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Chroniques du bel aujourd’hui (3)

Nietzsche : Il n’est pas permis que votre naissance ait eu lieu dans l’inconcevable et l’irrationnel.

Lautréamont : Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.

Claudel : L’important n’est pas de savoir de qui nous sommes nés, mais pour qui.

Cendrars : Le simple fait d’exister est un véritable miracle.

 

La naissance et l’existence ainsi nommées et gratifiées posent la question de l’accès au langage poétique. A un langage où chaque être vivant, par sa propre traversée, participe à un savoir du monde. Un savoir du monde qui n’est pas un simple savoir sur le monde. Le savoir du monde participe à ce qui nous entoure, à ce qui nous sollicite et nous interpelle.

 

 

Un athée social a pour seul bagage une liste de merveilles au-dessus de l’abîme. Il déjoue le bon sens, la raison, les progrès de l’histoire, les nouvelles religions du Bien. Il dévoile les contradictions de notre clergé progressiste. Il se dégage de la poésie comme supplément d’âme pour nouer un rapport charnel avec la vérité. Il suit les traînées sanglantes de l’histoire, contemple le négatif bien en face et se défait de la faune des croyances et des illusions. Il a compris que le Père est créé par le Fils et que l’écrivain est déterminé par l’enfance des choses.

Il désigne l’impensé social et la part obscure à l’œuvre dans les liens familiaux et communautaires.

Baudelaire : On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l’imposture… La croyance au progrès est une doctrine de paresseux…Ceci aussi, et là Baudelaire n’est-il pas bon pour la camisole de force ? 

 Il n’existe que trois être respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autre hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

 

 

Comment échapper à la société pourvoyeuse de dopes comme l’écrivait le désespéré Artaud, aux rivalités mimétiques (René Girard), à la soumission de l’intime et du secret au tout à l’égout des caméras, au vouloir-guérir du festif, aux sépulcres blanchies pour parler comme le Christ, aux relents d’abattoir des diverses communautés humaines, à l’aggravation de la puissance de mort, aux crimes généralisés et à la rotation des stocks humains (trafic d’organe, famines organisées, guerres encouragées etc.) aux désirs suggérés, tarifiés et déifiés (Ah, le jouir sans entrave et ses sinistres addictions), aux sacrifices rituels, à la montée des extrêmes ; aux pathologies de la relation, à la volonté de puissance qui n’est que le moteur du ressentiment, à tous les modernes qui ne se prosternent que devant eux-mêmes, aux passions tristes (Spinoza), à la complaisance au malheur, à un monde suractif voilant la dépression, au culte laïque de la mort (Philippe Ariès), à l’insatisfaction générale (l’insatisfaction est devenue une marchandise écrit Guy Debord), à l’homme calculable (Jacques Henric), aux cadavres maquillés vivants et dissous dans le commerce du monde, au mode du compassionnel, à l’effondrement du crédit fait au père symbolique et réel, à l’homme nouveau, sans mémoire et sans dette ?

 

 

Nous connaissions la dégradation du vivant par la machine (le couperet mécanique de la guillotine en fut le commencement), nous entrons dans la dégradation du vivant en machine (l’humain futur ne sera qu’un produit artificialisé, greffé et manufacturé).

Le corps sanctifié par le baptême, l’eucharistie et l’extrême-onction est devenu le corps étranger qu’il faut abattre. L’accumulation de l’avoir (le cyborg) contredit l’unité de l’être. La seule substance humaine devient l’handicap majeur de la technologie de pointe.

 

 

Si je devais choisir une épitaphe, placée sur ma pierre tombale, ce serait celle-ci, écrite par Lamartine : A genoux devant Dieu, debout devant les hommes.

 

 

La volonté de l’essentiel, autrement dit l’amour, est une consumation. A l’inverse, le progrès technique et toutes ses conséquences ne sont qu’une affirmation paranoïaque de la volonté de puissance. Et cette volonté de puissance – volonté d’acquisition – sent l’excrément. 

 

 

Les dieux de la nature accumulent les richesses, le Dieu de la grâce les cache.

 

Péguy : Je ne veux rien savoir d’une charité chrétienne qui serait une capitulation perpétuelle devant les puissants de ce monde.

Mais qui sont, aujourd’hui comme hier, les puissants de ce monde ? Ce sont ceux qui font et refont le gigantesque spectacle de la persécution et de la mort en directe. Les esclaves volontaires de ce monde – les puissants de ce monde – consentent à la violence primitive de l’homme et à l’éternelle fête sacrificielle. La foule toute puissante impose sa doxa et persécute arbitrairement afin de sceller le pacte social, sa cohésion. La ronde des meurtres ne cesse jamais. Le persécuté est celui qui, détruisant le lien social à la racine, démystifie le sacré et refuse, à l’heure actuelle, la primauté du Bien (et de ses milices) sur le Vrai.

En défiant le torrent des terreurs humaines, le judéo-chrétien est aux premières loges.

Comment, dès lors, poursuivre son existence en dehors des rythmes violents de l’histoire ? En dévoilant les choses cachées depuis la fondation du monde (René Girard) et en brisant symboliquement les chaînes de chaque époque. En postulant aussi une métaphysique de l’exil afin de devenir des sans-patries du temps (Franz Rosenzweig).

La figure de l’exilé (le Christ) et celle de l’enraciné (l’être heideggérien) s’oppose alors sur la vision du monde envisagé comme champ de bataille ou comme site. Ce champ de bataille et de dévoilement est folie : Dieu a choisi ce qui est réputé folie aux yeux du monde (Saint Paul).

 

 

Le Christ, toujours là, jusque dans ses absences, et jamais las.

 

 

J’ai été beaucoup aimé, j’ai beaucoup aimé. J’ai su très vite que l’amour fondait la connaissance et le secret. Trop de chance.

Saint Augustin : On n’entre pas dans la vérité si ce n’est par l’amour.

Léon Bloy : J’ai mis toute ma vie dans l’amour, l’amour divin et l’amour humain que j’ai parfois confondus. Je n’ai vécu que pour cela, sans avoir compris qu’on pût vivre pour autre chose.

Georges Bernanos : Il n’y a qu’une erreur et qu’un malheur au monde, c’est de ne pas savoir aimé.

Et ces phrases de Martin Heidegger, que j’ai citées dans Jamais ne dors, recueil poétique que j’ai écrit en faisant chanter la passion amoureuse :

Qu’en est-il en notre pouvoir de faire sinon de nous ouvrir l’un à l’autre et de laisser être ce qui est ? De le laisser être de telle sorte que cela nous soit joie pure et source vive d’où jaillisse chaque jour nouveau en notre vie.

 

 

C’est heureux d’aimer de toute éternité, loin des attentes humaines. C’est heureux d’être partout en exil, dans la magnificence de ce qui s’endort ou dans la lumière dorée des visages de ses enfants. C’est heureux de porter avec soi le temps qui se déploie et de surmonter tous les tourments. C’est heureux un amour qui ne rêve pas de perversion, qui se situe au-delà de toute interprétation, qui ne met pas, contre ses yeux, la parole du destructeur. C’est heureux de goûter une bouche, un sexe, dans un entrelacs de visions, de désirs et de mouvements. C’est heureux  enfin que l’amour, au milieu de cent désastres, demeure seigneur de notre âme.

 

 

Poésie, guerre sainte des silences écrit Matthieu Baumier dans ce puissant recueil qu’il vient de publier : Le silence des pierres (Le nouvel Athanor). C’est que le bruyant siècle convulsé prolonge la dévastation et qu’en face, seul l’alphabet peut encore tenir tête au chaos environnant. Une civilisation de surface, de poids mort, de réduction masque le réel. Quelle poussée secrète, quel caillou dans le massif de la prose spectaculaire pourraient encore éviter le discrédit des mots, l’imposture du seul paraître ? La poésie a trop suivi la politique, elle s’est déracinée. Rendre neuf les mots, c’est freiner la course contre la vision de Dieu. Nous sommes en exil, il s’agit de faire retour/recours au poème, dans la mouvance même qui parcourt le cycle de la vie et de l’expérience. Myste, autrement dit s’initier au silence des pierres signifie entendre le signe qui se tisse sur le voile de la parole poétique. Une parole à partir de laquelle tout se dévoile et se déploie et en même temps se cache – en silence – dans l’alternance de l’être-là et du monde. Et pourtant, le poème ne peut plus s’adresser qu’au poème, dans la désolation d’une habitation ruinée. Ainsi, Matthieu Baumier ne peut écrire qu’après. Après le Dieu en retrait et après la fin de l’humanisme. Pourquoi devrions-nous l’aimer, cet homme-là ? Ou encore : La terre a commencé d’effacer l’homme / son empreinte dérisoire. Force et beauté de la poésie qui surmonte le nihilisme puisqu’il reste toujours les mots nus des jours d’après. Dans ces poèmes formellement accomplis, les jours d’après savent faire un retour adamique au réel concret.