve d’un ruisseau se perd dans les sables. A défaut d’être mienne, revendiquée par les péripéties, heureuses ou malheureuses, d’une existence dont l’intrigue est aussi vaine que les malentendus qui nouent les destins les plus tragiques, cette souffrance n’intéressait personne, comme si elle se fût désintéressée, « en personne », de ses origines, de ses raisons comme de ses fins. Comme elle se tenait en retrait de tout ce qui nous permet d’attribuer un centre aux événements, elle semblait se confondre avec l’extériorité même, dressant, entre moi et l’horizon, « la montagne du dehors ». Immobile et pourtant riche de menaces prometteuses, d’encontres et de malencontres, de surprises et de déconvenues — du moins m’arrivait-il de l’imaginer telle une contrée interdite à la connaissance itinérante, fermée à la curiosité du voyageur. En elle, nul chemin qui ne fût sans issue, nul sentier susceptible d’accompagner une traversée, les sources désertaient les ruisseaux, les rivières ne s’en approchaient pas, les fleuves restaient à l’écart, dans un grondement lointain. Quant aux arbres, ils n’hébergeaient que des voix, si haut perchées qu’on hésitait à suivre leur chant.
***
Aux martyrs turcs victimes du génocide capitaliste : notre voix s'élève et chante votre absolue dignité.
Ma voix s'est mûrie dans l'angoisse du Bois du Cazier, avec les morts de la catastrophe de Marcinelle, dont les patrons sont morts dans leur graisse et dans leur lit.
Je suis de ce pays comme on est d’une histoire
Oubliée depuis longtemps
Je suis l’enfant d’un oubli
Qui n’eut jamais de pays
Les traits que mon doigt grave sur le mur
Ces traits dont les ratures se succèdent
Comme le soir au matin
Ces traits enchaînent les moutons
De l’insomnie aux charniers de l’aurore
Ô nuit poussée comme une porte sur l’absence
Les heures tricotées à l'aiguille de l'horloge
Empêchent de dormir
Il y a bien sûr le vent qui fait peur
Plus que de raison dans les branches où l'oiseau
Sauvage fait son nid
Vent soufflé d'un seul élan
Vers ce que le ciel présage
Faut-il qu’un arbre bouge
Pour que la forêt frémisse
Alerte ses hôtes qu'il y a
Sombre subversion noire des racines
Frisson jusqu'aux gisants fossiles
Feuilles dispersées par l’orage
Peur
Peur
Peur
Moulin des ombres où les aubes grincent
Agacées par la ruine lépreuse des eaux,
Devant l’âtre où je regarde
Grelotter une brassée de bois vert
Je me souviens du lit de braises
Où l’oiseau battait plume sous la cendre
J’écoute le vent sur son enclume
Tenter de redresser l’éclair
Où l'étincelle jaillie
De l’essaim des ténèbres,
Où la verve des feuilles
Lues à l'envers du tendre,
Rouille les miroirs
Grimaciers d'images
Une truite palpite à présent
Quand elle se cambre sur la pierre
J’entends vibrer un arc
Dont chaque flèche est un supplice
Journées dont le calme apparent
Me laisse empli de terreur
Soirées dont les ombres s’allongent
Jusqu’à rejoindre la nuit
Je vous maudis à voix basse
Vous êtes sœurs de mon angoisse
Effraies aux yeux cernés de suie
Dans un souple déploiement d’épouvante
Derrière moi la compagnie d'un bruit
Aussi feutré que mes pas
La discrétion d'un double
Attaché à me suivre
Amis, ce n'est que le vent
Qui bat la mesure
En attendant que la nuit ferme
La porte au visiteur absent
Il ne passe qu’un instant
Si bref qu’on ne peut
Être contemporain de sa disparition
Un éclair que surprend
Le spectre qui s’arrache
Aux foudres du néant
Un instant qui,
Multiplié par lui-même,
Donne à la mer l’illusion
De tenir dans une goutte
Réfléchie par une goutte
Que le miroir ajoute
A l’invisible route
Qui va du monde à son reflet
Dans l’entonnoir des puits
Des enfants d’encre aux yeux décolorés
Grouillent comme des rats
Dans un berceau de houille
Quand on brûle dans les caves
Les vierges sevrées par les louves
On arrache les yeux aux enfants
Éclairs dormants dans des orbites nues
C’est ce qui donne au ciel
Une douceur complice des travaux de l’enfer
Une blondeur amère de blé sauvage
Où le vent secoue sa crinière
Sœurs, dites-moi pourquoi je pleure
En ce matin couvert de fumée
Pourquoi vous êtes seules parfumées
Sur ce charnier semé de fleurs
Dites-moi pourquoi vos yeux repoussent la lumière
Et sont plus vides que la nuit
Quand au sommet de la clairière
La lune rougit comme un fruit
Dites-moi comment
Avec des mots soyeux, des mots de neige,
Apaiser l’effraie surprise par les phares
Le col hirsute dans une guimpe de plumes blanches
Les yeux cerclés d’un étonnement studieux
Comme si, perchée sur un lutrin,
Elle déployait ses ailes fripées de sommeil
Et que son vol
Cherchait à se hausser jusqu’au seuil
Où les étoiles abjurent leur secret ?