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Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France.

 

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            La poésie a-t-elle la valeur d’une parole performative, a-t-elle un impact sur le politique ? Peut-elle être également le commentaire de l’action révolutionnaire ? Bref, quelle place ou quelle fonction occupe-t-elle dans le champ du politique ? Tout dépend évidemment de ce qu’on entend par politique. Si le mot est pris dans son sens conventionnel de conflit des forces sociales organisées en mouvements pour conquérir ou maintenir le pouvoir au sein de la cité, il me semble que la poésie a tout à perdre à se mettre au service du politique ainsi compris.  C’est sur ce point qu’Artaud a rompu avec les surréalistes comme il s'en explique dans ses "messages révolutionnaires" du Mexique. Maïakovski s’est tiré une balle dans la tête pour s’être fait piéger dans sa compromission avec la révolution soviétique. Kundera nous a raconté le désarroi des dissidents tchèques écoutant dans leur cellule, retransmis à la radio, les propos enflammés d’Eluard vantant les mérites du régime qui les avait emprisonnés. L’alliance du poétique et du politique est fondamentalement une mésalliance, au mieux une compromission, au pire une trahison.
            Tout change si on prend le mot politique au sens où l’entend Hannah Arendt, d’une paradoxale pluralité d’êtres uniques réunis par la volonté plus ou moins exprimée de vivre ensemble au sein de l’espace public. Dans cet espace des individus, renouvelant l’acte de leur naissance, apparaissent dans la lumière en tant qu’ils sont uniques grâce à leur action accompagnée  de la parole qui en éclaire le sens.
          La poésie, par le travail qu’elle opère sur la langue, le rythme, les images, le travail du signifiant, cette façon qu’elle a de dériver vers la musique et la vision, est la parole privilégiée des singularités. Elle accueille dans le milieu transparent du langage, monde commun, le mystère de l’unicité. Elle révèle l’individu comme liberté, comme style, comme monde, comme vision, comme possibles et comme vie intérieure. Elle fait exister la singularité dans la collectivité et, ce faisant, elle amorce l’avenir, déploie des possibles, ouvre des horizons dans l’espace fermé d’un présent souvent réduit à une conception restreinte du réel - conception héritée de l’idéologie réaliste depuis longtemps dominante, qui ignore la faculté d'imagination et ampute le réel de la dimension du possible. La seule vraie exigence du poète, ce serait celle-ci : aller jusqu’au bout de sa singularité et de celle d'autrui, sonder la  particularité de son rapport au monde et en assumer toutes les implications. Le poète est celui qui « n’oublie pas qu’il parle dans l’angle d’inclinaison de son existence, dans l’angle d’inclinaison où créature s’énonce ». (Paul Celan). Deux poètes, à mes yeux, incarnent parfaitement cette exigence. Henri Michaux, qui ne se  considérait pas spécialement comme poète et qui écrivait pour se parcourir. Et le poète russe Ossip Mandelstam qui, refusant tout compromis avec le politique au sens premier, l’a payé de sa vie dans les goulags. Constamment il a creusé dans le sens de sa singularité quitte à être envoyé toujours plus loin en exil pour cette raison, inventant à la fois un langage et un paysage qui lui est associé et faisant de sa vie le prolongement d'une inspiration continue.

 

Le chant sans convoitise est sa propre louange,
un baume pour les amis, du goudron pour les ennemis.
Le chant à un seul œil poussant dans la mousse,
Le don à une seule voix d'une existence de chasseur
qu'on chante sur les crêtes en chevauchant
et en gardant libre et ample le souffle,
avec pour seul souci, probe et rageur,
de conduire à leurs noces les fiancés, sans faute.

 

            De cette façon la poésie, à travers les grands poètes, la manière singulière qu’ils ont eue d’articuler dans leur pratique l’écriture et la vie, nous offre des propositions d’existence. La poésie de Philippe Jaccottet, par exemple, rencontrée quand j’avais vingt ans, m’est apparue comme la proposition d’une vie poétique, autrement dit d'une existence éclairée de l'intérieur par le travail poétique, par ce qu'il dégage à la fois de sens et de lumière. "J'envie, j'admire l'écrivain qui sait dire des jours quelconques, agrandis secrètement par un espace tout de même inconnu qui est pareil à l'intérieur des instruments de musique ; parce que cet écrivain me paraît plus proche d'une “vérité” entrevue, pressentie. "
            Considéré ainsi, fondé sur le double point d’appui de la singularité et de la liberté, le rapport entre poésie et politique s’apparente à ce qu’Ernst Bloch, dans Le Principe espérance, appelait « la fonction utopique ».  Il entendait par cette expression une façon d’envisager lucidement le réel sous l’angle privilégié de ses possibles. Cela consiste à d’abord considérer le donné, généralement présenté comme l’unique figure de la situation, à en prendre acte pour pouvoir ensuite mieux le refuser au nom de ce qu’il recèle de possible, voire même d’impossible. A le sonder, l’explorer, l’ausculter, éprouver sensiblement ses vibrations pour dégager la charge d’avenir et d’espérance qu’il recèle. Et la faire exploser. Faire tinter le possible contre le réel pour l’illuminer et lui faire entendre le son de son avenir. Voilà quelle pourrait être la fonction politique du poétique à mes yeux.  « Le poète a l’oreille absolue pour le futur» disait Marina Tsvétaïeva.
            Le meilleur exemple de cette attitude  serait sans doute celui de René Char. En 1941, au moment où le nazisme triomphe partout en Europe, il décide de cesser de publier et d'entrer dans la résistance. Il fonde son propre réseau à Céreste. Acte politique par excellence puisqu'il fait exister l’espace public dans un monde qui l’a détruit. Dans les extraordinaires billets à Francis Curel, il s’explique sur ses raisons. La poésie ne remplace pas l’action, ne peut en aucun cas la remplacer. Vient un temps où, on ne peut pas faire autrement,  il faut poser les stylos et les troquer contre des armes, sortir des mots, mettre sa vie en jeu et aussi, beaucoup plus grave, celle des autres. Mais ce qui conduit sur le chemin de cette action, l’instrument de la plus haute lucidité, attentive à tout ce qu’il y a d’auroral dans le monde, c’est la poésie. « Nous sommes dans l’inconcevable avec des repères éblouissants ».
            Rimbaud, comme souvent, pressent bien les choses et les formule au mieux : « la poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ».

 

 

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin paraît-elle d’actualité ?

            Au tout début de son hymne « Patmos », Hölderlin évoque le retrait ou l’occultation des dieux dans la modernité et la sorte étrange de fidélité que ce retrait exige de la part du poète. Il est celui qui, en l’absence des dieux, doit, tout en se détournant d’eux, rester éveillé et guetter les signes de leur retour ; qui doit, autrement dit, inventer, par sa façon de vivre et d’écrire, une forme nouvelle de relation dans la distance ou dans l’absence avec cet illimité, un lien vivant, un dialogue dans les lointains. Ce dialogue, il l’assimile dans les premiers mots du poème à une sorte de saut dans le vide semblable à  celui des aigles, dans les Alpes, quand ils s’envolent. Un saut dans le rien, le néant, l’obscurité.  Le poète est celui qui se lance dans l’inconnu et l’imprévisible pour provoquer la réponse. «Tombe pour mieux sentir la main qui te retient » disait Joë Bousquet. Le mythe de Sapho, tel que le rapporte Ovide, raconte qu’elle aussi s’est élancée par amour d’une falaise au dessus de la mer en s'en remettant entièrement au dieu de la lumière, Apollon. Au bout de son saut, il y avait soit la mort, soit une autre façon de vivre, au-delà de la mort et dans la continuation de l’amour.
            Cette attitude que décrit et prône Hölderlin, cette façon de s’élancer les yeux fermés, de se mettre en danger pour être sauvé, de se donner pour être gagné etc, porte un nom, cela s’appelle le risque. Pas de liberté sans risque.
            On connaît au mot « risque » deux étymologies qui sont éclairantes sur son sens toutes les deux. Selon l’étymon latin, « resecare » qui signifie « couper », le  risque serait ce geste par lequel on coupe avec ses habitudes, les protections, les définitions, les rôles, tous les contreforts de l’être qui font de la vie une position retranchée. L’étymon grec, « rhiza », qui signifie « racine » enrichit considérablement cette signification. Le risque est bien ce geste par lequel on coupe, on se lance dans l’inconnu et l’ouvert, mais de telle sorte que par ce geste, cet élan, on se sent soudain étrangement enraciné, relié à cela même qui nous lance, qui ne fait qu’un avec le mouvement de notre vie, de notre être et qui se révèle, au bout du saut, être aussi cela même qui nous accueille. Quelque chose comme le saut à l’élastique dans les gorges du Verdon. Ce que Rilke, dont le nom en français est si proche de risque, appelait l’ouvert. Le véritable risque est cet acquiescement, voire cette adhésion au mouvement qui nous porte, quel que soit le danger encouru, une façon de dire oui à ce qui nous arrive, d’accueillir l’événement qui nous advient, quel qu’il soit, en pressentant qu’en lui se trouvent une paradoxale protection, un sens qui nous concerne, ou nous revient, une aide sur le chemin de notre naissance. Parce que c’est de cela qu’il s’agit : de poursuivre en conscience le mouvement de notre naissance inachevée, de réactualiser l’acte par lequel nous nous sommes un jour, au commencement, lancé dans la lumière. Là est le don du risque à celui qui s’y expose, « ce qui sauve » : il nous offre une révélation sur notre vie. Il nous la donne à éprouver à la fois sensiblement et intellectuellement sous la forme de l’événement, qui n'est autre que du sens en attente, du sens engainé dans de l’expérience et qui attend que nous entrions en lui pour se découvrir. L’événement découvert dans le risque est la voie par laquelle notre vie se révèle à elle-même. Voilà peut-être ce que la poésie exige de nous : une capacité de disponibilité ou d’ouverture pour être en mesure d’entrer dans la réalité de notre vie par l’ouverture de l’événement qu’elle nous propose de vivre.
            Dans le film La ligne rouge de Terrence Malick, deux personnages confrontent leur façon de vivre : l’un s’appelle Witt, l’autre Welsh. Welsh se méfie de tout le monde. Il dit, un peu à la manière des stoïciens qui veulent se soustraire à la fois à la crainte et à l’espérance, qu’il faut faire de soi une île, un blindé, une boîte fermée. Ne compter sur personne d’autre que soi-même, ne rien attendre du dehors, aucun secours. C’est ainsi, et seulement ainsi, même si une telle attitude n’exclut pas le courage et les actions héroïques, qu’on survit à l’intérieur d’une bataille. Et de fait il survit. Pour illustrer cette conception, il fait le geste d’une main qui se ferme en poing. Witt, lui,  qui a vu un jour mourir sa mère devant lui et qui a   vécu un temps au milieu des Mélanésiens, refuse désormais de vivre sur le mode de la défensive en se refermant, en suspectant de l’hostilité partout autour de lui. Il ne cherche pas à s’économiser ni à se protéger, il se porte volontaire pour les missions difficiles et le monde tout autour de lui s’éclaire, s’illumine, comme si, en se désabritant, il s’était fait poreux à la beauté et à la lumière. Mais en ouvrant ainsi sa vie, en se faisant vulnérable, il le sait, il peut accueillir aussi bien le beau que le terrible, la lumière ou la mort. Or, étrangement, la mort ne lui fait plus peur. Comme si le risque, le fait de s’élancer librement dans la vie avait placé définitivement la mort, ou l’angoisse de la mort, derrière lui. Il ne reste plus dorénavant devant lui que l’ouvert, c’est-à-dire la vie se révélant à lui dans le monde qui s’ouvre en même temps que dans la lumière fragilement intense de la beauté manifestée. Le fait de vivre, pour lui qui a « retourné l’insécurité en ouvert », ne fait plus qu’un avec le geste de se risquer. Il se confond avec l’amour. Il est un élan libre dans l’ouvert et repose sur le choix d’une vulnérabilité assumée. Et  Witt fait, en parlant, le geste d’ouvrir sa main. Il sera tué dans la bataille parce que le risque ne nous protège pas de la mort ou de la douleur, mais de nos propres peurs, de nos angoisses, de tout ce qui nous empêche de vivre intégralement ce que nous avons à vivre.
                        Rilke, grand lecteur de Hölderlin, a rassemblé tout ceci dans un dense et court poème (A Lucius von Stoedten) dont je cite les derniers vers :

 

  Parfois nous risquons plus (et non par intérêt)
 que la vie même – d’un souffle
 plus ...
Cela nous donne, hors de la protection,
une sécurité, là où agit la pesanteur
des forces pures ; ce qui nous abrite à la fin,
c’est l’insécurité de notre être ; et de l’avoir
retournée en Ouvert, quand nous l’avons vue menacer,
 pour, dans le cercle le plus vaste, quelque part
où la loi nous atteint, lui dire oui.

 

             Ecrire, selon cette conception du risque comme vulnérabilité, devient peut-être le seul véritable geste de fraternité puisque lui seul permet de toucher l'autre là où il est le plus lui-même, dans sa fragilité.
            Nombreux sont les poètes à incarner une telle façon de vivre et d'écrire. Peut-être retiendra-t-on ici le plus exemplaire d’entre eux : Joë Bousquet, dont la blessure jamais refermée qui l'a rendu paralysé toute sa vie, a été l'événement par où sa vie, d'une manière quasi continue, est venue au-devant de lui pour qu'il l'aime, en dégage le sens, la beauté par sa pratique de l'écriture. Le moyen, autrement dit, de poursuivre l'acte de sa naissance.

 

 

« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

         Dans quelle mesure la poésie m’est-elle nécessaire ? Pourrais-je vivre s’il n’y avait pas la poésie dans ma vie ? Autant d'échos à la fameuse question de Rilke : "Mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ?" Disons qu'il y a une façon de vivre qui n'est pas vivre, qui est vivre à côté de sa vie, mener une vie où, précisément, il est impossible de mourir parce qu'elle n'est pas la nôtre et que par conséquent la mort issue de cette vie ne serait pas la nôtre non plus. La poésie nous préserve de cela. Elle est fondamentalement une manière de vivre, de vivre en conscience, en faisant attention à tout ce qui est, à tout ce qui naît, à tout ce qui n'est pas et qui pourrait être ; elle est une manière d'être présent au présent, éveillé pendant l'événement, disponible à ce qui advient. Or ce qui advient sous la forme d'événements mi- sensibles mi-spirituels, parfois imperceptibles, c'est la vie, la vie à l'état naissant.  La poésie en tant qu'elle est rythme et imagination est ce moyen dont je dispose pour entrer dans ma vie réelle, écouter la mélodie qu'elle fait,  ce qui en elle frisonne, s'oriente, se pressent ou se redéploie là où elle se mélange à de l'autre ou à ce qui n'est pas moi. Elle m'aide à extraire le fil d'or qui court invisiblement sous mes jours et à écouter la mélodie qui me porte mais que je ne peux entendre qu'en l'écrivant. "La musica callada" disait Jean de la Croix. Parce que là est peut-être l'une des spécificités de la poésie : la vie qu'elle me révèle apparaît moins sous l'aspect d'une intrigue que d'une mélodie.
            Il y a dans un poème de Pasolini, "La Guinée", une  très belle formulation qui synthétise tout ceci. Je le laisserai donc répondre à ma place  : « Parfois il y a en nous quelque chose (que tu connais bien, car c’est la poésie) / Quelque chose d’obscur en quoi se fait lumineuse / la vie : un sanglot intérieur, une nostalgie / gonflée de pures larmes qui ne coulent pas ».

 

 

Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

             J’ai beau chercher, il ne me semble pas voir autour de moi de gens qui rampent.  Chacun essaye de vivre comme il le peut, du mieux qu'il peut, en se débattant dans des situations souvent difficiles, parfois douloureuses et même impossibles, qui ne vont pas sans périodes de découragement. Mais le vrai courage n'est-il pas là, ou ne part-il pas de là : du découragement ou, parfois, dans des situations extrêmes, de la peur ? N’est-il pas avant tout une conquête de chacun sur son propre découragement ou sa propre peur ?
            La question serait peut-être moins celle-ci : contre quoi nous battons-nous ? -  qui nous  ferait verser, si elle était première ou systématique, du côté du ressentiment ou de l'amertume, que cette autre : pour quoi (il faudrait ajouter pour qui) nous battons-nous ?  C’est la question de la poésie, et elle y répond de mille manières en fonction des histoires et des écritures singulières. Ma réponse serait aujourd'hui celle-ci : pour que chacun puisse naître intégralement dans son existence ; et elle a en toile de fond l’incroyable fragilité de la vie de ceux que j’aime, à qui je tiens et par lesquels je tiens.

 

 

Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

 

            D’abord, au temps de l’adolescence, on tombe sur un poème ("Adieu" de Rimbaud, par exemple), puis sur des poètes, des destins, et enfin on rencontre des poètes en qui la poésie provisoirement s’incarne. Et c’est, dans les trois cas de figure, une sorte d’éblouissement qui change le rapport que l’on peut avoir au temps, aux êtres, aux choses. La poésie est là dans notre vie, elle pourrait ne pas y être mais elle y est à la manière d’un fait (un événement, une montagne, un horizon), comme à la fois une manière de voir et une manière de vivre qui correspondent plus ou moins à ce que l’on sent, à l'intuition que l'on a de soi, de sa vie. On ne se pose pas de question. On a seize ans puis vingt : la poésie occupe une place centrale et elle est sans pourquoi. Puis plus tard, à la faveur d’événements particuliers, on réfléchit et on arrive à cette hypothèse que la poésie, depuis le début, est ce qui nous aide à naître, d'une manière parfois déchirante, parfois au contraire exaltante,  à poursuivre dans notre vie le mouvement inachevé de notre naissance.  Elle est ce qui recueille dans une modalité particulière, musicale, du langage les signes cachés de la naissance, les preuves (infiniment fragiles, presque invisibles) de ce qui en nous, autour de nous ne cesse de naître et d’aller vers son accomplissement dans la lumière. "On apprend à naître, à naître sans cesse, à trouver sa pente, à la dévaler ; à connaître la nostalgie d’autres pentes, plus lointaines, ailleurs (où ?) et d’un dépassement qui serait sans retour. Certains appellent cela la poésie". Henri Michaux
            Voilà pourquoi, si je voulais dégager une sorte de raison d’être à la poésie, ce serait celle-ci : créer un espace où essayer l’espérance. Pardon pour ce « grand » mot. Il faudrait le reprendre aux politiques ou aux dogmatiques religieux qui nous l’ont confisqué. Et lui redonner un sens. Celui-ci, par exemple, que l’on trouve chez María Zambrano :

 

Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa propre incertitude : l’espérance créatrice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa propre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, suspendue au-dessus de la réalité sans l’ignorer, celle qui fait surgir la réalité non encore réalisée, la parole non dite : l’espérance révélatrice.