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Denis Emorine, Prélude à un dernier exil

Ce recueil de poème entremêle différents thèmes chers à l’auteur. On rencontre en effet tout au long de l’œuvre l’amour,  la mort et  la guerre. Ces trois notions sont reliées entre elles par le thème de la frontière, que l’on retrouve dans le titre, Prélude à un nouvel exil, et dans le sous-titre « poèmes suspendus à la frontière ». Il s’agit donc bien d’une œuvre dédiée à l’Homme, qui interroge son rapport aux autres et au monde dans un éternel mouvement. À l’Homme, ou plutôt à la Femme, omniprésente, qu’elle soit sœur, mère ou amante. 

 

Denis Emorine,  Prélude à un nouvel
exil
, Éditions Unicité,2018.

L’idée de frontière est multiple. Frontière entre la vie et la mort, mentionnée dès les premiers poèmes dans « Deux poèmes à Agnès », dans lesquels la mort d’une femme aimée fait écho à celle, inévitable, du poète : « Maintenant / la mort s’attache à mes pas / toujours un peu plus. / Elle m’a fait vaciller encore une fois. » p. 20 ; frontière entre le passé et le présent,  puisque l’amour comme l’écriture semblent dépassés par le temps qui passe et qui menace les jours du poète : « Il est trop tard / pour disperser l’amour entre les tombes », «  le gravier nous fait tomber à présent » p. 24, ou encore « je pensais qu’il était beaucoup trop tard » p. 26 ; frontière entre la paix et la guerre, lorsque le poète mentionne l’enfant qu’il était se souvenant des larmes de son père lors de l’arrivée des chars russes à Prague, p. 22 ; frontière entre l’Occident et l’Orient avec la fascination qu’exerce l’Est sur le poète  qui se retrouve en train de « perdre l’équilibre sur le fil tendu à se rompre entre l’Est et l’Ouest », p. 24 ; et enfin frontière entre la fiction et la réalité puisque le poète semble établir un dialogue constant entre sa vie et son œuvre, dédiant ses poèmes tour à tour à des femmes ayant fait partie de sa vie, comme Agnès, et à des personnages qu’il a lui-même créés, comme Laetitia et Dominique Valarcher p. 24 et 27, ainsi que Nora, p. 28, qui sont les personnages principaux de son roman La mort en berne1. Mais toutes ces frontières ne font pas que cloisonner le monde du poète. Au contraire, elles permettent aux différents thèmes présents dans l’œuvre de se fondre les uns aux autres. Ainsi, l’amour, la mort, la guerre et l’Orient deviennent irrémédiablement liés par l’exil : « De l’autre côté de la frontière / ils me dévisagent en / m’apostrophant dans une langue inconnue / (les soldats ne me quittent pas des yeux / le doigt sur la détente) / j’ai envie de / crier : / « Mon cœur est à l’Est ! ». De même, l’amour d’une femme conduit le poète à sa perte p. 57, et au contraire, le poète contribue à la mort d'un ami en se laissant distraire par son œuvre  p.61 : « je n’ai rien pu faire pour te sauver / le temps d’écrire un poème leur a suffi pour t’exécuter. ».

Cette porosité des frontières met en avant les multiples paradoxes de la nature humaine, et de l’artiste. En effet, l’homme, pourtant débordant d’amour, ne peut rien faire pour empêcher la mort des femmes qu’il aime. Cette tragédie de la vie chantée par le poète au fil des pages se fait de plus en plus prégnante et semble menacer l’artiste et son œuvre : « Les voix des poètes se sont tues / devant le sang qui recouvre les chemins » p. 33, et le poète finit par ressembler à un Orphée déchu, incapable de lutter contre la mort : « nous n’avons pas su comment/ faire douter la mort / ni apprivoiser les rossignols/ en leur lisant tes poèmes » p. 39. Et souvent, la tentation est grande, lorsque la vie est trop dure, de s’enfermer dans la beauté de la fiction : « J’ai eu envie de tourner les talons / et de repartir dans la forêt de bouleaux qui n’existe pas / sauf dans la Russie de mes livres. » p.30.

Enfin, le paradoxe le plus grand mais aussi sans doute le plus beau se trouve dans cette ambivalence de l’écriture, qui semble parfois vaine et insuffisante puisque l’artiste, qu’il soit poète ou musicien, finit toujours par mourir et semble lui-même vouloir disparaître : « La poésie me tient lieu d’épitaphe » p. 64, et souhaite « efface[r] [s]on nom de la mémoire des hommes » p. 65. Mais la poésie, seule, permet de faire revivre les êtres disparus. En effet, la voix du poète se fait elle-même écho pour chanter à jamais la mémoire d’une femme aimée et partie trop tôt : « toutes les femmes que j’aime / porteront à jamais ton nom à travers tous les échos / Agnès / Agnès. ». La poésie, relais de l’amour, l’emporte donc finalement sur la mort, sur l’ignorance et sur la guerre : «  Ils ne savaient sans doute pas/ que l’amour est éternel / puisqu’ils n’ont jamais ouvert un livre. » p. 56.

Denis Emorine fait ainsi découvrir au lecteur un monde où les frontières séparent ou rapprochent tour à tour, et où l’amour survit au temps, à la mort et à la guerre par le biais de la poésie.