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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Jean-François Mathé

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

D’abord, si je vois la poésie comme une action, c’est moins en songeant à des buts prémédités qu’on lui fixerait qu’à l’engagement total de l’être de l’auteur dans le cheminement bouleversant du poème, susceptible de bouleverser aussi ceux qui le liront. Le degré politique révolutionnaire de ce bouleversement, selon les voix des poètes, les fortes, les fragiles, est loin d’être toujours nettement mesurable, mais au cœur de chaque poésie authentique, du murmure au cri, existent un refus et une remise en cause du simulacre, de la dépossession de soi, de la déshumanisation à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Tout poème est révolutionnaire par sa capacité de saisir, de maintenir et de transmettre la vérité du monde contre le mensonge. Oui, inconsciemment ou consciemment, la poésie est en lutte parce qu’elle s’obstine à dire ce qui donne profondément sens à la vie contre ce qui s’organise à prospérer sur l’oubli du sens de la vie :

Comment prouver
ce qui est nécessaire
ce qui est grand
sous le fouet
sous les éclats de rire
des gardiens habillés
quand on est nu soi-même
avec ses organes génitaux
tout à fait absents
quand on a peur
et qu’en face le cerf-volant
se cogne au crépuscule
avec ses six ailes déchirées.

(Yannis Ritsos, in Papiers, traduit du grec par D. Grandmont, Les Editeurs Français Réunis, 1975)

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

On aimerait bien croire à cette coexistence du mal et de son antidote. Bien des événements historiques ont donné à leur façon raison à Hölderlin (occupation de pays générant la résistance, par exemple…). Dans le contexte qui nous concerne, où le péril est une destruction à la fois spectaculaire et insidieuse de la nature profonde de l’humanité par l’automatisation, la consommation, la dénaturation des êtres et de leur environnement tant matériel que spirituel, la question sous-entend d’envisager la poésie pour remède. Si la poésie a un pouvoir contre ce mal d’aujourd’hui, il ne sera pas efficace à lui seul : il lui faudra pour alliés l’art en général, des remises en question d’un type de pensée économique, des réorientations de l’éducation, etc. La poésie, si on lui permet visibilité et lisibilité, est indiscutablement un appui, un repère : elle dit que la vie ne se formate pas, qu’elle déborde toujours les limites dans lesquelles on voudrait la cantonner à des fins de manipulation ou d’exploitation. Elle les déborde par les vraies dimensions du réel que certains poètes s’attachent à restituer, par ses prolongements dans l’imaginaire, le spirituel, l’émotionnel… Je vois le poète comme un gardien de ce repère, un gardien de phare. Quant à savoir s’il pourra, en plus de maintenir la lumière allumée, guérir la myopie voire la cécité de beaucoup de navigateurs, c’est un autre problème.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, on peut placer la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire, qui doit autant sa célébrité à sa formulation qu’à son fond de vérité. Pain et poésie, substances vitales. C’est la deuxième partie de la phrase qui justifie la primauté de la seconde substance sur la première : si on peut se passer temporairement de pain, on ne peut se passer de ce qui tisse continûment notre raison profonde de vivre (ou parfois de mourir) : s’émouvoir, rêver, s’étonner, aimer, s’inquiéter, etc., etc. Tous ces états de l’être sont la matière de la poésie et ne pas se connaître, c’est vivre sans prendre conscience que la poésie, l’art sont les révélateurs de ce que nous avons de plus intime, de plus singulier, de plus riche et de mieux ancré au fond de nous. 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

De sa (brève mais intense) relation avec André Breton, Ferré a au moins conservé de la parole surréaliste le ton assertif, péremptoire, emphatique ! Au milieu des années 1950, période où fut écrite cette préface à « Poètes vos papiers ! », écrivaient des poètes tels que Guillevic, Dadelsen, Rousselot, Supervielle ou Reverdy pour ne citer que quelques noms : étaient-ils de ces poètes contemporains rampants que Ferré apostrophe ? Si oui, c’est difficile à avaler ! Ah ! certes, la plupart pratiquaient le vers libre, vers qui n’en est pas un comme le dit, toujours aussi nuancé, Léo dans la même préface. Car toujours selon lui, le vers libre ne chante pas. D’une part c’est discutable, d’une autre, qui affirmerait sans sourciller que la poésie doit chanter ? Nombreux sont les lecteurs qui attendent aussi et surtout qu’elle dise. Quant à l’autre assertion («… on n’apprend pas. ON SE BAT ») elle a l’avantage d’être assez vague pour qu’on en fasse un fourre-tout ! Léo Ferré est à mes yeux un très grand chanteur et poète mais il lui est arrivé de rater des virages. Je ne trouve donc rien à répondre à une question fondée sur des affirmations caricaturales.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Je ferai des deux questions une seule. Les poètes et la poésie sont absolument nécessaires dans notre époque anti-poétique. Ils et elle sont là pour ouvrir des fenêtres sur le monde que les vitres avaient figé, aplati. Ils lui rendent son épaisseur, ses lignes de fuite vers ce qu’il a de plus secret et d’invisiblement présent. Le poème crée des rencontres avec les êtres et les choses que nous n’aurions jamais faites sans lui, parce qu’en glissant sa vie dans la vie, la parole poétique crée des émotions, des vérités, des évidences inédites que le langage usuel (encore appauvri par la fausse communication actuelle) ne laisse pas même soupçonner. Ils ouvrent aussi des fenêtres sur l’espace intérieur et nous y révèlent des pouvoirs de mieux ressentir et comprendre qu’une part de nous, quel que soit notre âge, est encore à naître ou à atteindre : on s’aventure en soi-même (et souvent plus loin que prévu) à la lecture d’un poème et au-delà d’elle.  La poésie rend la vie inépuisable.