Elle est celle qui attend

Elle est celle qui attend.
Égrainer les heures de ses jours et de ses nuits, un épi de maïs, en retirer les mensonges et les duperies, faire passer les grains un à un, entre ses doigts, comme des mots d’insomnie et de chagrin, dessiner un arbre dont aucune feuille ne connaîtrait l’été, parce qu’elle est celle qui attend.
Elle évoque le poète de son pays lointain :

 

Écoutez-moi, vous autres qui traversez le seul, l’infini désert,
Vous, déjà ombres ! qui grincez telles les serrures moisies de la solitude,
Ah ! Vous autres, dans l’urne du silence comme ces poussières, ces grimoires et les années ! [1]
 

Elle désire le silence, loin du désert des villes abreuvées de foules anonymes et des regards impavides, le silence où naissent les aubes, avant qu’elles n’apaisent la peur, le silence d’entre nuit et jour, celui qui vous prend par la main et vous mène sur les chemins où elle éprouvera son souffle, à la rencontre fortuite d’un oiseau sur une branche.
 

Dans ce frémissement d’ailes et de vent, qui, de la branche et de l’oiseau, est la branche ?
 

Fermer les yeux sur l’insignifiance de la vie, effacer les sentiers suspects, l’indécence des discours, la certitude des cuistres, oublier le sarcasme des feintes, briser la camelote des sentiments et du faire semblant, raturer la ramure épaisse des illusions, s’éloigner de l’imposture, car elle ne veut plus être celle qui attend.
 

Alors elle a posé le chemin au devant d’elle, elle a créé sa marche et son itinérance, pas à pas,  elle a construit ses murets de pierres sèches, les gariottes et les cazelles pour s’abriter en cas de pluie, les sources, les dolmens, les ponts, les forêts, après la pérégrination des saules, après les champs de melons et de lavandes, après les neiges, après les champs de bleuets, l’émerveillement des coquelicots et des marguerites,  après qu’elle eut traversé le clapotis des rivières.
Elle a marché.
Longtemps.
Elle ne veut donner au chemin que ses pas, l’effort de la marche, la chaleur et la souplesse retrouvée de ses muscles et de chacune de ses articulations, à la rencontre des terroirs de son corps et des limons de sa peau, de tourbe et de glaise vêtue, nue de bonheur. Le chemin récusera les ignobles ferveurs des hommes qu’elle n’a pas aimés, les apparitions du père manchot, des amis absents, et l’absence immuable de l’être aimé. Marcher, marcher sur le Chemin, pour déjouer toute pensée, tant elle a eu peur des rumeurs, des incendies, et de cet enfant qui vient à elle et qu’elle ne reconnaît pas alors qu’il lui ressemble tant.
Elle aimerait n’avoir plus rien à se dire, plus rien à donner ni à recevoir, ni plus jamais se parler, ni entendre aucune musique, éviter les monologues avec le sang, avec les ruines, avec le plaisir, elle voudrait juste recevoir l’amitié du chemin, devenir le chemin, être le chemin pour revenir des ténèbres avec un regard sans pensée, et le sourire de l’enfance parce que la seule Parole qu’elle invite est celle de son enfance :  le silence de la véranda, le chant des perruches dans la volière, les gestes de jazz qui précèdent l’ombre des mangotiers,  la surprise des zinnias que les colibris butinent ; les mots viennent, l’apaisent et elle sourit à les dire dans ce paysage de France : bougainvillées, hibiscus, mangues, avocats, papayes, goyaves, corossols, cocos, mais aussi eucalyptus et bambous, et elle dit la mer, la mer ! que seuls les filaos honorent de son nom de mer, elle s’en éprend encore alors qu’elle a quitté son pays natal depuis si longtemps, elle en goûte encore les sons alors qu’elle marche sa marche de France, elle comprend la source crasseuse de son angoisse tu n’as pas su partir retourner là-bas tu as trop  attendu ah oui bien sûr tes bonnes raisons de carton-pâte, ah oui pour celui qui ne reviendra jamais, ah oui bien sûr pour ton petit confort franco-français hexagonalo-toc cosy chouchouté coucouné tu sais qu’il est trop tard, ô femme qui attend !
 

Alors ces chemins de France où elle ne cesse de marcher, elle les accompagne d’invocations dans sa langue bienheureuse : Atabé ! / Atabé ! / Ururé ! / Matabara !
Catala catun balé, / catun balé caté catala![2] ; sur les anciennes chaussées de France elle chuchote les noms des volcans d’Équateur : Atacazo, Carihuairazo Chachimbiro, Chimborazo, Guagua Pichincha, ceux de son île aussi :  Le Morne Rouge, Rivière Madame, Case Pilote, Rivière Salée, elle récite les noms des affluents de l’Orénoque et elle rit parce qu’elle ne les a pas oubliés : Ventuari, Cauca, Caroni, Apure, Arauca ; aux granits de la Margeride elle dit les noms : Juan Atapam, Blas, Llaguarcos, Bernabé Ladña ; pour les genêts et les bruyères, elle murmure les noms :  Andrés Chabla, Isidro Guamacela, Pablo Pumacuri, sur les pavés argentés des basiliques elle répète les noms : Marcos Lezma, Gaspar Tomayco, Sebastián Caxicondor ; pour les peupliers, pour les perce-neige, dans l’église Saint-Pierre de Moissac, devant la statue du prophète Jérémie, elle chuchote les noms : Chorlaví, Chamanal, Tantajagua, Nieblí. Chisingue[3] et pour la lande de l’Aubrac les poèmes de Vallejo et de León de Greiff !.
 

Ses pas créent les chemins et les noms à mesure de ses pas, ceux de là-bas, ceux de son pays lointain, est-ce bien elle qui marche ou bien l’ombre de celle qui attend ? celle qui s’attarde à caresser les mousses, à respirer l’étonnement du vent ? Elle a peur quelquefois, elle se demande qui est là, qui la suit, elle se retourne elle a envie de crier « Qui vive ? », car elle entend un froissement de feuilles, le bruit sourd d’un fruit qui tombe d’un arbre, la rumeur d’une pierre qui roule, elle regarde le remous des nuages, les soyeux, les blancs et les délicats, les clairsemés, les transparents, les plus légers qui viennent en bande comme une migration  d’oiseaux.  
 

Elle les a vus un jour, les nuages de Saint-Jacques. Arrivée au Cabo Fisterra, elle a brûlé ses vêtements.
 

L’océan.
 

Elle a su qu’elle partirait pour le pays des volcans, des bananiers et des citrons verts.
 

 

Rémy Durand, 2013

   

 


[1] Alfredo Gangotena, in L’orage secret, À l’ombre des séquoias, 1926-1927,  in Alfredo Gangotena, Poèmes français II, édition établie par Claude Couffon - Orphée La Différence 1992

 

[2] Antonio Preciado, Matabara del hombre bueno, in Tal como somos, 1969, in Hernan Rodriguez Castelo, Lírica ecuatoriana contemporánea, T.2, 1979

[3] César Dávila Andrade, in Boletín y elegía de las mitas, 1956, op.cit. T. 1