1

Courants blancs de Philippe Jaffeux

Courants blancs, un édifice d’assertions, de phrases unifiées par leur disposition à la page. Présentées telles une prose dense et prometteuse, aux pavés noircis elles font corps. Pas de rime ni de vers, pas de strophes ni de blancs. Ainsi avant la lecture nous nous attendons à y découvrir une trace de souffle mimétique, d’univers romanesque, de fil diégétique à tenir afin de nous laisser évader. Ce n’est que de plus près, en caressant les mots du regard que ce flux de phrases intrigue. Car, en effet, le texte n’est pas justifié, chaque début de ligne se présente comme phrase naissante grâce à la majuscule qu’elle arbore, et aucune trace de découpage en chapitres. Alors lire, s’y plonger de toute urgence.

La découverte de ces bribes assemblées est secousse. Suite, suites, l’allure sémantique ne se laisse pas dicter sa conduite. Le lecteur peut y forger le tissu de significations plurielles car le sens du parcours n’y est jamais balisé. D’avant en arrière, à rebours des évidences, l’association de ces aphorismes est en liberté déployée. Pas de traces de velléité messianique, de figure du poète démiurge qui puise sa source d’inspiration au souffle divin. Non, tout s’esquisse dans l’unification de ces morceaux assertifs dont les multiples estampes apparaissent à l’infini de leurs cohésions à la lecture. Ainsi au fil des pages se dessinent des thématiques hissées du lien qui unit ces axiomes.

Le poète qui s’inscrit au miroir de la troisième personne du singulier nous conduit face à lui-même, au-dedans, sans concession aucune. Celui qui écrit est présent à chaque ligne. Il énonce sa posture à l’existence, regard inquisiteur et stature périphérique de ceux qu’aucun cercle ne circonscrit. Ainsi ces lignes augurales comme manière de présentation :

 

Il se noya dans un cercle lorsqu’il confondit l’eau avec une quinzième lettre solaire.
Les animaux s’arrêtèrent de parler pour donner aux hommes la chance d’obéir à leurs cris.
Il applaudissait ses prières depuis qu’un vide s’était glissé entre ses mains.
La folie enferma ses échecs dans un carré et il réussit à se déplacer en diagonale.
Il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix.
 

Le flambeau de ceux qui maudits furent après l’heure les étoiles de nos cieux poétiques est repris. Philippe Jaffeux assume sa place hors de circonférence. Mais pour autant cette posture excentrée ne l’affranchit pas de s’inclure dans la communauté de ses contemporains, et d’affirmer avec l’emploi du pronom personnel « nous » son appartenance à un réel partagé dont il révèle les contours aliénants.

 

Nous tremblons de savoir écrire depuis que nous maîtrisons la fonction de nos signatures.
Un point final concluait chacune de ses phrases car il écrivait pour ne plus se soucier du demain.
L’art s’avance vers sa fin dés que les hommes souffrent de la faim.
Toutes les fins du monde avortèrent car il renaissait au contact d’un espoir cosmique.

Tels sont les derniers aphorismes du recueil, qui énoncent toutes les thématiques qui y sont déployées. Car si l’évocation de la posture du poète et de son regard au monde y sont sous-jacentes, Courants blancs est surtout le lieu d’une réflexion sur la parole poétique, sur la danse menée pour capturer autre chose que la littéralité des signes.

 

Il fut enfin digne d’un animal dès qu’il déshonora l’irresponsabilité d’une parole primitive.
Les lettres existent seulement lorsqu’elles parlent à la place de leurs auteurs.
Il se droguait naturellement avec la blancheur artificielle des ses pages paradisiaques.
 

 

Ainsi, au fil des pages, Philippe Jaffeux tente de définir les procédés d’écriture, le texte et sa non existence. Et, bien sûr, toute tentative de circonscrire le miracle de l’avènement de la poésie, lorsqu’il se produit, est vaine. Le poète pose le constat de cette impuissance.

 

Les dieux l’entendirent lorsqu’il parla enfin d’adresser une prière au silence.
Il épelait les lettres de chaque mot pour exprimer sa définition d’un alphabet innommable.
Il se perdait de vue lorsqu’il se reflétait dans les yeux d’un animal inaccessible.
 

Un recueil ainsi énuméré au chapelet d’aphorismes si ténus que l’assertion tenue pour acquise s’échappe. Ces traits de lignes n’ont ni début ni terme, ni haut ni bas ni trajectoire. Telles ces images dont les contours sont modifiés selon le point de vue emprunté pour les regarder, tout atteint à l’univocité des cimes. Alors nous interroger sur ce qui dans ce dispositif porte le plus haut la transcendance. De la présence du texte à la page, ou de l’articulation des signifiants qui dans une structure syntaxique somme toute protocolaire parviennent tout de même à se délivrer du carcan du sens. Et force est de constater que c’est dans l’articulation des allers-retours ressassés que se tient la poésie. Plus qu’une envolée des signifiants se tisse un réseau sémantique qui au fil de la lecture rend prégnante la toile du paysage dessiné par ces assertions unies dans l’espace et finalement assemblées dans le corps qu’elles constituent. Et ce corps est celui de la poésie.