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Cyrille Guilbert, Des êtres

Un insecte est posé près de la baie vitrée qui donne sur le jardin.

On doit s’approcher prudemment.
Ne pas éveiller de méfiance.
Marcher avec une nonchalance étudiée.
Venir se poster près de la vitre afin d’observer le jardin, la haie, le ciel.

Le jardin, la haie, le ciel.

L’insecte est posé près de la baie vitrée, sur la partie en bois teint du cadre.
Il ne bouge pas à l’approche de l’observateur.

Ces phrases ne sont pas émouvantes.

Il a passé la nuit ici, caché dans le noir, fondu dans le bois du cadre.
Très seul dans la pièce.

On considère ce guetteur au corps longiligne, aux ailes comme des copeaux de plastique.
La vitre donne sur un jardin aussi sagement délimité qu’un fond de boîte.
Le cadre de bois teint, sombre, suggère opportunément un cadre de tableau pour l’œil qui veut du net.

Le vent, ce matin, n’existe pas.
Pour preuve, le haut sapin du jardin voisin qui ne tolère aucun chahut de branches.

°

Il y aurait peu à faire pour basculer du côté où la vision devient l’œil, du côté où le froid de l’œil accapare tout pour lui. 

Sans doute, les yeux de l’insecte ont la faculté de voir froid.
Sans doute, il y aurait lente et laborieuse épopée pour le rejoindre.

Posé sur le bois sombre du cadre, il existe.

Ses yeux dans le matin sont des espions.
Ils voient la pièce sous un angle qu’on ne peut qu’imaginer.
Ils voient la silhouette immense et proche qui peine à atteindre le même niveau de perfection.

Sur ses ailes, on distingue une minuscule cartographie : marais salants, étiers, contours fins de bassins.
L’ensemble est étonnamment précis, comme une armature de vitrail qui tiendrait entre deux pétales.

Il est vêtu d’un léger justaucorps vert, les antennes fusant de la tête à la façon de deux filaments d’ampoule.
Un nom doit figurer quelque part sur une liste, un mot qui désigne et définit cet être.

En le regardant, on imprime en rétine sa structure sobre et sûre.
L’esprit la gardera captive un temps.

°

Un mot, nettement écrit, en suit un autre avec une sorte de bonne volonté.
Pas un fil d’émotion ne se glisse entre ces petits modules accointés.
C’est de bien autre chose qu’il s’agit.

Un être. Un lieu.
Un autre être. Le même lieu.

Et des yeux qui tentent la liaison. 

Se projeter dans le cercle infime de la vie de cet être, quelques millimètres d’une vie condensée dans l’attente, fixée sur le bois en six points de contact.
S’embarquer dans le tout autre et dans le même que soi.
Voilà l’irraisonnable.

La présence de cet être dans la pièce n’est pas émouvante.
Le début d’histoire qu’on pourrait esquisser s’amuït de lui-même. (Que les histoires courent les rues !)
Nous sommes, ici, du côté d’un jardin aux dimensions modestes que le regard peut embrasser d’un coup.
Tout près de l’insecte.

On imite sa posture immobile, cherchant à correspondre au mieux à cette apparence de sagesse qui n’en est pas, cette froideur située au-delà du froid connu.

Le souvenir, en lui, d’une vie larvaire lui confère ce maintien de guetteur.
L’homme en nous trépigne, écorche une pensée après l’autre.
Il oscille sans savoir se fixer dans l’effrayante liberté du vide.

°

Il n’y a pas ici un chemin de sagesse, de récompense.
Il y a mieux : une liberté sans fin.

La vision du jardin entre dans l’œil comme un tout.
Pelouse, haie, abri de bois, palissade, pruniers en fleurs.
C’est l’effet d’une longue imprégnation de l’esprit, chaque jour, à chaque orientation du regard vers ce tableau.
Un trop-plein d’objets embarqués dans la valse des illusions, puis délaissés au profit du vide.

La lumière de ce matin paraît sourdre à la fois du ciel et du sol.
Lumière aussi nette que la sclérotique d’un œil éveillé.
Pas de sagesse ni de morale, seul l’abandon de filtres qui couvraient la vision.

Le bois de l’abri de jardin est sombre.

Cette phrase, posée dans sa justesse, rassure et déçoit. 

°

Un corps étroit comme la silhouette d’une ballerine que le pouce pourrait écraser.
Savoir si l’attente affleure à la surface de ce corps d’un vert clair, ou si elle gît dans des profondeurs insoupçonnées.

Sur les yeux, à fleur de tête, se compose peut-être un puzzle d’images d’une cohérence vertigineuse.
Une vision à laquelle on ne peut avoir aucun accès sinon par un effort d’imagination, par la projection d’une part de soi vers autre chose que soi.

La vue du jardin, de la pièce aux meubles rares et propres, au carrelage lisse, prendrait un autre aspect.

On verrait les dômes et dépendances d’un monde monumental mais résumé dans l’œil. 

On y vivrait.

Présentation de l’auteur

Cyrille Guilbert

Né en 1973 à Boulogne-sur-Mer. Professeur de Lettres à Lille, en lycée.

Pour les publications : d’abord des romans, la poésie restant une activité de recherche, de tâtonnement. Les premiers recueils ont été proposés assez tardivement à l’édition. Aujourd’hui, c’est ce genre qui m’accapare, qui me permet d’aller, me semble-t-il, plus loin qu’avec le roman.

Publications :

Romans : L’Obscurité, 2007, éditions Les Perséides

La Sorcière de Templeuve, 2012, éditions Les Perséides

Le Verre des parois, 2014, éditions Les Perséides

Poésie : Domanial, 2018, La Crypte

Le Lieu dénudé, 2019, Librairie-Galerie Racine

Et quelques inédits : Un refuge, Aux abords, Sol réel, L’arôme des pierres

Publications en revues : Arpa, Remue.net, Les Hommes sans épaules, Terre à ciel, Recours au poème.

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