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De mots… à vous (10) : Lucie TAIEB, La Retenue

 

La retenue, par Lucie Taïeb : mémoire en mouvement

 

La retenue, prose poétique dense de Lucie Taïeb, s’ouvre sur l’érotisme de corps suants qui exultent d’être en vie, et nous entraîne du soleil d’août à l’obscurité de l’absence devançant le forage : « C’est l’obscur qui me précède », puisque la lumière est impuissante face à la mort. Le lecteur est très vite happé par le cœur de La retenue, où se prononce une nuit qui mange peu à peu un corps et son visage : « Un corps aimé et bientôt putrescent », « ne restent que les lèvres », qui cherchent « le creux où dire ». Perte d’un être cher ? Nous vient à l’esprit le magnifique recueil de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, et ses mots « Quand je me réveille, il fait noir : toujours. / Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). Au cœur de la nuit de La retenue la question de « combien ? » se pose, « combien de grains combien de gouttes », « de souffle de vie combien de / sang » : combien de temps nous reste-t-il ? D’un couple auquel on soustrait une personne il reste, selon le degré de symbiose, une personne, une demi-personne, ou plus personne, rien que les mots et « la force inextinguible de ton amour » – des mots aussi.

Ici, la mémoire est mouvement, ou en mouvement. L’on passe de corps nus au sein de l’üppig (« un mot, vert, et quel contraste », « se dit, en allemand, d’une végétation luxuriante », nous précise l’auteur, poète-traductrice, pour qui la vie et la joie d’être en vie me semblent passer par la langue : « Un goût de sang dans la bouche ou dans la bouche une autre langue ou dans la bouche un autre goût ») – touffu à l’extrême, accablant, étouffant et phagocytaire, anticipant donc la disparition – à un lieu d’effeuillage qui se gomme de lui-même : écho textuel aux corps nus avant leur effeuillement/chute, et leur enlèvement/disparition. Quand l’impensable se produit, « Tu imploses, soit tu t’effondres », « la suite des jours dégringole », le « projet » – « pour chaque jour du mois d’août : une photo, une note, un souvenir. tous les ans recommencer » – est brutalement suspendu, et le vert s’est changé en noir : celui des photographies de Francesca Woodman, évoquée dans le livre. L’absence épaissit l’attente illusoire jusqu’à la rendre irrespirable, et l’air ne peut être inspiré qu’au moment où les bouches enfantent des mots, qui recouvrent et écrivent une peau, laquelle, plus touchée désormais, doit devenir cette surface d’écriture pour ne pas s’évanouir. Un corps écrit, un visage écrit, une peau écrite : ah si devenir texte pouvait préserver de l’effacement définitif ! La personne qui dit « je » tente de retenir les instants en les dénombrant, mais se rend compte que l’incomptable lui échappera toujours et que la soustraction, « et je retiens un », permet peut-être de ne garder que l’essentiel, qui, tout compte fait, n’est peut-être que soi, et encore, si tant est que les mots d’absence qu’on laisse derrière soi peuvent passer pour soi, et si l’on ne s’évertue pas à « déchirer la feuille sur laquelle je me suis écrite ».

« Cette voiture cette moiteur ce jardin cette piscine ce ciel ouvert cette clôture », « ce sentiment très vif cette ivresse cette excitation cette exaltation exulter expirer cet épuisement de rêve cette torpeur » : dans ce morcellement des souvenirs, qui les détache de la réalité et les relie/les réduit à l’émotion qu’ils suscitent, l’emploi anaphorique du démonstratif permet de peser les mots, et d’instaurer une distance entre l’être d’un côté et les objets et sentiments désignés de l’autre, tout en magnifiant ces derniers. Les mots suivants en particulier, en allemand dans le texte (l’auteur traduit notamment de cette langue), « dieser tag erinnert sich an dich und sagt », le soulignent bien : ce n’est pas toi qui te souviens du jour et qui en parles mais le jour qui se souvient de toi et qui dit... Ainsi, c’est de l’ordre des corps « qui ne se touchent pas », malgré le concret, le tangible, des images partagées. Dans cette détermination, il y a aussi mouvement, car il y a poursuite et traçage dans ces démonstratifs, comme s’il s’agissait d’une danse improvisée de corps et d’objets se dérobant l’un à l’autre. Ici il me faut citer cette phrase de l’écrivain américain James Salter, dans un entretien accordé à The Paris Review : « I’m moved by writing » – que je traduis à la fois par « l’écriture m’émeut » et « l’écriture me meut », me met en mouvement. Mais revenons à cette distance entre le narrateur et le nom, qui rappelle que Lucie Taïeb est linguiste, et respectueuse des outils de la langue (et je pense encore une fois à Jacques Roubaud, et à ce que le nom est pour lui, dans Quelque chose noir, « trace irréductible » qui « ne se supprime pas »).

Avec habileté, Lucie Taïeb file les souvenirs et les fait défiler, tout en les effilochant – la langue créée qui les porte se défait au fur et à mesure qu’elle s’élabore dans l’historique des perceptions dressé par l’auteur : « Je ne retiens pas les noms, dont les lettres se mélangent, je ne retiens pas les / voix qui ne vibrent que d’elles-mêmes, j’efface aussi tout / caresse de la surface de ma peau et j’efface tous les baisers », « je ne retiens pas les visages dont je n’ai jamais / vu l’envers », « j’effeuille ainsi mon moi comme une marguerite et réduit son centre en miettes jaunes ». « Tout disparaît, tout sauf ce qui a été écrit », a dit James Salter en août 2014 au micro de France Culture. En exergue à son roman Et rien d’autre – dont le titre anglais, All That Is, pivote autour du démonstratif that – l’on trouve ces mots : « Il arrive un moment où vous savez que tout n’est que rêve, que seules les choses qu’a su préserver l’écriture ont des chances d’être vraies ».

Vivre après la disparition, c’est vivre décentré, en veille, effacé, tenté par le vide, et peu à peu réduit à l’aphasie, à moins de savoir saisir les signes d’une langue nouvelle qui exprimera ce que celle que l’on a trop usée en la frottant au néant n’est plus capable de faire. « Ceux qui s’éveillent et parlent des langues inconnues / c’est la seule manière de parvenir à parler », dit Lucie Taïeb dans La retenue, un livre réfléchi, concentré, bouleversant.

 

Tel Aviv, décembre 2015.