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Du Dialogue amoureux

Présentation et traduction de Jean Migrenne ((cet article a fait l'objet d'une première publication sur la défunte revue Frisson Esthétique, dont certains exemplaires sont encore disponibles.))

Si tout le monde connaît l’expression « la réponse du berger à la bergère », peu s’interrogent sur le glissement de son sens par rapport à celui qu’elle avait outre-Manche vers 1600. 

Dans la pastorale, que le monde grec nous a léguée par poètes latins interposés, le berger ouvre la voie. Il joue de sa flûte en gardant le troupeau. Shakespeare, ce grand paillard, ne se prive pas de jouer avec, et sur le mot, et le flûtiau que le cliché donne pour tendre n’est pas mou pour autant. Les freudiens y voient pratique masturbatoire. On prête parfois au pâtre des tendances zoophiles, expliquées par sa solitude et corroborées par le tabou biblique (Lévitique 18:23). Et s’il est de tradition d’attribuer à l’adjectif « grec » une connotation pédéraste, le mythe que nous allons illustrer concerne la relation homme-femme, au moins dans son environnement pastoral.

Soit le cas d’Acis et de Galatée : Acis, fils de Faunus, esprit des eaux douces, n’est berger que pour certains ; Galatée, néréide, nymphe marine, n’est point bergère. L’iconographie les montre en situation de conversation amoureuse en bord de mer : Claude Gellée (Le Lorrain), 1657 ; ou dans un paysage pas particulièrement bucolique : Nicolas Poussin, 1629. Acis a un terrible rival : le Cyclope Polyphème. La tempête menace ou laisse des traces. La musique s’y met : Lully, 1686, Haendel 1708-1718.

Galatée dans les bras du berger Acis. Auguste Ottin. 1866. Jardin du Luxembourg

 

L’Australienne Diane Fahey (Voir Frisson Esthétique N°14), sous le titre Galatea And Acis, décape le thème dans ses Métamorphoses, Dangaroo Press, Sydney, 1986 :

Galatée et Acis

Nymphe de la mer, elle délaisse ses rêves de sirène pour l’amour
de lui, elle s’enferme avec lui dans des grottes ensoleillées
ou sous le baldaquin d’un saule. Un jour, le creux
où ils se baignent s’assombrit : les amants réunis frémissent
et leurs corps se séparent. Maintes fois, le cauchemar
force leur étreinte de sa lame ; il prend vie un jour
et offre à Galatée joyaux et troupeaux de brebis,
jusqu’aux herbages où elles paissent. Et, lui-même.

Éconduit, le Cyclope écrase son rival sous un rocher.
Du sang d’Acis jaillit une source claire, coule une rivière.
Polyphème, qui prend son œil unique pour le soleil,
braque son regard sur ce clair cristal qu’il ne peut détruire.
Galatée se fond dans le courant qui soulage son poids,
la lisse, l’argente, la métamorphose en sirène,

qui respire et plonge dans les eaux de nacre.

La nature s’attendrit, le couple berger/bergère-nymphe, change de nom, inspire Paris Bordone, et son maître, le Titien, vers 1574 : Daphnis et Chloé s’aiment et ont beaucoup de clones.

Les poèmes présentés ici entament et poursuivent le dialogue à partir de la demande du berger désirant séduire. Ils n’introduisent aucun rival, aucun tonnerre. Nul faune ithyphallique n’y exerce de cuissage à la Zeus. Les préciosités, qui veulent cacher ce sexe que l’on ne saurait voir, ne font que le voiler, le parer. La tradition populaire le chante et Christopher Marlowe (1564-1593), le premier, semble-t-il, écrit :

Come live with me and be my love.

Le thème n’est pas nouveau : Catulle (84-54 av JC) écrit (Élégies, 5) :

Vivamus, mea Lesbia, atque amemus.

Il place l’aimée dans l’axe d’une riche symétrie syllabique et sonore : vivamus/amemus, qu’en 1931, Horace Gregory, en traducteur consciencieux, rend en anglais par :

Come, Lesbia, let us live and love.

En 1601, Thomas Campion, reprenant le flambeau, avait proposé une adaptation du poème de Catulle commençant ainsi :

My sweetest Lesbia, let us live and love.

Le jeu allitératif et consonantique (s/l), typique des situations d’amour, est parfaitement mené. Revenons à Marlowe et voyons, traduits, quelques spécimens de sa nombreuse descendance, en ligne directe ou déviante. Il est matériellement impossible de garder l’octosyllabe original (et monosyllabique) en français. Aucun traducteur notoire ne l’a fait, semble-t-il. Cet original rime.

Dans le cas de la pastorale, produire une traduction rimée conduit, la plupart du temps, à recomposer un texte et en triturer le corps, alors que ces manipulations conviennent et s’adaptent parfaitement au ton satirique. Nous rendons les originaux (à l’exception du poème de Kate Benedict qui est en dodécasyllabes) en vers de onze syllabes, au plus près de leur sens et de leur tonalité. L’anglais rime en distique (aa, bb). Impossible en français.

En effet, le jeu live/love n’a pas d’équivalent immédiat. « Vivre » et « aimer » n’ont aucun son, aucun aspect visuel commun. Ils illustrent à merveille les incompatibilités qui séparent l’anglais du français. Notre impératif « vis », dans un contexte amoureux, porte le son d’un cor paillard au fond des bois de lit. « Vivre avec moi » est vulgaire. L’allitération (viens vivre avec) fait un bruit bien peu évocateur d’une idylle. Il faut s’en remettre à Édith Piaf pour s’approcher de l’effet original : Il est entré dans mon cœur/une part de bonheur… où « entrer » laisse, en outre, porte ouverte au faune. Le traducteur doit donc prendre ses responsabilités et les assumer, sous le feu éventuel de critiques diverses.

Traduire littéralement donnerait ceci :

Viens vivre avec moi, sois mon amour,/Et nous goûterons à toutes les délices/Que vallées, bois, ou collines, ou champs,/Ou forêts et montagnes abruptes fournissent.

On tombe sur une rime utilisable en bb. Les longueurs sont par trop inégales, la ponctuation ne convient plus. Rime et la syntaxe originales ne passent plus.

Christopher Marlowe (1564-1593), The Passionate Shepherd To His Love, publié en 1599 :

Le berger amoureux à sa belle

Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur.
Alors nous irons goûter à ces délices
Que bosquets ou vallées, collines ou champs,
Forêts ou falaises escarpées nous fournissent.

Assis sur le rocher nous regarderons
Les bergers mener à paître leurs ouailles,
Près des cascades, au son des madrigaux
Que l’eau vive inspire aux chorales d’oiseaux.

Pour toi, je tapisserai des lits de roses,
Je cueillerai mille bouquets odorants,
Je te coifferai de fleurs, je broderai
Ton jupon d’un motif de feuilles de myrte ;

Ta robe sera de la plus fine laine
Tirée des toisons de nos jolis agneaux ;
Des souliers de vair te chaufferont le pied,
Et de l’or le plus fin ils seront bouclés :

Une tresse de chaume et jets de lierre,
Clous d’ambre et fermoir de corail, te ceindra :
Et si ces plaisirs peuvent t’y inciter,
Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur.

Les vaisseaux d’argent qui présentent tes viandes
Aussi précieuses qu’au banquet des dieux,
Sur table d’ivoire seront préparés
Jour après jour pour ton service et le mien. ((Strophes apocryphes pour certains))

Les pastoureaux danseront et chanteront
À ravir, pour toi, chaque matin de mai :
Si ces délices peuvent te décider,
Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur.

Dans Madeleine, Jacques Brel s’inspire du John Donne de À sa maîtresse allant au lit (voir pages consacrées à Donne) :

Tu es mon nouveau monde. Ô toi mon Amérique…
Où mon amour est roi et mon royaume unique…

Mais ne lui offre que cinéma et frites chez Eugène.

Le second vers se retrouve dans Ne me quitte pas qui s’inspire aussi de Marlowe (et du Titien, pour Danaë) à travers l’avalanche de présents qu’il dit vouloir faire à sa belle. Chez lui, il ne s’agit pas de conquérir, mais de conserver l’aimée :

Moi je t´offrirai/Des perles de pluie/Venues de pays/Où il ne pleut pas.
Je creuserai la terre/Jusqu´après ma mort/Pour couvrir ton corps/ D´or et de lumière.

Je ferai un domaine/Où l'amour sera roi/Où l'amour sera loi/Où tu seras reine…

Le condottiere et courtisan élisabéthain Sir Walter Ralegh (1552-1618) entre bientôt en lice et publie, vers 1600, The Nymph’s Reply :

Réponse de la nymphe au berger

Si le monde entier, si l’amour étaient jeunes,
Si de chaque berger la langue était vraie,
À l’idée de ces délices je dirais
Entre dans son cœur, sois sa part de bonheur.

La saison ramène au bercail les troupeaux,
Quand montent les eaux et refroidit le roc,
Philomèle alors a cessé de chanter ;
Le monde se plaint que les temps seront durs.

Les fleurs se fanent, la terre à l’abandon
Au fol hiver est maintenant redevable ;
Miel sur la langue, amertume au fond du cœur
Font printemps aux pensées, automne aux tourments.

Tes robes, tes souliers et tes lits de roses,
Ta coiffure, ta tunique et tes bouquets
Seront bien vite usés, flétris, oubliés :
Fleurs de déraison meurent dans la raison.

Ta tresse de chaume, tes jets de lierre,
Tes fermoirs de corail, tes cabochons d’ambre,
Ne m’appâteront pas : je ne dirais pas
Entre dans son cœur, sois sa part de bonheur.

Pourquoi alors parler de plats raffinés,
De viandes plus dignes d’un festin céleste ?
Vanité que cela. Il n’est bonne chère
Que ce que Dieu bénit, met sur notre table. ((Strophes apocryphes pour certains))

Si jeunesse durait, amour ne mourait,
Joies ne cessaient, vieillesse ne mendiait,
Par ces délices appâtée, je dirais
Entre dans son cœur, sois sa part de bonheur.

John Donne (1572-1631), le plus grand de tous, se fait roi pêcheur, saisit l’appât et nous offre The Bait, publié seulement après sa mort, comme tous ses poèmes, mais datable de l’époque de ses amours (1601) et dont on peut, à tort, croire qu’il inaugure la série présentée ici :

Le vif

Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur :
À des plaisirs nouveaux nous irons goûter,
Nos grèves seront d’or, nos rus de cristal,
Nos crins seront soie, nos hameçons argent.

Là, nous entendrons le babil de l’eau vive,
Que plus réchauffent tes yeux que le soleil.
Les poissons y seront d’amour si transis,
Qu’ils nous supplieront de pouvoir se livrer.

Lorsque tu nageras dans ce bain de vie,
Chaque poisson, libre d’aller à sa guise,
D’amour ravi, viendra vers toi, plus heureux
Par toi d’être pris que toi de le ferrer.

Si tu n’as par lune ou soleil nulle envie
D’être vue, tu occultes l’un, ombres l’autre,
Et si permission de voir m’est donnée,
C’est à ta lumière : d’eux je n’ai besoin.

Les autres peuvent bien geler à leur ligne,
Jambes écorchées par les joncs, les coquilles,
Ou bien, sournois, forcer les pauvres poissons,
Leur tendre collets ou les prendre à la nasse ;

Des mains hardies et grossières peuvent bien
Les dénicher sous la vase de la berge,
Des mouches de soies traîtreusement montées,
Ensorceler l’œil de malheureux errants ;

Mais toi, peu te chaut appât de telle espèce,
Car tu es pour toi-même ton propre vif :
Et tel poisson qui ne s’y laisserait prendre
Serait, pour mon malheur, bien plus fin que moi.

Omettons nombre d’autres, contemporains ou non, et passons à quatre parodies des XXe et XXIe siècles (sur une trentaine). Dans ce cas, la rime apporte la dose de sel nécessaire et indispensable.

Franklin Pierce Adams, poète américain (1881-1960) publie en 1912, (libre de droits) : The Passionate Householder To His Love.

Le maître de maison amoureux en mal de cuisinière

Venez sous notre toit faire la cuisine,
Régalez-nous de toutes les fantaisies
Que produisent les fourneaux des Bécassine,
De Berlin, Dublin, Stockholm ou Varsovie.

Vous pourrez sur le perron, assise là
Lorsque nous ferons la soupe à notre tour :
Au son de mélodieux pianolas
Vous ravir l’ouïe de nuit comme de jour.

Les lits resteront notre affaire bien sûr.
Une dame vous frisera la perruque,
Vous conduirez un cheval et deux voitures,
De Madame vous partagerez les frusques.

Vos robes seront de dentelle et satin,
Vous vous ferez des ablutions lactées.
Pour votre santé viendront deux médecins.
Lundi, mercredi et vendredi, congé.

Pour éplucher des patates irlandaises,
Vous porterez de superbes tabliers,
Et s’il se faisait que notre offre vous plaise
Venez en cuisine dans notre foyer.

Notre porte n’est interdite à personne,
Nous l’ouvrons au glacier, à la police,
Jamais de tic-tac, point de réveil qui sonne
Pour vous réveiller à la demie de six.

Ô Gretchen, Bridget, Hulda ou bien Marine,
Venez, vous serez le génie du foyer.
Venez sous notre toit faire la cuisine
Si notre proposition vous agrée.

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Puis la grande crise passe par là.

Cecil Day-Lewis, anglais (1904-1972), publie en 1935 (?), sans titre :

Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur,
En paix, abondance, sur table et au lit,
Tout plaisir alors nous pourrons approcher,
Que nous permettra le boulot décroché.

Je déchargerai des douceurs sur les quais,
Tu regarderas la mode de l’été :
Le soir au bord de l’eau rancie du canal,
Peut-être entendrons-nous quelque madrigal.

Ton beau front de vierge sera couronné
De rides et soucis ; chaussure à ton pied
Sera de douleur ; nulle robe de soie,
Mais rude labeur ta beauté vêtira.

Tu te mettras l’humble ceinture de faim
Qui privera la mort de ton embonpoint :
Si, demain, ces délices te font envie,
Entre dans mon cœur, sois ma part de bonheur.

Avec l’aimable autorisation des curateurs : Estate of C. Day-Lewis.

 

* * *

 

Deux contemporains : une Américaine et un Américain.

Kate Bernadette Benedict, contemporaine. Adapté de l’original Atlantic City Idyll 2003. (Avec l’autorisation de l’auteur.)

Idylle à Deauville

Viens jouer avec moi, viens me porter bonheur,
et du gin-citron vert m’offrir l’aigre saveur.
Nous irons dénicher la poule aux œufs d’argent,
nous lancerons les dés, ferons la nique au temps.

Nous jetterons un jus, tout couverts de paillettes,
nous aurons du néon jusqu’au fond des mirettes.
Nous jouerons en crâneurs chics, rupins dans l’ambiance,
nous pousserons le brame de la jouissance,

nous flamberons jusqu’à notre dernier jeton,
notre dernière carte et dernier biffeton.
Nous boirons jusqu’à l’aube et entendrons l’effroi
Du barde suave qui a perdu sa voix.

Muse, avec moi, sur les planches, viens et m’inspire
vanité de l’espoir et folie du désir.
Nous y verrons à l’œuvre la belle de nuit
et le bandit manchot tourner l’orgue de barbarie.

 

* * *

Michael Silverstein, satiriste politico-économique, romancier.

Adapté de l’original A Passionate Congressman To His Constituents, 2008, avec l’autorisation de l’auteur.

Le député en mal d’électeurs

Soutenez mon programme et votez pour moi,
Si je passe aux prochaines élections,
Agir avec courage sera ma loi,
De vos intérêts je serai champion.

Le déficit public sera enrayé,
Le moindre dérapage sera exclu ;
Vos impôts seront strictement verrouillés,
Même en cas de progrès de vos revenus.

J’abolirai le ticket modérateur,
L’accès de tous aux soins sera garanti ;
Vous aurez beau être le pire emmerdeur,
Je serai aux petits soins pour vos phobies.

Si les terroristes font des attentats
Je les traquerai, je riverai leur clou ;
Les PDG mettront leurs comptes à plat,
Ou devront payer le prix de mon courroux.

Je serai attentif aux besoins de tous,
De la mère au foyer au vétérinaire ;
Malheur à qui trafique des drogues douces,
Mais pour vous, bien sûr, ce n’est pas mon affaire.

Mon adversaire ne vend que du pipeau,
Il n’a jamais tenu la moindre promesse.
Ne faites pas confiance à ce barjot,
Votez pour moi, votre entregent m’intéresse.

 

* * *

Et, pour finir, retour aux sources. En 1671 une publication anonyme, Westminster Drollery/ies, avait donné The Wooing Rogue, peut-être la première parodie goliardique de notre thème, et qui se chante sur l’air de My Freedom is all my Joy ou I am a Poor and Harmless Maid (1660). Partition non détectée. 

Le pendard paillard

Ouvre-moi ton cœur, aie la cuisse légère,
Viens avec moi dans la rue crier misère,
Nous aurons une haie pour nous épouiller,
La botte des bedeaux pour nous réveiller.
Et s’ils nous prenaient notre part de bonheur,

Tu deviendras putain, je serai voleur,
Tu deviendras putain, je serai voleur.

Si tu sais dérober, moi j’irai voler,
De rôts bien gras nous aurons riche tablée,
De pain blanc garni chaque jour que Dieu fait,
Jamais rassis, jamais moisi, toujours frais ;
Le midi et le soir nous prendrons belle cuite.

Vienne la nuit et que l’amour nous habite,
Vienne la nuit et que l’amour nous habite.

Un jour toi et moi nous aurons la jetouille
Et il nous faudra bien changer de dépouille,
C’est presque de peau qu’il faudra que l’on change
Si l’un et l’autre la vérole démange ;
Linge blanc nous volerons à l’étendage,

Et nos vieilles hardes laisserons en gage,
Et nos vieilles hardes laisserons en gage.

Du temps que j’étais jeune et ignare en amour, les gamins que nous étions avaient le billet doux anonyme et se fendaient, dans l’enveloppe non timbrée adressée à la belle, d’un laconique : Si ton cœur aime mon cœur comme mon cœur aime ton cœur, donne cent sous au facteur. C’était jeune et ça ne savait pas.

Tous les originaux se trouvent en ligne. Bonne pêche !

Extrait de ce qui se voudrait une étude exhaustive du thème qui recense, à ce jour, une cinquantaine d’avatars.