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Disparitions

La narratrice de ces récits est romancière. C’est surtout une femme solitaire traversée par de violentes crises d’angoisse.

[…] le roman m’évoque une forêt. Les arbres y sont si serrés qu’aucune lumière n’y accède, la forêt si profonde que, en dehors de mes pas foulant la terre humide, on n’y entend pas le moindre gazouillis. Je m’aventure craintivement vers le fond de la forêt en grelottant, en écartant les feuilles piquantes, les branches pourries et les lianes entrelacées.

Si j’arrive à traverser ces buissons, je verrai peut-être le soleil ; si je franchis cet escarpement, je trouverai peut-être un lac d’eau pure. C’est ainsi que je me console.

Quand ce n’est pas la forêt, c’est l’eau qui lui permet de parler d’elle, de son intériorité.

Une source de chagrin avait fait son apparition en moi. Elle était profonde et opaque, glacée à engourdir le corps.

Outre la forêt et l’eau, souvent présentes chez Yõko Ogawa, notamment dans les deux magnifiques romans que sont Les tendres plaintes et La cristallisation secrète, on retrouve des thèmes qui traversent son œuvre depuis des décennies : ceux de la disparition et de la mort – qui est aussi une disparition, du reste, radicale.

La narratrice pense avoir une sorte de mission : celle de se préoccuper des disparus. Elle est d’abord, de loin en loin, la confidente de plusieurs personnes touchées par des disparitions. Puis elle est directement concernée quand sa propre tante s’éclipse. Alors, comme ceux qui faisaient d’elle leur confidente, elle traque le moindre souvenir.

Quand son frère meurt, elle perd pied, s’enfonce dans une mélancolie qui semble irrévocable.

J’ai vécu plusieurs mois cloîtrée dans l’unique pièce de mon appartement, sans aller nulle part, le corps recroquevillé sous la couette. Je n’ai fait signe à personne. Je n’ai mangé que le strict minimum. L’argent dont je disposais a diminué rapidement et le jour n’était pas loin où je n’en aurais plus. Je ne faisais rien d’autre qu’observer mes pages blanches et pleurer.

Plus tard pourtant, elle observe, ébahie, un être lumineux que le hasard met sur sa route : une femme à la voix claire qui ne chancelle pas.

On passe alors de l’ombre à la lumière.

La figure de la mère est centrale, en creux. Elle est terriblement distante. Comparée à cette femme qui parle sèchement, ordonne, fait parfois preuve de sadisme, la domestique mademoiselle Kiroko a tout d’une fée, d’un ange gardien. Là encore, Yõko Ogawa joue avec les contrastes, l’ombre et la lumière.

À mieux y regarder, on s’aperçoit que d’autres paires d’opposés sont présentes. Les récits, réalistes au premier abord, ont une dimension fantastique, par exemple. Le premier roman qu’écrit la narratrice, Blackstroke, a déjà été écrit en 1901. Elle tombe sur un vieil exemplaire dans une salle d’attente et s’aperçoit qu’elle est donc, bien malgré elle, l’auteure d’un plagiat. Plus on avance dans le livre, plus le réalisme craquelle, comme le ferait un verni de mauvaise qualité. Le récit intitulé Edelweiss est de ce point de vue étonnant : après quelques lignes au cours desquelles la narratrice nous raconte une conversation qu’elle engage dans un jardin public, on bascule dans une situation surréaliste – d’abord amusante, très vite oppressante.

Alors c’est l’ombre qui gagne la partie et avec elle, le sentiment qu’il n’y a pas d’issue. Comme le dit très joliment la narratrice elle-même, elle se sent « seule en bordure du monde ». Le 21 novembre 1911, Franz Kafka écrivait dans son Journal : « Je suis couché sur ce canapé, jeté d’un coup de pied hors du monde ». Si d’autres romans de l’auteure – Cristallisation secrète par exemple – font écho au Château de Franz Kafka, ici, l’écriture de Yõko Ogawa aurait plutôt pris racine dans la poésie de son Journal.