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Chroniques du bel aujourd’hui (5)

Dans Martingale (Flammarion, 1995) j’ai inscrit cette phrase de Nietzsche : Car si le mal est profond plus profonde est la joie. J’interprète ceci de manière suivante : la joie consiste en une approbation de l’existence même si celle-ci est tenue pour tragique. Cette joie est donc paradoxale, comme l’a souligné Clément Rosset, mais pas illusoire. Elle part d’une connaissance du pire sans pour autant refuser le chant de l’affirmation, le chant du oui. Elle passe, dans Martingale, par le corps assassiné de Pasolini et par le cantique du poète Guillen.

Rien de plus poétique que les cauchemars qui s’annoncent. Prenons la Gestation pour autrui, au hasard. Remplacez le mot mère par celui – plus poétique – de donneur d’engendrement. Imaginez ensuite la techno-barbarie qui sépare l’enfant de celle qui l’a abrité et nourri dans son ventre. Décrivez pour finir la « gestatrice » ukrainienne, indienne ou encore américaine surendettée, précisez ses bouleversements hormonaux et psychologiques. Trouvez un titre idéalisant, je suggère GPA éthique (Elisabeth Badinter).

Gilbert Lely : La poésie – nous entendons provisoirement ce mot de la façon suivante : tout ce qui existe de grimaçant, de débile et de mercenaire à une époque donnée de l’histoire des hommes, la poésie s’en empare.

D’abord la ville dort, plus rien ne sonne sur les dalles. Les paupières campent dans les lanternes de pierre. Moi, à l’écart, inactuel, nomade parmi les couleurs et les odeurs, je n’entre que pour repartir. Il est temps alors de ramasser les fruits, les bijoux et les robes, après avoir fixé la pointe du compas qui s’ébat dans l’infini. Devant moi, sur la carte, je vois ceux qui m’ont précédé. Au-dessus des terrasses, des oiseaux migrateurs se rassemblent. Plus loin, les torrents surgissent d’un côté et disparaissent de l’autre, jusqu’au fond des vallées. Je détache le diable de la mosaïque car entre un et deux, comme le souligne Claudel, il faut que le néant intervienne. Dans la maison vide, je suis seul et jamais seul.

Il faut traverser ce cauchemar qu’est l’essence même de l’histoire, sans s’y arrêter, sans complaisance ni fascination et en sachant que l’abolition de la violence est une vue de l’esprit. Stephen dans Ulysse de Joyce : L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller.

L’espace qui nous sépare du texte et nous y attache est un lieu qui accueille toutes les langues, un lieu d’errance, d’émois et d’émerveillements, sans superstitions ni frontières, sans multitude ni barbarie. Un lieu où la mémoire s’étend dans le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur (saint Augustin). Un lieu provisoire, désarmant, attachant qui entre dans une autre gravitation, intègre sacré et profane, physis et spiritualité, un lieu où l’homme s’isole pour sculpter son propre tombeau (Mallarmé). Et qui défie l’ironie de l’existence et de la mort, qui a aussi faim d’être dans l’éternel maintenant, un lieu enfin qui refuse ce que Levinas craignait : la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers.

Lecture de Jean Follain, de Pierre Reverdy, de Pierre Jean Jouve. Immobilité des goélands, vent fort, vent qui vient de nulle part. Mes filles, à l’époque, ont 6 ou 7 ans. Elles jouent dans le jardin, nous sommes à la fin de l’été, dans une maison normande. Je suis dans la logique d’enthousiasme. J’enverrai bientôt un baiser au soleil dans sa chute. Les pages tournent. La mer au loin déborde de miroirs. L’eau déroule son sable. L’herbe se charge de rosée. Le sommeil, je le sais, engendrera des monstres, c’est la loi. Il y a toutes les fontaines dans toutes les villes du monde, les nuages d’aujourd’hui. Et ceux qui, comme moi, détachés de toutes les motivations possibles, écrivent les mêmes paysages : arbres, rivages, maisons désertes… J’y suis. J’y resterai.

Seul
Effacé
Caché
Léger du léger
Semblable à la feuille d’arbre
Toutes les choses me parviennent
Et je guette leur retour
Suivant le vent vers l’est vers l’ouest
Ne sachant jamais si c’est le vent qui me pousse
Ou moi le vent.

...

Je n’ai jamais appris à nager ni avec le courant ni contre le courant.

Nous sommes ces ombres indécises et muettes qui traversent les récits de Marcel Cohen, ces personnages sans nom, bousculés par un univers plus indifférent qu’hostile, pris entre deux échéances, se préparant à de nouveaux affrontements, s’oubliant dans des dédales obscurs. Si les époques changent à peine, sur quels décombres, par quelle alchimie peut bien naître la musique ?

Il nous faut des livres qui nous sortent du malheur et nous y conduisent autrement comme il faut faire avec le désespoir le plus profond l’espoir le plus invincible (Nietzsche).
C’est à prendre comme un lac très calme ou une mer déchaînée, comme une affirmation vécue par un écrivain et partagée par un lecteur. C’est à prendre tel quel, à extraire de la bibliothèque, à lire et à relire, à refuser ou à prolonger, maintenant ou plus tard. Ce corps affranchi, singulier, lumineux et obscur, libéré pour un temps de l’enfermement social, éloigné des foules dopées aux images fausses.

Si lire n’est pas obéir à l’injonction des morts mais à celle du bel aujourd’hui tous les régimes d’écoute sont possibles. On n’insistera jamais assez sur le caractère sensible des effets de lecture, sur la vérité du livre à travers l’expérience physique de la voix. Il s’agit d’un exercice spirituel consistant à toucher et à entendre le texte brûlant, et ce qui surgit autour de lui, dans un espace et un temps inviolable.

Ainsi je lis et je pense. Je pense en lisant, à ce qui se montre et se dérobe. Je suis pensé par ce que je lis et je suis lu par ce qui me pense. Et penser sur la page va de pair avec vivre dans la vie.

Kostas Axelos : La pensée poétique et future, déjà énoncée, passe inaperçue et demeure impensée.
Ecoutant Axelos on peut penser qu’une écriture nouvelle ne peut que rester inacceptable et dérangeante pour les universitaires, les partis, les clergés qui conservent et restaurent ce qui domine, aussi bien que pour les communautés marginales qui se laissent récupérer et font partie du jeu du monde existant.

La poésie effusion maternelle ou risque de langue ? Rétention psychologique ou dévoilement critique ? Et comment s’extraire de la filiation et naître symboliquement ? Comment se rendre méconnaissable ? Comment travailler une poésie qui soit à la connexion de foyers d’écrits et de biographie, confrontée aux données objectives et à l’opacité de la nuit sur monde, toujours situé dans le présent du « j’ai été » ? Ces questions ont souvent été évoquées dans mes rencontres avec Marcelin Pleynet et Claude Minière.

Culture-marchandise, culture-spectacle, culture comme retour assassin de la technique (Michel Deguy)… Dans le présent et le devenir mafieux de la planète. Mais Où il y a danger pourtant, croît / Aussi ce qui sauve. La révolte n’est-elle pas plus vraisemblable quand elle s’affirme solitaire, subjective, opposée aux ressentiments identitaires, à la logique meurtrière des sectes ?

Antoine Compagnon : La littérature n’existe plus pour les concepteurs français du troisième millénaire : la connaissance de l’expérience humaine, l’exploration de sa complexité, tenue jusqu’ici pour le propre de la littérature, ne font plus parties des savoirs de l’an 2000. Autrement dit, la littérature étant perçue comme un obstacle à l’harmonie sociale et à l’égalité des chances, il s’agit dorénavant de la supprimer tout simplement des programmes scolaires et des bibliothèques publiques. L’heure est au recul des savoirs au bénéfice des savoir-faire qui s’affirment dans les programmes préétablis, les normes imposées, les fêtes suscitées et la fusion des individus en collectif.

Comment assumer le doute et la détresse ? Comment transcender sa condition de mortel malgré le néant imposé ? C’est bien l’horizontalité de la série et du nombre qu’on impose aujourd’hui au détriment de la verticalité de l’œuvre qui toujours s’ouvre au duel fécond avec l’héritage. On veut qu’il n’existe plus rien d’autre que les opinions, sans hiérarchie de pertinence et de goût, on refuse tous rapports charnels et métaphysiques à la vérité. On transporte des principes sociaux d’égalité de droits (qui ne sont même pas bons pour une société) sur les domaines esthétiques qui ne sont jamais de cet ordre.
Il y a bien un droit à la santé, l’éducation, la justice, pour tous. Mais il n’existe pas de droit à penser, poétiser, composer de la musique, faire un tableau, pour tous. Le doctorat de philosophie, l’agrégation, le diplôme des Beaux-Arts etc., ne sont pas comme une carte d’assuré social qui donnerait le droit de devenir Descartes, Beethoven ou Manet. Il s’agit ici non de droit social mais de hiérarchie libre, ou liberté hiérarchisée, très exigeante, sans « déclaration universelle des droits » pour tous. Il faut en préserver le caractère irréductible, incomparable, sous peine d’aboutir au désenchantement généralisé d’une pseudo-époque dont un peintre américain à la mode disait : chacun aura son quart d’heure de gloire (Philippe Verstraten, Erotique du soi singulier, Belin).

Pensées immédiates, emmêlement des événements, rêves hachés, lapsus, flux, chutes, vitesse de l’énoncé, atomisation du temps, intuitions nerveuses, notations clandestines, données objectives… Qu’est-ce que l’écriture sinon le refus de l’effacement du corps ? Et comment contredire ce monde qui se remplit d’horloges ?
Cendrars ; L’air est embaumé / Musc ambre et fleur de citronnier / Le seul fait d’exister est un véritable bonheur.
Ce tercet a pour titre : Léger et subtil.
Carpe diem.