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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Emmanuel Baugue

 

Recours au Poème : Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Emmanuel BAUGUE : Oui, je crois que la poésie, parce qu’elle est une parole adressée au autres, porte nécessairement un message politique. Même lorsqu’il s’agit d’une poésie de l’intériorité, du repli sur soi, c’est un « modèle d’être » et un message envoyé aux autres. Et comme il est dit qu’il y a un temps pour pêcher et un temps pour ramailler les filets, je pense que la poésie actuelle doit (et est en train de) changer : revenir, sous une forme nouvelle, à sa posture « hugolienne » du 19e siècle, poser des problèmes de société, voire d’actualité, dire le ressenti du quotidien « historique », qu’il soit intime, anecdotique, interlocutif ou collectif, voire renouer avec la poésie didactique, scientifique, journalistique, très vivace aux 17e et 18e siècles, et méprisée ensuite par le « poète maudit » enfermé sur son intériorité. Le « moment historique » de la poésie qui affirmait le droit à une intériorité singulière, contre les « totalitarismes » et les dynamiques collectives imposées, est à son tour passé. Le temps du jardin et du « peut-être » jaccottien confortable est passé : le jardin est menacé par le promoteur, et le peut-être sent l’hésitation munichoise devant les grands problèmes du monde. En cela, pour moi, il y a action politique inscrite dans la poésie d’aujourd’hui. Et toutes les formes que cela prendra, soit instinctivement, soit de façon théorisée, en seront la « méta-poésie ».

 

 

Recours au Poème « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Emmanuel BAUGUE : Non : c’est que, pour moi, ce n’est pas une affirmation juste : c’est là où existe ce qui sauve que croit ce qui sauve, dans le péril. On peut mourir dans le péril, si ce qui sauve n’est pas là. Il n’y a pas d’automatisme rassurant. Et c’est pourquoi existe la gratitude envers ce qui sauve : il pourrait n’être pas. Il est miracle. C’est l’effet et la force de la poésie. Il peut même y avoir espérance, et rien qui vienne. Ce qui vient n’est pas garanti par l’espérance : il faut quelque chose de plus. La gratitude n’est pas adressée à notre propre espérance, mais à ce qui est venu. Comme le don intuitif du premier vers, comme le résultat relu d’un poème réussi (pour ne pas faire directement de théologie !).

 

 

Recours au Poème   « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Emmanuel BAUGUE : Non. « On » peut vivre sans poésie, sans en avoir besoin. Beaucoup plus longtemps que sans pain. La poésie, pour moi, vient seulement quand on en a besoin et qu’on est capable (grâce à des rencontres diverses) de la produire, de trouver sa voie. Quand on dit qu’il y a de la poésie en toute chose, ce n’est vrai que pour celui qui sait la voir. Un autre peut crever sans la voir : et malheureux ou heureux. Il n’y a pas de génération spontanée, ni de despotisme de la poésie : elle est un « recours » pas une férule. Le pain est une férule, une nécessité.

 

 

Recours au Poème   Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Emmanuel BAUGUE : Parfois je rampe … quoique, le revendiquant, je me bats pour le droit de ramper, de faire de la poésie pour mon petit bonheur à moi, ou à qui j’offre un poème. De la poésie servile, non, pas pour l’instant. Me battre ? pas pour la poésie, mais pour ce dont parle ma poésie. La poésie, en elle-même, s’impose. Par contre, se battre pour la diffuser, ça c’est un grand combat : le vôtre. Moi, souvent, je me bats dans le vide de mon théâtre d’ivrogne. Sans vous, je suis vacarme inentendu d’une bataille non livrée.

 

 

Recours au Poème   Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Emmanuel BAUGUE : Pourquoi = parce que. Pour quoi = afin de. Qu’est-ce qui fait naître des poètes, donc ? D’abord un tradition, un enseignement, un goût suscité, une instruction à la ressource et à la beauté du langage rythmé. Pourquoi une société entretient-elle cette tradition, suscite-t-elle cette ressource ? Parce qu’elle croit qu’elle a besoin pour fonctionner de quelque chose qui soit « en avant de la raison », de l’ordre de l’intuition. Quelque chose qui ouvre la voie à la raison. (La dépasse définitivement ? Je ne serais pas si prétentieux pour la poésie ! Ce n’est pas nécessaire, pour moi, car je me sens bien dans le progrès indéfini de la raison dans l’Histoire. Dieu non plus n’est pas un mur contre lequel la raison s’écrase, il est ce qui prend son temps, indéfiniment.) La poésie, attention, ce n’est pas nécessairement pour montrer une voie jamais ouverte à l’échelle mondiale ou cosmique : plus modestement, c’est, pour un individu, à un moment donné, le droit moral et l’utilité de recourir à « l’obscur rythmé », au mystère de la beauté, de « l’inconceptuel ordonné ». Source économique de bonheur, parce que mystère de ce qui contient plus qu’on en sait. Recours momentanément non-positiviste au « je ne sais quoi ». C’est un programme politique : liberté du droit à l’ignorance. Liberté d’émotion. Urgence de toucher avant d’avoir trouvé les mots pour démontrer. Du coup, j’ai répondu au « pour quoi » : pour affirmer la liberté de penser sans savoir encore.