1

El rayo que no cesa (1)

Un choix de poèmes de Myriam Montoya, née en 1963 à Bello (Colombie), avec une belle présentation critique de Jean-Luc Despax.

Les poèmes sont traduits par Stéphane Chaumet, sauf mention

 

 

   Myriam Montoya : dans le corps du poème

 

   À force de malmener l’adage mallarméen selon lequel la poésie est faite avec des mots et non avec des idées, ce qui permet commodément de ne pas interroger la manière complexe dont la vie et la mort travaillent les mots, nous travaillent par les mots, nous menant au sens ou à l’absurde, bien des poètes français ont oublié qu’ils avaient un corps. Que ce corps fait voyager dans ses veines un héritage génétique et une faim génésique. Ce corps sait obscurément l’explication de nos angoisses héréditaires, transmissibles à l’échelon collectif. Ils ont oublié, les poètes de la colère par l’ellipse, par l’éclatement du syntagme sur l’espace virginal de la page et le codage hermétique dont ne voudrait pas même la consigne rouillée d’une gare crasseuse, que le réel saigne, qu’il tousse, qu’il transpire et que des yeux coulent du sperme, du sang, des larmes. Ils ont oublié que la peur fait transpirer et que la sueur parfois, dans l’étreinte, réchauffe et rassérène, puisque le corps est une machine désirante en même temps que le comploteur en chef des ressources de notre inconscient. Plus grave encore, ils feignent d’oublier que le corps des citoyens est un enjeu politique : après tout, l’aliénation, l’humiliation, l’exploitation et la manipulation font tourner l’entreprise capitaliste et empêchent l’employé de ne pas se tailler les veines tout de suite.

   Pour que la poésie libère, il faut des poètes comme Myriam Montoya. Femme du poème, plus que poète de la femme, elle place le chant dans ses entrailles. Elle pose que la semence et le sémantique, la matrice et le mantra assureront la perpétuation du rêve. L’âme doit se souvenir que nous avons des tripes, non pour faire de la dégradation fatidique du corps une humiliation de plus de l’esprit, mais pour mettre en avant de notre regard ce qui se dérobe à nos yeux. Le mouvement d’écrire se loge dans le corps. Le battement, l’élan, la pulsion, le geste maîtrisé assurent la cadence et programment l’héritage mémoriel. Mais la poésie n’échappe pas à la règle commune de l’impossibilité de fonder. Nous ne pouvons tirer du sol une force qui y suffirait. Nous sommes davantage feuilles promises au pourrissement qu’agents téléologiques des promesses de la racine. La métrique et la musique répètent plusieurs fois par minute le provisoire, mais aussi bien l’aléatoire et l’orgueil du pari sur l’avenir. Sève de l’arbre donc, mais dans la feuille, dans son vol, trajectoire portée par le vent d’une étrange salve de futur. Pourquoi s’interdire la possibilité du changement si les dieux, qui n’ont cure d’être anciens, aident à la manœuvre ? Dans la prise de conscience finalement joyeuse de ne pouvoir être le prolongement de la racine, se fait jour la possibilité de faire rhizome, comme l’écrivait le philosophe Gilles Deleuze, de partir dans les directions multiples de l’expansion du sens, comme les graminées qui compensent la perte de puissance par l’expansion échevelée.

   Myriam Montoya essaime dans l’espace de la page qui n’a rien d’une stèle, ni d’un surmoi marmoréen. Elle invente les figures en mouvement de la révélation de l’Être. Croire au sens strict ce poète quand elle nous parle des devenirs de l’écrivain. Devenir-tortue, devenir-oiseau de proie. La croire également lorsqu’elle nous dit qu’elle a trouvé dans ses châteaux fantasmés la légende fossilisée et qu’elle en a fait une arme pour fracturer l’évidence. Lorsque le poème dit la jouissance, il occupe une place à part : l’instance de parole d’un corps qui jouit de s’abandonner à être seulement lui-même parmi les objets qui composent le monde. Le monde ne sait pas jouir et la jouissance ne fait pas monde. Au mieux deux monades ont-elles convenu que le problème du terrain d’entente ne se posait plus. Une foule ne peut jouir à l’unisson et la foule commence souvent à deux. Mais la spécificité métaphorique du poème, qui relie les points à priori les plus éloignés du monde, irrigue ces points fixes du mouvement et de la métamorphose redoublée de l’un comme de l’autre. Devenir-oiseau du regard, devenir-regard de l’oiseau, devenir-du-devenir pour que le corps, d’où tout est parti et où tout reviendra devienne enfin à sa manière, la manière poétique, fondation. Le froid de l’air qui pénètre dans les poumons et refroidit les poumons fait également devenir poumons le froid. Ce n’est pas de la magie. Ni de la sorcellerie (un peu cependant). C’est assumer que si l’invocation c’est de la voix, la voix ce sont des cordes vocales.

   Faire rhizome, répandre du sens, ne saurait procurer une liberté définitive. Le corps reste une prison, ce que des générations de lyriques plaintifs ont appelé une immense solitude. Mais dans cette prison il s’agit de décaler les focales, d’empêcher la surveillance dominatrice, qui fige le prisonnier dans un jeu de rôles ou de masques. Il s’agit d’une bagarre entre le moi social, le double insincère et normatif qui fabrique de la posture pour soi, ce que l’on appelle la mauvaise foi, et le moi tout court, qui va tenter de pratiquer des lignes de fuite (encore du vocabulaire deleuzien) pour trouver ce qu’il ne peut s’attendre à prouver. Mouvement d’amour vers la vie. Le contraire exact de l’épanchement dérisoire du Je lyrique. Mais pour s’engouffrer dans la brèche, il faut avoir créé la fissure. Quelle sera la dynamite, la dynamique ? Eh bien l’explosion du baiser. La force provocante de l’érotisme. L’intensité du regard. Les lèvres sont une porte mais l’épiderme est une armure coupante. Il s’apparente au style, soit au stylet. La phrase poétique incise les évidences. Et de la blessure, comme de toute éternité, naît la connaissance. Dans cet exercice métaphysique qu’est la poésie, il ne faut pas s’étonner que l’arme se retourne contre l’individu qui l’a engendrée, au risque de le dévorer. Poésie, ou le pouvoir dévorant du mot.

   La langue ? Oui, mais elle est en feu, elle dévaste, elle peut tuer. On pourrait toujours dire qu’il ne s’agit là que d’une aventure langagière gravée dans le papier, sans plus de conséquence qu’un moment de lecture intense. Mais il s’agit d’un papier très spécial, qui s’appelle la peau. Le monde lui-même a une peau. Et la vie aussi. Ils ne se laissent toucher que par les éléments, la pluie, le soleil. Et les poèmes de Myriam Montoya sont déjà en train de vous tomber dessus, dans une éclaircie bienvenue.

                       

Jean-Luc Despax

En français :
La fuite (roman), Editions La Dragonne, 2011.
Flor de rechazo/Fleur du refus (poésie) Editions Ecrits des Forges et Phi, 2009.
Huellas/Traces (poésie) Editions L’Oreille du Loup, 2008.
Vengo de la noche/Je viens de la nuit, Editions Ecrits des Forges et Castor Astral, 2004.
Desarraigos/Déracinements (poésie) Editions Indigo, 1999 (traduction Claude Couffon).
Fugas/Fugues (poésie) Editions L’Harmattan, 1997 (traduction Claude Couffon).