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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Béatrice Machet

 

Contre le Simulacre.

Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

D’abord citer Stephen Jourdain :

« La poésie est la matrice de la réalité.
La réalité est la matrice de la poésie. »

On ne peut être plus dans le réflexif, dans le circulaire, dans le « révolutionnaire » ad libitum!

Oui pour le terme méta-poésie : aller au-delà de par son aspiration à l’éveil. Quant à l’allusion révolutionnaire :

Le terme révolution comme le remarquait le poète activiste sioux John Trudell, implique un retour, décrit un cercle, revient sur le même.  Le renversement brusque d’un régime par la force comme est communément compris le mot révolution pose la question de la force : Laquelle ? La force du poème, la force des mots, oui, on le voudrait … Et si la révolution, le révolutionnaire, n’aboutissent qu’à changer les leaders sans réellement changer les systèmes (oppression, compétition, prédation, et tous les scions scions scions qui coupent la branche sur laquelle l’humanité s’est posée …) alors à quoi bon…  (Et pourtant ne pas se désengager, rester vigilant, avec les hommes et les femmes, faire entendre notre voix, rester concerné et solidaire.) Changer d’autorités instituées est-il un but en soi ou bien faut-il apprendre, chercher à ne plus recourir aux autorités instituées afin que classes, inégalités, injustices sociales ne soient pas reconduites de systèmes en systèmes plus ou moins libéraux… Faut-il vraiment vouloir une révolution ou bien rechercher une forme de libération….telle est ma question !  Mais engagée je suis, toute entière investie dans ce travail de langue et dans la langue afin de semer (mon action donc)  des germes d’éveil dans les consciences, cela affirmé sans prétention, juste à ma hauteur de femme et de citoyenne du monde. Cela passe par une mise en voix, une oralité qui crée du lien et en cela j’agis dans la cité mais refuse d’être considérée comme animatrice culturelle ou éducatrice, entendons-nous bien !

Plus en profondeur, la poésie à mes yeux est un art, et comme tout art selon Hegel, serait à mi-chemin, entre pensée pure et sensible pur. Poésie médiatrice, lieu d'échange, lieu de fusion entre la sensation indicible et l'idée immatérielle, en réussissant cela elle est libératrice et en cela action « révolutionnaire » si on veut la qualifier ainsi. J’ajoute que la poésie « est faite » par les poètes, c’est un faire, donc il s’agit bien avant tout de poser un acte, de poursuivre et de développer un geste, en direction de l’autre, des autres, différents et semblables.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

La formule est optimiste et selon la manière dont on veut regarder, comprendre les choses, les phénomènes de la vie, les mouvements d’action-réaction dans la sphère sociale etc, cela semble fondé … mais cette dialectique, ce binaire est réducteur  car une fois le « ce qui sauve » arrivé, savoir : soit qu’il constitue à son tour un péril, soit qu’il laisse croître un nouveau péril… Et dans tous les cas, la formule ainsi écrite semble rejeter toute la part humaine de l’expérience psychologique telle que souffrances et traumas… Cela résonne alors presque comme un éloge du sacrifice et du pire en quelque sorte!! Mais si l’on veut garder dans la conscience que ce questionnaire vise la poésie, alors ce qui sauve serait la capacité créatrice, la façon dont on ose rêver, se dépasser, laisser cours à l’imagination, dégager un espace, donner place à l’esprit pour ne pas dire le spirituel... Là se trouve l’essence d’une véritable croissance (et bien sûr on a envie de jouer avec croît-croit, croyance-croissance …) Je déplace alors cette dynamique dialectique et son mouvement thèse-antithèse-synthèse vers quelque chose qui m’apparait plus fondamental et que les Indiens d’Amérique appellent le « healing» et qui se traduit par guérison : vertu et valeur accordées, recherchées, exigées lorsqu’il s’agit d’être humain, engagé dans une communauté en évolution, et que portent en elles les disciplines artistiques, sans quoi elles sont inauthentiques et dangereuses. Chez les Indiens les disciplines artistiques ne sont pas mises à l’écart, ne sont pas séparées d’autres activités humaines, elles en sont plutôt la quintessence, l’expression la plus nécessaire.  En langage « indien », un péril qui croît c’est une rupture d’harmonie qui menace ou qui a déjà créé un déséquilibre. L’être humain par sa conscience et son esprit a pour mission sur terre de préserver l’harmonie jusque dans le cosmos. Ce qui sauve c’est ce qui est capable de restaurer l’harmonie et cela passe bien souvent par le chant, la parole poétique donc, lors d’une performance rituelle,  et cela grâce au pouvoir des mots, des rythmes, des sons. L’harmonie c’est faire un avec, se savoir en relation, en interdépendance, participer à un plus grand que nous bienveillant qui nous comprend, ne pas chercher, ne pas risquer de s’en séparer, de s’en couper, car il en va du bien-être de tous, et tous c’est l’un. La « matrice » donc,  comme l’écrit Stephen Jourdain cité plus haut.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Pour moi : YES, definitly yes ! (moi la privilégiée qui a du pain quand je veux et dès que j’en ai besoin.) Cela ne suggère pas pour autant que je me connaisse bien, mais je suis en chemin ! D’autant que trois jours sans pain, métaphoriquement jeûner donc, permet d’atteindre d’autres niveaux de conscience très propices à la vision poétique. La quête de vision à « l’indienne » est précédée d’un jeûne et se conclue par la création d’un chant (voir les chants des rêveurs Chippewas par exemple) proche de l’esprit du haïku dans bien des cas.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Défendre la poésie contemporaine des Indiens d’Amérique du nord me place il me semble dans le « camp » des guerriers-guerrières, et non seulement en tant que poète mais aussi comme citoyenne, oui je me « bats » (plus pour dialoguer et convaincre que pour éliminer un « ennemi » !) Je pousse des coups de gueule, je prends « des risques » (assumés), je pars en campagne, et surtout au jour le jour, dans la sphère privée comme avec mes étudiants ou dans les réunions professionnelles, j’essaie de mettre mes idées en accord avec mes actes et comportements. La cohérence est nécessaire pour acquérir cette forme de « dignité » de poète ! Mais le verbe ramper, utilisé avec cette connotation péjorative, est assez offensif et offensant : on peut toujours prétendre que les gens ont le choix, que mieux vaut la mort plutôt que l’esclavage… certes mais ceux qui rampent en ont-ils seulement conscience… Un peu plus de « compassion » dans la formule me semblerait bienvenue. Et puis apprendre est noble, à l’école de la poésie quand il ne s’agit pas de gober ou d’obéir à des dogmes, d’être formaté, rangé dans des cases ou des courants etc… alors moi oui, je veux bien apprendre !! Car apprendre c’est aussi la vie et la poésie… pour les Indiens, l’école de la poésie c’est l’école de la vie, ne pas séparer les deux me semble très sain.  

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Des « poètes » parce que capable de se placer, de guider vers l’infini. Capables de s’ouvrir à cela qui depuis l’infini vient montrer sinon une vérité en soi, du moins un vrai possible à expérimenter, à explorer. Poète comme être pionnier et porteur d’utopie. Poète comme « fou divin » aussi. Capable d’impersonnalité, il donne le déclic, insuffle un élan, met son auditeur-lecteur au contact d’un silence d’où est venue sa parole, met au contact de l’immense, du plus grand que soi... Sa poésie serait tremplin pour faire l’expérience de l’unité (dissolution de la perception duelle).

Des poètes au sens « indien d’Amérique » du terme, parce que engagés dans un processus de guérison (healing), à savoir garder et/ou restaurer l’harmonie du monde, et au-delà du cosmos en quelque sorte, en exprimant pleinement la vie... Et là encore en dernière instance, cela veut dire guider vers le non-duel, là où la guerre est impossible.

Des poètes pour se perdre dans et revitaliser le langage, pour l’enchanter de vérité profonde et chasser tout le prosaïque que le gens vivent, subissent dans leur quotidien, ce à grands coups de surprises langagières qui ont valeur de germes d’illumination (certains préfèrent dire révélation et j’accepte ce terme qui évoque le caractère prophétique de toute poésie, mais je ne veux pas glisser vers un domaine théologique que je « n’habite » pas vraiment.)

Temps de détresse ou pas, comme Beckett et toute proportion gardée je dirais :
-        Premièrement: bonne qu’à ça… (je souligne ici non une capacité ou un savoir-faire reconnu mais avant tout une nécessité intérieure
-        Deuxièmement : parce que c’est ce qui m’offre un « plus à vivre », que je la lise, la dise, l’écrive. (pour mieux vivre disait St-John Perse)