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Diérèse n°66

 

 

Encore une copieuse livraison (presque 300 pages !). Copieuse mais qui réjouit le lecteur par la diversité des approches et des voix qui se donnent à lire…

            Le cahier 1 est consacré à Jean Malrieu et Richard Rognet. Le premier est présenté par Pierre Dhainaut qui reste fidèle à lui-même et à l'amitié qui l'unissait au poète de Pennes. Pierre Dhainaut qui a réuni dans une belle anthologie, parue en 2004 au Cherche Midi, les recueils de Malrieu (accompagnés d'une intéressante présentation) et qui a écrit le Présence de la poésie (essai et choix de poèmes). L'intérêt de cette étude est double : présenter Jean Malrieu à ceux qui ne le connaîtraient pas encore mais aussi, pour les autres, donner à lire quelques inédits. On découvre dans ces poèmes le goût de Jean Malrieu pour le vers long (autour des 20 syllabes) que j'avais "oublié", un vers qu'il fait voisiner avec le bref, ce qui n'est pas sans créer des effets intéressants. Quant au second, on peut lire la suite de son "feuilleton", La jambe coupée d'Arthur Rimbaud, poésie en prose au climat envoûtant. À lire cette dernière œuvre, on hésite entre le discours propre à Richard Rognet que vient ponctuer la référence à Rimbaud, la confrontation entre les deux poètes voire à celles qu'on peut schématiser entre la douleur, Rognet et Rimbaud : "Arthur, me dit-elle, tu es digne d'être pris pour moi…" (p 43).  Je suis également sensible à cette identification de l'auteur à Rimbaud quand il écrit : "Je suis entièrement la jambe coupée d'Arthur Rimbaud, et je veille, idole imprévue, sur des réserves encore ignorées de bourreaux". Et il est vrai que je n'avais pas lu ce texte lors de sa parution en 1997, il faut donc remercier Daniel Martinez, le maître d'œuvre de Diérèse, d'offrir au lecteur ce beau texte …

            Les cahiers 2 et 3 constituent une anthologie partielle de la poésie francophone contemporaine. Si les poètes de ce premier cahier ne sont pas des inconnus pour moi (j'ai même écrit quelques notes de lecture ou des études sur trois d'entre eux, il n'en va pas de même avec le second cahier où 4 des 5 poètes présents sont, pour moi, de parfaits inconnus. Une revue, c'est aussi le plaisir de la surprise et de la découverte. Je me souviens d'avoir lu Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers (Gallimard, 2011) que m'avait envoyé le peintre Kijno dont était reproduit, dans le livre, le Voyage Kijno qu'il avait publié avec un texte de Daniel Leuwers. J'avais alors découvert le travail éditorial de Leuwers mais pas sa poésie que je découvre dans ce n° de Diérèse, une poésie que traverse l'émotion… Par contre si je ne dis rien de Jeanpyer Poëls ni de Jean-François Mathé que je lis depuis longtemps et dont j'apprécie la poésie, je (re)découvre avec plaisir Albarède que je n'avais lu qu'en revue… Quant au cahier suivant, hormis Daniel Martinez lu en revue, je n'ai jamais même feuilleté les autres poètes dont j'ignorais jusqu'à l'existence… Et je suis inexcusable car je ne me rappelle pas avoir vu Nicolas Rouzet au sommaire de Recours au Poème ! Muriel Carminati, Laurent Faugeras, André Sagne font preuve d'attention au paysage, mais d'une attention qui ne va pas sans réaction ni sans interrogations… Daniel Martinez, le dernier poète de cette anthologie, du paysage tunisien tire des conclusions philosophiques ou relevant de l'Histoire : c'est une vision prenante.

            Le cahier suivant est réservé aux Poésies du monde. : trois domaines sont présents, l'afghan, l'allemand et le chinois. Il faut convenir que le chinois et l'afghan sont peu représentés dans les traductions en français. Laurent Dessart, ethnologue spécialiste de l'Afghanistan et diplômé de patcho de l'Inalco, donne une étude érudite et bien informée sur la poésie afghane et, plus particulièrement, sur la forme du distique patchoune appelée landey, sur leur articulation en poème(s) et leurs modes de diffusion. Impossible d'entrer dans le détail de cette étude qu'il faut lire absolument et relire… Joël Vincent présente un poète allemand né en 1934 peu connu en France, Johannes Khün, et il en traduit plusieurs poèmes. Guomei Chen en fait de même pour un poète chinois du VIIIème siècle, Wang Changling. À noter dans les trois cas que les poèmes sont donnés en version bilingue, le lecteur lambda (que je suis) ne pourra lire que la traduction française et, curieusement, j'ai apprécié les poètes les plus éloignés de ma culture !

            Le cahier 5 est un recueil inédit d'Hélène Mohone. Quelle trace a laissé celle-ci dans la littérature contemporaine ? Née en 1959, elle est décédée en 2008. Elle aura eu le temps de publier trois recueils de poèmes et un récit et d'écrire une pièce de théâtre. Jean-Luc Coudray la présente avant que le lecteur ne découvre ce recueil de textes inédits d'Hélène Mohone, composé essentiellement de proses. Ce n'est pas un livre achevé, cohérent ;  son aspect disparate est évident. Mais il révèle une écriture à mi-chemin entre la fiction et l'autobiographie, une écriture décapante et violente pour sauvegarder la vie, la vraie vie…

            Le cahier 6, Brèves, regroupe des proses plus ou moins longues. Écriture lente et chatoyante qui traque le moindre aspect du réel de Vincent Courtois, texte construit comme un sonnet de Jean Bensimon (la dernière phrase est une chute inattendue), rêves de Robert Roman qui font penser aux rêves éveillés des surréalistes, prose ignorant la ponctuation de Patrick Le Divenah si ce n'est le tiret qui isole des fragments d'une longue phrase qui semble être la métaphore du souffle, brefs fragments étroits, de Stéphane Bernard,   réunis en colonne qui constitue à la fois une histoire et une réflexion : toutes ces expériences rappellent au lecteur les sortilèges et les pouvoirs de la littérature.

            Étienne Ruhaud poursuit, dans la partie "En hommage", son inventaire des tombes d'écrivains dans les cimetières parisiens (celui de Pantin) : c'est l'occasion de mettre en lumière André Hardellet et Ilarie Voronca… Enfin, le cahier "Bonnes feuilles" reflète la vivacité de la vie poétique ici et maintenant : 12 critiques rendent compte de 30 ouvrages et plaquettes…

            Diérèse est une revue irremplaçable : par son volume mais surtout par la diversité qu'elle présente, par les voix inconnues ou peu connues qu'elle met en valeur… C'est en cela que les meilleures revues de poésie joue un rôle important, en permettant la découverte ou la "survie" des voix oubliées. Une information doit cesser de chasser la précédente, la vitesse est incompatible avec la poésie.