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Chroniques musicales (4) : Le Voyageur Solitaire, Gérard Manset

Explique-moi, bien-aimé. Qu'est-ce que cela veut dire ? En guise d'allégorie de sa quête artistique, tel Orphée, Gérard Manset cite Pierre Louÿs : le refus du poète mythique de donner à son entourage le contentement de jouer, « par nonchalance », plongeant la forêt dans la tristesse, s’accompagne paradoxalement des cadeaux de « viande » et de « fruits savoureux », « devant le seuil du musicien ».

Comment ne pas y voir une allusion à peine voilée à la fidélité du public au Voyageur Solitaire, malgré l’absence de scène, le suivant au fil de sa créativité ? Alors surgit le miracle sauvage : « Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. » Étonné, Orphée qui parle la langue des animaux, demande à la lionne ses exigences pour que l’animal l’écoute jouer. Cette dernière répond : « Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds. » Le poète s’exécute : « Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait. Une heure durant il joua devant elle, mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort. 

Gérard Manset, Il voyage en solitaire, de l'album Il voyage en solitaire (1975).

La reine soupira : « Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, bien aimé. Qu’est-ce que cela veut dire ? » » Dans son sillage, en Capitaine courageux, Gérard Manset poursuit sa route : « Capitaine courageux / Dans l’univers nuageux / Ciel sans fin, poussière du monde, / Que la vérité profonde / Poursuit pour l’éternité » …

Les mots du poète et romancier de la fin du XIXème siècle, s’ils permettent de cerner un peu mieux le mystère du parcours si singulier de Gérard Manset dans le « paysage de cet art mineur », laissent l’énigme entière… D’Animal On est Mal à À bord du Blossom, sa discrétion légendaire, loin du tintamarre médiatique, n’aura de cesse de proposer, album après album, livre après livre, les contours de sa plume affûtée sur le fil d’une exploration sans fin d’un chant/champ dont sa voix cristalline porte l’itinérance depuis sa chanson emblématique : « Il voyage en solitaire / Et nul ne l'oblige à se taire/ Il sait ce qu'il a à faire / Il chante la terre » ! Au commencement, Animal On est Mal signalait l’inquiétante étrangeté de notre humanité/inhumanité à l’animalité résiduelle : « Animal, on est mal / On a le dos couvert d'écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant « Ici, pas de serpent ! » » : entre La Métamorphose de Franz Kafka et Rhinocéros d’Eugène Ionesco, la tonalité de ce titre, en 1968, tranche comme un cri d’alarme ! Deux ans plus tard, il aura écrit La Mort d’Orion, véritable exploration poétique du mythe, premier oratorio rock-symphonique aux arrangements élaborés, où les parties de cordes confèrent à l’enregistrement un lyrisme qui emporte, autre signature de l’originalité de Gérard Manset qui chante encore l’épopée d’une humanité vouée à sa perte, celle du peuple d’Orion : « Or, pendant que coulaient / Tous ces millions d’années / Sur la planète mère, / Les survivants damnés / Redoraient le parvis / De leur vie, / Cependant que croulait interminablement / Un bruit de poussière et de vent / Et que s’affaissait le béton / Que coulait le peuple d’Orion. » Sillonnant encore la terre de ses pas, il n’aura de cesse de dire les larmes d’une humanité en voie de disparition, entre amour et haine, Y a une route,Royaume de Siam, Matrice, Comme un Guerrier, Revivre, et tant d’autres échappées…

Au tournant des années 2000, après avoir participé à l’album ultime du vivant d’Alain Bashung, Bleu Pétrole, Gérard Manset s’est livré à l’exercice de style du portrait au Visage d’un dieu inca à travers lequel il revient sur les circonstances de leur rencontre, de leur relation de travail et d’amitié, lui, le Dieu Inca, auquel il offrit trois chansons magnifiques, l’ostinato passionnel Je Tuerai La Pianiste : « Afin que l’on sache / Que quelque chose existe… », l’ode à la divinité féminine Vénus : « Guidé par une étoile / Peut-être celle-là / Première à éclairer la nuit », et enfin le puzzle éclaté de nos vies modernes Comme un Légo : « Et tous ces petits êtres qui courent / Car chacun vaque à son destin / Petits ou grands / Comme durant les siècles égyptiens / Péniblement » !

Gérard Manset, On nous ment, album A Bord du Blossom.

Comme le note l’aventurier des lettres, dans son récit-témoignage en hommage à son allié à la voix unique, « Comme un Légo, c’est raconter sa vie. On se noie dans son propos : par quel côté, quel axe ? Où s’est trouvée la particule, la peau de banane, quel jour ? Voyez-vous tous ces humains / Danser ensemble à se donner la main… ». Signature à quatre mains de l’album-épitaphe en fin de voyage : « Dans mon songe immobile, dans mon attente à le détailler sans transpercer sa chose, son monde, son envergure d’impénétrable splendeur druidique, j’imaginais maintenant, commençant à y croire, les voir se formuler, se matérialiser ces trois ballades flottantes et suspendues, trois bulles au-dessus du vide… et la délicatesse de ce Voyage solitaire, repris en dernière plage valide et musicale… »

De Gérard Manset, la version, toute personnelle, de Comme un Légo, s’élève comme un lamento, dans son album Manitoba ne répond plus, qui comprend également quelques perles d’un collier, de chansons en chansons, de la quête éperdue du Pays de la liberté : « On m’a dit que c’est tout à côté / Le pays de quoi, de la liberté / J’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché, j’ai cherché » à l’amertume et l’empathie mêlées pour le Genre humain : « Son prénom c’est le mien / Quand je me suis fâché / Avec le genre humain » en passant par l’éloge de la grandeur quotidienne de l’amour féminin dans Quand une femme : « Quand une femme / Se lève le matin / Fait chauffer de l’eau / Regarde ses mains / Sort sur le devant / De son bungalow / Peut-être alors elle se souvient / Des choses inconnues qu’elle avait oubliées ».

Gérard Manset, Comme Un Légo ; album Manitoba Ne Répond Plus.

D’autres joyaux se trouvent sertis dans le reste de sa discographie, dans Le langage oublié comme dans Obok, jusqu’au renouement avec l’évocation des figures divines Opération Aphrodite ou au compagnonnage avec cet écrivain-voyageur d’un autre temps, Pierre Loti, À bord du Blossom, dont les pages des récits se mêlent aux plages musicales de ses pérégrinations de capitaine dans les mers du Sud, d’où émerge pourtant son cri contre la société trompeuse On nous ment où il semble évoquer le sage antique cynique Diogène en recherche de cette part d’humanité perdue : « Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / Une lampe à la main / Il cherche son chemin / L’avez-vous vu / L’avez-vous vu / On nous ment toujours »...

 

Gérard Manset, Matrice, version 2014, album Un oiseau s'est posé.