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Elisabeth Gilbert Dragic et la puissance des fleurs : entretien avec Christine Durif-Bruckert

« J’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie » me confiait Elisabeth Gilbert-Dragic lorsque je l’ai rencontrée ces derniers jours au LYINC le Lyon international club où elle exposait ECLOSION / BLOSSOMING.

Depuis plus de vingt ans l'artiste lyonnaise peint des fleurs. Toutes les fleurs. Elle développe ce travail en peinture acrylique sur de grands formats, à partir d'esquisses photographiques de bouquets de fleurs fanées. Et ses fleurs rayonnent de joie et de couleurs. Des couleurs qui glissent, fusionnent, se prolongent et se métamorphosent dans l’intimité enivrante de leur parfum, derrière les peaux enveloppantes, les corolles veloutées, tantôt pulpeuses, tantôt plus diaphanes.


La blancheur des pivoines, prises dans le givre et le mauve tire le jaune vers le pâle. On dirait qu’il neige sur les fleurs des jardins, dans la chair de la peinture. De gros flocons tourbillonnent, se fondent à la texture des boutons de rose, recouvrent et exaltent les rouges carmin, voluptueux et flamboyants.

Les fleurs d’Elisabeth Gilbert Dragic ne cessent de faner sur la toile. Un pétale tombe comme une larme retenue, s’écoule sur le monde, colore le chagrin, l’inconsolable, et libère la vie.
La peintre nous dévoile leur perpétuelle naissance, comment elles font la pose, résistent et défient l’altération, mais aussi comment elles prennent les chemins de la finitude pour se gorger d’infini. C’est là que se tient leur secret et toute la puissance qui s’en dégage, qui m’a tellement saisie. Depuis leur chute, elles n’en finissent pas d’éclore et de faire surgir la lumière. Et, dans l’union de la peinture et du poème, de nous parler de l’être.

Tes fleurs peintes font inévitablement penser à Georgia O’Keeffe.

J’ai mis du temps avant de me sentir concernée par Georgia O’Keeffe. Betty, une amie, est la première personne à m’en avoir parlé quand elle a vu mon travail de peinture. Elle avait déjà vu ses tableaux aux états Unis, et moi je ne la connaissais pas. Forcément je l’avais vu passer, mais sans y prêter attention. J’étais même très surprise par rapport à l’époque, que sa peinture ait eu autant de succès. Une femme auteure, Estelle Zhong Mengual, évoque dans son ouvrage Peindre au corps à corps la puissance du floral au travers des œuvres d’ O’Keeffe, qui en revanche me parle à cent pour cent ! J’ai commencé à me reconnaître dans ce qu’elle peint quand je suis allée voir son exposition au Musée de Grenoble, dans la matérialité de sa peinture. Pour autant, je ne dis pas la même chose.

Non tu ne dis pas la même chose, ta peinture est plus (autrement ?) étoffée. Elle est plus sensuelle.
J’assume effectivement cette forme de sensualité avec la matière de la peinture acrylique que je travaille telle une peau fine. Mais le livre d’Estelle Zheng Mengual nous permet d’envisager une autre façon d’aborder les œuvres de Georgia O’Keeffe en nous sortant de la projection que l’on peut faire sur le caractère sexué de sa peinture, qui n’est d’ailleurs pas du tout ce qu’elle revendiquait.
Comme sa contemporaine Frida Kahlo, Georgia O'Keeffe est devenue une figure de proue du féminisme. Elle fut d’ailleurs la première femme artiste à intégrer le MoMA, peu de temps après son ouverture en 1929. Y-a-t-il une intention du féminin dans ta peinture ?
Complètement, mais ça ne veut pas dire de façon systématique. C’est un vrai questionnement. C’est très étrange pour moi ce qui se passe dans les revendications du féminin. Lorsque j’ai commencé à peindre mes fleurs, Le fait que je sois une femme, je ne me sentais pas « crédible ». J’ai commencé à peindre tard, enfin j'avais l'impression que c'était très tard ou même peut-être trop tard ? J’ai bien compris, ou senti à l’époque qu’une jeune femme avec des enfants en bas âge qui peint des fleurs, ça faisait vraiment peintre du dimanche. C'est un premier aspect. J’ai fait avec, j’ai dit « chiche ».
J’étais impressionnée par les œuvres d’histoire de l’art d’une manière générale, par les œuvres d’art contemporain. Je suis du milieu de la campagne, pas du milieu de l’art, et les premières fois que je suis rentrée dans les galeries d’art, j’avais 17/18 ans, plutôt 20 ans. Les œuvres que je voyais me faisaient pleurer, et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je savais qu’à un moment ou un autre, il allait falloir que je « fasse du dessin », ce que je repoussais depuis si longtemps. Je ne sais pas pourquoi, peut-être qu’un inconscient familial ou collectif me disait : « il faut faire quelque chose qui va te faire gagner ta vie ». Par ailleurs, je ne comprends pas toujours certaines revendications féminines qui me paraissent « has been ». Il y a des choses qui se sont passés entre temps et qui ne me semblent pas reconnues. On a parlé avec « nos mecs », et il faut continuer d'ailleurs. Mais notre situation homme/femme n'est plus celle de nos aïeules. Aujourd’hui, il me semble qu'on fait des antagonismes, on met en avant le verre à moitié vide, alors qu’il y a un verre à moitié plein de bonnes choses.
Tu veux dire que ce regard féministe, il faudrait qu’on le pose sur ce qui reste à défendre et à faire bouger tout en prenant en compte, et sans perdre de vue les choses que l’on a réalisées.
Je ne dis pas que tout va bien, loin de là, mais les êtres humains sont extrêmement complexes, surtout en ce qui concerne la question de la sexualité. La notion de transmission me paraît primordiale. D’un point de vue artistique, je me suis rendu compte que tout ce qui m’avait été transmis était le fait d’œuvres exclusivement réalisées par des hommes. C’était ma réalité d’il y a 30/40 ans.
J’ai toujours eu cette sensation que le regard des hommes avait un impact prédominant sur les choses. Les galeries, celles qui sont bien implantées, les galeries de prestige, leurs écuries d’artistes, si je peux employer ce terme, bien souvent sont encore très masculines. D’accord, Ce n’est pas important. En revanche ce qui est important c’est la conscience de la notion de transmission.

Un film en deux parties. Voici la 1ère pétale... Elisabeth Gilbert Dragic nous parle de son amour pour les fleurs ! Un film de Benjamin Sozzi.

C’est essentiel cette question dans tous les domaines, mais elle est particulièrement vive dans le monde de l’art.

Par exemple moi-même quand je veux parler d’œuvre, naturellement, spontanément du moins, je fais probablement référence à des œuvres d’hommes plus que de femmes, plus vraiment maintenant parce que j’y fais plus attention. Mais c’est parce qu’on a eu cette nourriture-là, cette nourriture qui ne fait pas loi, mais qui fait repère. Il y a une vingtaine d’années, je pouvais éprouver cette sensation que le « penser- homme » et que de fait la réalisation des choses faites par des hommes devait être plus intelligente, plus forte, et que c’était presque décrété comme tel. Ce point semblait couler de source, et donc il me questionnait. Loin de moi l’idée d’enlever la force de leur propos, de leurs activités, mais en revanche j’avais la sensation que ça se faisait au détriment d'un « penser-femme », comme si c’était forcément un regard condescendant. Et nous n’avons pas à souffrir d’un regard condescendant.

Je me suis mise à chercher, dans l’histoire de l’art quels étaient les travaux des femmes et est-ce qu’on en parlait. Et là j’ai découvert Marie Jo Bonnet qui est historienne de l’art et qui a écrit un livre sur les femmes peintres, remontant jusqu'aux œuvres préhistoriques. Et puis j'ai beaucoup apprécié une autre historienne de l'art, Martine Lacas, qui au lieu de présenter les artistes femmes de façon « victimaire », au contraire les met en avant en présentant leurs contextes de vie qui ne nous ont pas été transmis. On peut apprendre que certaines vivaient en fait très bien de leur peinture, notamment Rosa Bonheur XIXè, Elisabeth Vigée-Lebrun au XVIII/XIXème, Artemisia Gentileschi au XVIème siècle, et combien d'autres.

Dans cette seconde séquence de la vidéo consacrée à son exposition dans la galerie B+, Elisabeth Gilbert Dragic lève un peu du voile sur sa manière de peindre, entre affirmation et retenue, entre dits et non dits. Un film de Benjamin Sozzi.

Et comment tu t’es autorisée à peindre des fleurs ?
Disons que ça s’est imposé à moi, mais j’ai la sensation d'avoir mis du temps à m'autoriser. J’étais dans une volonté de le faire depuis très longtemps, mais je mettais ce projet complètement en sourdine. Je me le suis reproché pendant très longtemps, et je ne suis pas mécontente d’être parvenue à assumer mon travail, parce j’ai bien compris, sans aigreur ou quoi que ce soit, que ce n’était pas facile pour une galerie d’art dit contemporain de positionner mes tableaux. Parce que justement il s'agissait de fleurs, mais pas de fleurs façon pop, ou « fun ».
De fait, les fleurs sont mon support de création, ça m’a permis d'aborder plein de perceptions justement du rapport au féminin. L'air de rien. Je me considère issue d’une génération du papier glacé, aujourd’hui c’est une génération du numérique comme on a eu la génération de la vidéo.
Le papier glacé ?
Oui ce sont les journaux, les revues de mode qui sont/étaient des injonctions à être, à paraître. Le papier glacé glace le féminin. Et tout peut continuer à exister à partir de miroirs complètement glacés alors que toi tu te transformes, tu découvres tes premières rides. Avec cette impression que pour les hommes c'est plus simple. Et donc, j’ai besoin des fleurs, c’est une force de vie. Aujourd’hui je sais qu’elles nous précèdent de centaines de millions d’années, que nous vivons grâce à elles. Ce sont elles qui nous ont donné les fruits et la diversité des insectes, qui nous ont apporté cette adaptation d’insectes et de diversités animales, pour ensuite constituer des adaptations à des lieux de vie, à des températures. C’est extraordinaire et d'une créativité incroyable.
En fait les fleurs se sont constituées de manière à pouvoir s’adapter à différents contextes et à renouveler/assurer de nouvelles façons de se reproduire. Elles ont engendré des insectes et un biotope spécifique, une variété sans commune mesure. Il y a quelques années j’ai rencontré un chercheur au CNRS de Grenoble, qui s’appelle François Parcy. Un de ses grands sujets de recherche, c'est « qu’est-ce qui fait que les fleurs existent sur la planète, est-ce que le végétal pourrait continuer à exister sans l’existence des fleurs ? » Entre Mengual et son travail à lui, j’ai saisi cette notion de puissance des fleurs dont j’ai tant besoin.
C’est véritablement de cette puissance dont nous parle ta peinture.
Oui, on est à la fois en face de quelque chose qui semble vraiment anodin, ce que nous disent les expressions « jeunes filles en fleur », « fleur bleue », et en fait en arrière-plan, il y a énormément de poids symbolique et de profondeur.
J’ai tout le temps plein de bouquets de fleurs chez moi, et je n’arrête pas de les prendre en photo, de les photographier dans tous les sens. Je ne suis pas photographe et je ne cherche pas à prendre une belle photo. En revanche j’ai besoin d’aller toucher leur force de vie au travers de leur couleur, une couleur incarnée, et de leur présence qui est notamment rendue par le cliché photographique.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que les bouquets de fleurs fanées me touchaient particulièrement, justement dans ce rapport au temps qui passe. Ce qui m’intéresse c’est comment la peau des fleurs se charge d’un vécu dans leurs évolutions formelles. Quand j’étais jeune étudiante, j’avais une grande affection pour les vieilles femmes, les « femmes fanées » j’étais très attirée par elles. Une femme qui me faisait du bien, c’était Marguerite Yourcenar. Je la reliais à mon attrait pour les fleurs fanées. Et la relation du papier glacé avec les fleurs fanées me permettait d’aborder cette mise en valeur de la peau qui fane. Quelque chose qui s’use mais qui résiste. Tout cela a représenté une partie de mon travail.
Toujours par rapport au papier glacé, j'ai été attentive à l’expression picturale des œuvres du peintre allemand Gérard Richter, hyperréaliste photographique. C’est une peinture à l’huile, ce qui donne une autre texture. Il y a une forme d’absolutisme dans ce rendu du merveilleux, d’un merveilleux tragique mais sensible pour moi. Et le côté extrêmement lissé du photographique « mis » en peinture m’a beaucoup touché. Alors que je suis très sensible par exemple aux œuvres de cet autre allemand Georges Bazelitz ou de la new yorkaise Cécily Brown dont les œuvres sont très expressionnistes et dynamiques.

C’est fort ce terme glacé pour exprimer les discours qui nous lissent.

Ce sont à la fois des repères et des injonctions. Aujourd’hui on se trouve devant une société occidentale vieillissante et dans une société de marché, y compris du « marché des vieux », auquel on est en train de donner une esthétique et une place. La mode est en train de s’en occuper.

C’est le fruit des constructions et des préférences sociales qui font marcher les modes et les gains juteux qui en découlent. Mais on peut le refuser, Ce qui nous désaliène, c’est de comprendre ce qui nous arrive, dans quoi nous sommes pris. La compréhension et l’analyse sont nos plus grandes libertés, car elles nous permettent de décider. Ta manière de peindre est en soi une forme de résistance.

Oui et la peinture soulève ça tout le temps. Tu es obligée de prendre du recul sur ce qui se passe, sur ce que tu fais. Que ce soit spontané, ou très travaillé, voire académique, il y a besoin d’une prise de recul.
A un moment je me suis dit « qu’est-ce qui fait que je peins toujours des fleurs, qu’est-ce qui fait que ce soit par le médium de la peinture », même si j’en utilise d’autres. En réaction, je me suis mise à plonger littéralement mes bouquets fanés, de jonquilles, de roses ou de tulipes directement dans la peinture fraîche, à les ensevelir dans la peinture, à l’encontre du fané, et c’est ce qui a donné lieu à des peintures comme Le bleu pour les filles, le bleu pour les garçons, La couleur des choses, Les anthuriums planants.

Au début je les trempais dans des peintures flashy, bleu flashy rouge fuschia, et rouge carmin, en opposition à leurs couleurs qui se « défraichissaient » ; et ensuite je me suis mise à les plonger dans la peinture blanche, c’était comme un ensevelissement, et c’était une manière de soulever la question de qui recouvre qui. Comme un manteau de neige qui recouvre le paysage, et de la page blanche aussi, avec tous ses possibles !

C’est comme le désert qui fait vivre une absence radicale et une présence absolue, un champ de solitude et un champ de possibles.

Oui absolument, là on peut commencer à être dans un faire, et ça nécessite de sélectionner, de faire des choix et de se laisser faire.

L’endroit, la manière dont elles sont exposées ensemble, ça cible un regard. Tu fais des choix de lieux très différents, tous très singuliers, ce qui contribue au processus de création de chacune de tes œuvres

Oui, les peintures sont pour moi des présences, avec une interaction avec le lieu où elles sont présentées. Ce n’est jamais tout à fait anodin. Le lieu où sont accrochées des œuvres peut influencer le regard. La façon dont elles étaient accrochées à la Chapelle de l’île Barbe et la façon dont elles le sont ici au LYINC, dans ce lieu plus intimiste et cosy, ce n’est pas pareil. A l’île Barbe on était en lien avec la matière même des éléments architecturaux d’une chapelle, la pierre, la chaux, les terres cuites au sol… De la même façon dans le cadre de l’expo à Poët Laval vers Dieulefit, dans un hall d’usine, les tableaux étaient sur des murs blancs avec des résonances un peu comme un tambour. C’est intéressant d’exposer sur des lieux très variés.

Et je reviendrai bien sur le commencement de ta peinture. Au commencement, ce qui a justifié́ ton désir de peindre des fleurs ? J’ai compris qu’il y avait un besoin des fleurs ?

Ah oui un besoin impérieux que j’ai toujours d’ailleurs C’est pour pouvoir vivre

Oui c’est un repère très fort, extrêmement important, comme une évidence qui m'a permis de m'autoriser et de respirer.

Il y a dans ta peinture à la fois une profonde singularité et un sentiment de répétition, un sentiment de retour de quelques choses de familier. Mais si tes tableaux semblent se répéter, à l’évidence, ils disent des choses différentes qui ne cessent de nous surprendre, et qui ne cessent de faire monter la lumière.

Je me suis souvent fait cette réflexion, notamment en pensant au peintre lyonnais Marc Desgrandchamps dont j'apprécie vraiment les œuvres. On peut dire qu'il a un type de travail qui se répète aussi. Je peux me tromper, mais je ne crois pas qu’on lui ait posé la question : « pourquoi vous peignez toujours des gens toujours avec un ciel bleu ?». Alors que moi depuis le début en tant que peintre, on me demande pourquoi je peins toujours des fleurs.

Cette répétition effectivement n’est jamais enfermante. Elle est comme un long dialogue ininterrompu. Elle ouvre le regard. Oui c’est étonnant.

Je n’ai pas de réponses. C’est un constat, et je joue un peu avec ça.
Il y a une chose que je veux préciser. Lorsque j'étais avec la galerie Artae, j’ai fait une exposition intitulée Et que rien ne change. Pour faire cette exposition, je me suis retrouvée à lire Une histoire des femmes en occident de Georges Duby et Michelle Perrot. Ce sont cinq pavés, universitaires. Je me suis prise une semaine pleine consacrée à ces lectures. Très intéressant, de la Grèce antique à 1994, ce qui est d’ailleurs frustrant car trente ans maintenant nous en séparent. Ces cinq tomes nous donnent une
lecture de la place des femmes d'alors. Et de fait, je souhaiterais vivement qu’il y ait une histoire des hommes qui soit écrite sur le même concept, parce qu’on ne peut pas travailler sans avoir tous ces éléments de part et d’autre.

Tu voudrais lire une histoire des hommes en Occident ?

Encore une fois qu’est-ce qui leur a été transmis à eux. C’est intéressant leur propre histoire, et elle permettrait de soulever la question du mal-être et du bien-être entre les uns et les autres, et la question de l’accompagnement sur nos incompréhensions réciproques.

Tu penses que cela stigmatise les femmes que l’on se polarise exclusivement sur leur histoire ?

Aujourd’hui on stigmatise beaucoup, plutôt que de prendre acte, et de dire « ok on a ça, on a ça, on pourrait arriver à faire ça ».
Après il y a un autre aspect dans mon travail : la couleur. L’aspect formel la texture et un autre « petit truc » un peu puéril de ma part, mais assumé maintenant, c’est le fait de peindre à l’acrylique et non pas à la peinture à l’huile. Cette peinture à l’huile pour moi, elle était le fruit d’une histoire qui était faite par les hommes, donc elle m’impressionnait trop. Je me disais que ce n’était pas mon monde et je ne voulais pas aller sur ce terrain-là.

Et sur le plan pictural qu’est-ce que changerait l’utilisation de la peinture à l’huile par rapport à l’acrylique ?

Elle pourrait être plus sirupeuse, elle en serait peut-être même devenue un peu trop « pisseuse ». Je travaille l’acrylique comme une peau. Quand on la regarde on voit les veines, on voit les grains de beauté, des aspérités. L’acrylique a un côté très en surface. Je travaille avec un retardateur de séchage. Je ne fais jamais de dessin. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir dessiné, mais j’avais peur de moi avec le dessin, d’être ennuyante. Le fait de partir directement sur la toile me permet de m’installer, de me déployer et ensuite au fur et à mesure de venir affiner/préciser et ce que j'appelle « fermer mon image »... Le propos en soi n’est pas de bien représenter la photo, mais de tenir compte de la pertinence d’une certaine transposition photographique : le fait qu’il n’y ait pas de lignes nettes, et que les masses entre elles se fondent notamment. Ce qui m’importe c’est l’impact sur la rétine, et le sensible que suscite cette peau qui peut devenir aussi forte que fragile. Cela donne un travail relativement mat aussi qui me permet d’aller davantage dans les précisons et les exigences qui sont alors les miennes.

Tu peins à partir de photos ?

Plein de photos.

Systématiquement, et c’’est toi qui les prends ?
Ce sont plein de photos que je prends, que je tire sur du papier et que je scotche sur de grands cartons, et j’attends de voir ce qui résiste, ce qui va s'imposer à moi ... ?
Ensuite vient la question du format. Une fois que j’ai une intention, quelque chose que je ne peux d'ailleurs pas expliquer dans un premier temps, un format s'impose alors. C’est un soulagement. Ensuite il faut que je mette en place ma gamme colorée, et à ce moment-là, je peux commencer à me déployer sur la toile, pour ensuite revenir vers les photos. Aujourd’hui, je viens forcer les photos pour qu’elles me servent comme des dessins/desseins dans tous les sens du terme. Ce sont des esquisses photographiques. Je viens les forcer par rapport à ce que je souhaite, à ce vers quoi je souhaite/pense aller. Ensuite, je peins, j’avance avec la crainte que ce ne soit jamais assez fort.
Des esquisses photographiques, pourrais-tu préciser ce terme, qui n’est pas anodin ?
Ce sont mes repères en fait. Ce sont mes supports de travail, les éléments qui me permettent de composer, d’aller toucher la précision de ce qui me concerne et me regarde. J’ai l’impression de faire des choses toujours trop fermées dans l’aspect formel de mes œuvres, mais je crois aussi que j’aime bien l’idée d'un « qu’est-ce qu’il y a derrière ». Le propos n’est pas de bien faire pour bien faire, mais d’essayer d’être juste. La direction que je prends ressemble à une idée, à un univers, à un sentiment, c'est très intuitif. « Fermer l’image », pour revenir là-dessus, c’est une manière de dire cette précision des contours, des contours qui sont à la fois précis et dans un flou précis, et ils ne sont pas vraiment flous.
Ta peinture est très intuitive et en même temps elle nait d’un travail de préparation photographique et d’élaboration technique très poussée, qui pour autant laisse toute la place à l’incertitude et à la poussée créatrice.
Oui, par exemple avec Médusa, (en résonnance avec la Biennale d’art contemporain, Septembre 2022), c’est vraiment ce qui s’est produit. Je pense, comme tant d'autres, avoir mal vécu la période du covid. J’avais un magnifique bouquet de tulipes rouges à mon atelier, des tulipes doubles. Je n’avais jamais eu l’équivalent. Je les ai regardées évoluer au fil des jours. Je les ai prises en photo en permanence, aussi bien pleinement épanouies que sur le déclin. Une fois les photos regroupées sur des grands cartons, j’ai alors éprouvé « la sensation du format », un triptyque, qui m’apparaissait comme faussement religieux, un peu comme un retable. A partir de là, j’ai réalisé que c’était vraiment rouge rouge, et que j'avais besoin de ce rouge. Il n’y avait pas que les fleurs qui étaient rouges, tout allait être rouge, un camaïeu de rouge, et là j’ai choisi mon rouge de base, qui était très lumineux, carmin.
J’ai commencé par faire plusieurs châssis avec cette couleur de fond rouge orangé lumineux, ensuite j’ai commencé à m’installer sur la toile par rapport aux sensations que j’éprouvais des motifs floraux que j’avais dans les yeux et à partir de toutes les photos que j’avais prises. Et petit à petit s’est mis en place un univers avec un certain élan. En peignant, j’étais obnubilée par le radeau de la méduse, ainsi que La Méduse du Caravage que j'avais vue aux Offices à Florence.
En relisant alors l'historique du radeau de la Méduse, j’ai réalisé que la façon dont j’avais vécu ce confinement, c’est comme si on s’était retrouvé embarqué à l'échelle planétaire sur le radeau de la méduse, qu’on s'était retrouvé comme pétrifié, médusé. Et de manière bien anecdotique, je dirais que ce qui a induit le thème du radeau, c’est peut-être d'avoir placé mon bouquet de tulipes rouges dans un panier d’osier ayant pu m'évoquer inconsciemment une sorte de radeau ... Ce fut déterminant.
Il y a aussi Le totem des dahlias. J’ai réalisé tout un ensemble de peintures autour des dahlias. Ce sont des fleurs qui grincent, des fleurs de la maturité. Elles se déploient d’une manière magnifique. Elles sont fastueuses et elles fanent très vite, tu ne gardes pas un bouquet de dahlias comme tu gardes un bouquet de roses ou de lys. Elles fanent rapidement avec une odeur particulière, un peu âcre et verte me semble-t-il. Et elles donnent une variété de propositions formelles et de couleurs incroyables. C’est l’hiver qui s’annonce !
Il est grandiose le tableau Médusa, par son format et sa couleur. Et tu dis que c’est une peinture très habitée par le rouge et qui s’exprime au travers de la force, de la profondeur qu’il endosse lorsqu’il se déploie dans le vertige de ses nuances, de façon particulièrement sensible dans cette toile.
Je ne sais pas à quoi ça correspond cette force du rouge parce que ce n’est pas ma couleur (!) mais j’ai éprouvé ce besoin de faire un camaïeu de rouge, je ne suis pas allé le chercher. A propos de cette couleur, il y en a qui parlent de la force de la colère. On parle encore du cœur, d’une forme de sensualité, mais c’est aussi le bœuf écorché, que je n’ai pas réussi à adoucir. Il a dans ce triptyque un côté râpeux, et même rouge barbaque. Cette toile me renvoie aussi à deux autres toiles, Au loin les Charitains, des pivoines blanches, sorte de cavaliers errants réalisées juste avant les « rouges », et exposées dans une galerie qui s’appelle la galerie des Charitains, dans la belle cité d'Ebreuil près de Vichy .
Il y a quelque chose des temps premiers, d’une descente archaïque.
Cela a été une réaction à ce que l’on a pu vivre. La suite de mes impressions, c’est de transmettre.
Qu’est-ce qui est à transmettre à travers tes tableaux ?
Une forme de résistance, et du sensible qui nous caractériserait comme êtres humains, notre fragilité autant que notre force, et encore nos incompréhensions. Et au début, beaucoup de nos mères ...
Et puis, j’aime la frontalité de la toile, on est comme au pied du mur, aussi bien la personne qui réalise, que la personne qui regarde. On peut être renvoyé dans les hors champs, mais il n’y a pas d’échappatoire. Cela signifie qu’il faut bien pendre acte de tout ce qui est proposé au regard, et donc de le décrire pour qu’il vienne faire corps ou pas avec son propre vécu, avec ses perceptions des choses et du monde. J’aime beaucoup la peinture pour ce relationnel. Cela signifie que ce sont des regards qui s ‘échangent ou se partagent possiblement.
Si on prend le temps de regarder, il y a une contemplation qui résonne avec un engagement du peintre mais aussi de la personne qui regarde. C’est le regard qui donne cet engagement et qui nous lie. Je fais également des volumes, des vidéos ou des céramiques, mais toujours avec un regard de peintre. Quand on est peintre, si on ne prend pas le temps de regarder ce qu’on est en train de faire, pourquoi d’autres le regarderaient.
On touche là à quelque chose de très sensible, de très poétique dans ta peinture. C’est ta capacité d’emmener intuitivement « tes fleurs », et les grands formats y contribuent, vers une capacité à dialoguer avec nos regards. Tes fleurs, nous happent par ce qu’elles traduisent du rapport à une proximité enveloppante et une distance infinie. Elles relèvent d’une évidence tangible et impalpable, de la durée et de la fugacité en même temps. Peut-être même que leur véritable secret c’est qu’elles nous échappent, et c’est en cela qu’elles sont pleinement vivantes.
Pour moi la poésie participe à l’expérience d’un regard. Et des liens s’établissent à partir d’éléments à priori anodins, et pourtant extrêmement présents, qui ont cette force de présence. La notion de poésie aussi c’est comme quelque chose qui semble venir d’un sensible humain concret, c’est-à-dire, qui évoque la notion de contemplation et qui viendrait créer un univers à partir de choses qu’on ne soupçonnerait pas. Chaque fleur est un mot, qui vient se relier ou se bousculer aux autres, créant un déploiement d’images possibles et potentielles.
Ta peinture nous les rend visibles, lisibles. Je suis encore frappée par le caractère organique de tes peintures : des courbes organiques qui se rapprochent, se frôlent, se renversent, des lignes vulvaires, des peaux qui se fendent, des tissus qui se font vêtements
Le rapport au format a certainement aussi son importance. Le fait de se déployer sur des formats à une échelle humaine, c’est toujours accessible. Ce n’est pas du gigantisme, mais n’empêche qu’il y a une incidence, c’est un peu à corps perdu sur la toile. II y a une confrontation directe, physique même. Ce n’est pas la même chose quand on est sur une toute petite toile où là il y a une confrontation plus intimiste, voire plus intellectuelle.

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Biographie d'Elisabeth Gilbert Dragic

 

Elisabeth Gilbert Dragic est issue d'une famille nombreuse de la campagne Iséroise.

Diplômée de l'école d'arts appliqués de la ville de Lyon en architecture d'intérieur, suivi d'un an aux Beaux-Arts de Lyon, elle a réalisé de nombreuses peintures murales, avant de s'autoriser à son propre travail pictural, de concert avec des architectes, en tant que coloriste.

Représentée un temps par la galerie Artaé avec Marlène Girardin à Lyon, et la galerie Hors-jeu à Genève, elle expose essentiellement en France, principalement en région Auvergne-Rhône Alpes (Lyon, Vichy, Oyonnax, Dieulefit etc), également de Strasbourg à Brest et Paris.

Outre son travail en peinture acrylique à partir d'esquisses photographiques, de bouquets de fleurs fanées sur de grands formats, son regard pictural se transcrit également en vidéo où elle prend des fleurs à pleins bras jusqu'à n'en plus pouvoir, Le bouquet de la Jardinière (prix de la sculpture architecturale et conceptuelle de Vallauris en 2012), en taxidermie avec des fleurs animales, ainsi qu’avec  l’installation Abrazo floral. Mais aussi en allant mettre des fleurs dans les bras des gens, au pied des tours de Canal-Thorez à Givors, dans le cadre d'une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors – Rhône.

Parmi ses expositions personnelles importantes, Fleurtitudes  à l'Orangerie du Parc de la Tête d'Or à Lyon, Végétales étales  dans l'église romane de Marnans, Florilèges, de l'autre côté  au Centre culturel l'Attrape-couleurs alors à Lyon St Rambert, Un 14 février, les fleurs c 'est la vie  à la galerie B+ à Lyon, la WAC à Dieuleft, une résidence au Centre culturel de la Mostra de Givors, Médusa  dans le cadre de Résonnance de la biennale d'art contemporain de Lyon 2022.

Dernièrement, avec la galerie Souchaud Art Project à la Chapelle Notre Dame de l'Ile Barbe à Lyon St Rambert, une exposition personnelle au Hall de l'Usine de Poët Laval, près de Dieuleft, suivie d'une exposition dans un lieu plus intimiste, le LYINC à Lyon  Eclosion / Blossoming.  Et enfin actuellement De mise en pli en mise au point au pôle culturel de Dardilly jusqu'au 15 décembre 2023. On y retrouve ses dernières peintures de camaïeux rouges, le triptyque Médusa, Rouge Garance, Couronne de Tulipes rouges, Massacre de Kobé aux pétales de tulipes rouges, ainsi que de grandes toiles de pivoines et dahlias multicolores fanés ; une invitation à pénétrer dans les plis du monde.

Liens vidéos : Exposition à l'Orangerie du Parc de la tête d'Or, Le bleu pour les filles et Le rose pour les garçonshttp://gilbert-dragic.fr/project/fleurtitudes/

Exposition à l'attrape-couleur Florilèges, de l'autre côté… :  http://gilbert-dragic.fr/project/florileges-de-lautre-cote/