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Chroniques du chemin (3)

 

On sait bien que,  en tant que musicien rentré, j'aime marcher avec vous sur un chemin prioritairement musical.

Aussi,  après Mozart lors d'une première promenade sur nos chemins de dialogue, j'aimerais évoquer Boulez.

Il n'est pas injurieux d'affirmer que, remarquable chef d'orchestre,  musicien qu'on aime ou pas, Boulez fut aussi un chef d'entreprise, sinon de guerre. Sorti tout armé dans un tank de son bunker IRCAM, escorté de para-commandos tel Stockhausen ou de jeunes chevau-légers extasiés et déjà oubliés, appuyé par les expériences de John Cage,  Boulez, en bon autoritaire, a fait table rase de tous ceux qui osaient, plus ou moins activement, contester son leadership. Exit Sibélius (« le plus mauvais musicien du monde »), Poulenc, Taillefère, Ibert.  Ecrabouillé, Berlioz excepté, ce « hideux » XIX è siècle français. Stravinsky traité de décadent dans sa production d'après 1913, Jolivet rebaptisé « jolinavet », etc... Dans ce paysage dévasté furent seuls tolérés Messiaen et Dutilleux, trop forts sans doute pour être les proies de l'aigle de Montbrison.

La poésie des années soixante-septante a elle aussi connu ces razzias. Bien abrités dans des bunkers universitaires, protégés par des éditeurs « modernes », réchauffés dans l'utérus des colloques et séminaires, biberonnés par la presse spécialisée, les poètes de cette école, dignes successeurs de l'Ecolier limousin, ont trouvé sur leur chemin quelques grands rires rabelaisiens- celui de Norge, de Tardieu de Desnos ou, plus ricanant, de Péret ou Vian, qui les ont piteusement désarmés.

Et c'est là, à mon sens, la question essentielle posée à la poésie contemporaine : le poète doit-il être intelligent ? Et d'abord, qu'est-ce que l'intelligence en poésie ? Gardons-nous de la confondre avec le savoir. «La môme néant» de Tardieu, les fabuleux poèmes en prose de Norge, les réflexions de Thiry sur la peine de vieillir, les rêves transcrits du Desnos adolescent, tout cela, à côté de quelques autres, ne constitue-t-il pas l'essence profonde et « intelligente » de la manière poétique d'être au monde ? Quand Supervielle évoque l'oublieuse mémoire ou la mort, relais où l'âme change de chevaux, n'est-il pas bien plus « intelligent » que  cette foule de poètes « blancs », du non-dit et de l'aléatoire ?

Qu'on me comprenne bien : je préfère de loin une poésie mystérieuse, voire obscure, à cette « poésie du quotidien » qui fait parler les égouts et les bicyclettes. Mais j'aime que cette obscurité corresponde à une nécessité intérieure sans faille (comme chez Reverdy) et non à une pause intellectualiste.

Ce n'est pas dans la déconstruction du langage que se trouve le secret de la poésie contemporaine, sous peine de se ghettoïser, mais dans la tentative rimbaldienne de reconstruire, par une active méditation, un monde intérieur perçu comme éclaté.

Mais vous n'êtes pas obligés d'être de mon avis : peut être, plus intelligents que moi, préférez-vous les séminaires poétiques obscurs au chant nocturne du rossignol ?