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Confessions (Pologne, 1977)

    Tu sais, Esther, après ils vont me tuer. Il y a cette pause dans la torture, ce moment béni, ce don de Dieu, où je peux m’éloigner de la souffrance et écrire. T’écrire, Esther. Comme autrefois, ou presque, je ressens cette espèce de ligne de temps de maintenant vers hier, si, ou bien quand, je parviens à faire abstraction des plaies infligées au corps. Ces gens sont fous, et cependant je ne veux pas te parler d’eux. Je veux dire ce que jamais ils ne comprendront, je veux te dire, toi, Esther. A travers toi, à travers nous. Je veux dire la Parole à ton intention, même si je sais que jamais ces mots ne te parviendront, du moins concrètement. Car je sais combien tu m’écoutes, Esther, depuis tout ce temps. C’est du reste assez étrange, cette chose merveilleuse qui fait que nous nous sommes toujours parlé, au-delà des distances géographiques ou autres, oui, étrange et merveilleuse est la sensation plus que réelle de toujours être auprès de toi. Tu sais, ces gens ont cessé de me torturer, pensant que je suis « à point » comme ils disent. A point pour quoi ? Pour confesser mes fautes. Ils disent cela en se moquant, bien sûr, heureux de croire comprendre cette infinité du christianisme animant les êtres tels que nous, devenus des parias, devenus leurs parias. A point… Ils veulent me pousser dans les retranchements de ce qu’ils osent appeler une « confession ». Rien d’autre,  des aveux, ceux de fautes que je n’ai pas commises. Il s’agit juste de remplir un rapport en plusieurs exemplaires, justifiant aux yeux de l’administration pourrie dont ils ont fait une divinité, quelques lignes indiquant les causes de ma mort à venir, les actes de ma culpabilité. Et ? Je vais écrire, j’écris cette confession. Mais c’est auprès de toi que je veux confesser le profond de l’être que je suis, de la Personne à laquelle un jour, par ton regard si bleu posé sur moi, tu as donné vie, Esther. Que me reprochent-ils sinon que tu sois juive, Esther ; et moi, chrétien. Une vision tronquée, en leur âme perdue, de la réalité de ce que nous formons, cette seule et même chose qu’est l’Amour en nous. Comment ces individus pourraient-ils comprendre, même saisir une simple bribe de ce qui est à la source même de la vie, eux qui ne survivent que de la destruction produite par la violence de leurs mains, comment pourraient-ils approcher cela, cette douceur imprégnant les mains de celui et celle qui aiment ?

J’ai accepté d’entrer dans le jeu de la confession, malgré l’ironie de leurs sourires et de leurs visages tordus par l’insoutenable que ces gens sont devenus, pour une raison bien simple à comprendre, bien trop simple du reste pour ce genre de types : je veux écrire, et je veux t’écrire. Qu’attendent-ils de moi ? Une « piste » conduisant vers toi, Esther, toi, la femme que j’aime de toute éternité, dans l’infinité de l’éternité, en moi comme tout à l’extérieur de moi, la femme qui aime mon âme, Esther, cette femme qu’ils veulent appréhender. Pour te tuer. J’ai accepté d’entrer dans le jeu de leur confession parce que je veux tracer ici des mots terribles, des mots qui frapperont en eux les résidus de vie humaine, restes de l’humain au-delà des scories du mal de leurs âmes, ce petit peu dont je ne désespère pas, malgré tout, qu’il anime encore le peu de vie que je vois, parfois, rarement, mais parfois encore en-dedans de leurs yeux mécaniques. Je vais prendre ce risque de te raconter, de me raconter, de raconter la naissance alchimique de la vie de l’Amour en toi, en moi, en nous. Entre nous. Je veux prendre ce risque apparent car je sais que rien dans ces mots ne pourra les conduire à toi, comme aucun de ces mots ne peut plus, moi, me conduire à toi. Je veux que ces individus, que ces renégats de l’être, tempêtent en dedans d’eux quand ils liront les mots de ces lettres ; quand ils verront que rien ne mène plus à toi, Esther. Qu’il n’y a pas de chemin, pour eux, vers toi, car il n’est d’autre chemin, sinon la sente de l’Amour construite, pour nous, par le don de la vie. Et quel don ? Tu sais, au-dedans même de la souffrance infligée par ces crapules, je ne cesse d’être ébahi par l’incroyable réalité de l’amour donné par la femme que tu es, don en ma faveur, un don incompréhensible et cependant tellement vrai. Comment est-il possible que la femme que tu es, Esther, puisse aimer cet homme que je suis, je n’ai jamais rien compris à cela. Mais ce don a été et est encore si vivant que je remercie Dieu de m’avoir fait un cadeau pareil, je le remercie autant que je prie la vie pour ce don, oui, merci, merci de cette beauté. Je remercie tant… On peut mourir, on peut disparaître, tu sais, cela n’a aucune importance, quand une telle beauté est entrée au plus profond de soi, alors, oui, Esther, je te le dis, je peux quitter ce monde maintenant ou dans une semaine, quand ils viendront saisir ces feuillets, les mains pleines de l’espoir moite d’approcher de toi, Esther, oui, je peux quitter le monde que ces gens sont en train de tuer autant qu’ils me tuent. Quelle importance ? J’ai vécu le don de toi, la beauté de ta figure aux yeux fermés, de la blondeur de tes cheveux posés contre moi, de mes lèvres embrassant tes pommettes, de la moue de ton visage quand tu étais ébranlée par la luminosité autour et en dedans de nous, j’ai vécu cela et je veux qu’ils le lisent, j’ai vécu cela et je veux te le dire ici, dans cette Parole qui vient vers toi, dans ces pages qui ne te parviendront jamais. Et, tu vois, Esther, ne sois pas triste de ces mots, je t’en prie, ne sois pas triste, je ne viens pas te dire du malheur, c’est tout le contraire, je viens te dire que je t’aime. Ils peuvent bien pousser mon corps dans une fosse. Oui, vous pouvez bien me tuer, messieurs, vous qui lisez ces lignes, qu’importe ? Que m’importe ? On peut mourir quand on a vu couler, au creux de ses propres bras, les larmes d’amour de la femme que l’on aime, le bleu des yeux d’Esther.