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Enfants

 

            Trois poèmes sur un malheur d’enfant.

 

 

L’heure du soir où seul, il jouait sans menace,                              
Ou plus encor les jours où, dans sa chambre claire,
Un ami l’assurait que l’horreur serait lasse
                Et tranquille sa mère,

 

Chaque pensée est forte, et chaque geste exact,                            
Dans la concentration, sa vigueur se délivre,
Et pour un temps, comme hors de soi, il sent intact
               Le délice de vivre.

 

Puis la merveille échappe en un déchirement.                  
Il doit dormir. Il doit dîner. Et la peur croît
              Face au triste lit froid

 

Où s’étendra sur lui la mort avarement,
Face au repas forcé où vainc la nourriture,
            Inépuisable, impure.

 

             

 

Parfois, il aime un jeu avec ardeur, la nuit ;                      
Ou bien, un livre cher, fécond par un miracle
Encor, le sauve au soir, lorsque vient la débâcle,
Quand l’angoisse paraît après un jour d’ennui.

 

Dans ces soirs ou, plaisir précieux, dans ces semaines,
Laissant la journée froide aller à l’abandon,[1]
Il ne vit que pour l’heure où, sous un édredon,
Le merveilleux puissant d’un long récit l’entraîne.

 

La nuit s’est étendue sur la chambre et la ville
Comme une main égale éloigne un drap qui pèse
D’une tête d’enfant, frôle, borde et apaise

 

– Rien de plus. Mais le livre, entre les mains fragiles,
En est béni et rend comme une ombre d’honneur,                        
Rien de plus. Le sommeil volera ce bonheur.

 

Tolkien fut, à onze ans, le maître de ses nuits.                              
Plusieurs fois, jusqu’à l’aube, il lut quand la rue gronde.
Le cœur mal sûr, tel un captif tiré d’un puits,
Il aima Sam, dont la gaité manque à ce monde.

 

Il aima l’homme errant, vainqueur, presque bandit,
Parmi les spectres rois enfin surgis de l’ombre,
Frodon surtout, lié à son fardeau maudit
Dans une immensité de vie et de décombres.

 

La Terre du Milieu a des contours plus fermes
Que celle de l’enfant, qu’on dit seule réelle.                                  
Ses héros ont plus d’être et de joie que les frêles

 

Ombres d’hommes par qui ses désirs ont un terme.
Le mal y est enfin nommé, mis à sa place,
Et défait en son cœur quand toute force est lasse.

 

 

                   [1] OU réussir à placer dans une strophe l’un de ces vers, moins précis,
                   mais peut-être plus beaux : Laissant la journée froide aller à l’abandon
                    /Il laisse le jour froid aller à l’abandon

 

*

 

Où sont les jeux qui furent plus qu’un monde,
            Entre les murs clairs
D’une chambre aimée où circule un air
Dilatant l’âme ôtée aux peurs profondes ?

 

Où est la course, chaude et vagabonde,
            Parmi les merveilles
D’un jardin où libre, en paix, le cœur veille,
_Clos, infini, conquis d’un tir de fronde ?

 

Où sont l’appel et la paix de la nuit
             Dans les longs étés,
Quand la maison pleine enfin sait prêter
Une douceur mêlée d’un vague ennui ?

 

Où est la joie, donnée comme un honneur,
            Quand août lent s’égrène,
D’avoir pressenti d’une âme sereine
Et recueillie, que pour notre bonheur,

 

Puisqu’est fini le livre pris sans peur
            Quand la nuit tombait
Et que l’aube éteint, là-bas, sur la baie,
Le vert fanal des barques de pêcheurs,

 

Le sommeil peut venir et engranger
            En de brèves heures
Pour les longs hivers l’éternelle ardeur
De cette nourriture au goût léger ?

 

Donc, qu’aujourd’hui, la volonté s’enflamme,
            Reste prête et chante,
Tout en tressaillant de joie hésitante,
Pour le travail ardu qu’exige l’âme,

 

Où sont les jeux qui furent plus qu’un monde
            Entre les murs clairs
D’une chambre aimée où circule un air
Dilatant l’âme offerte aux joies profondes.

 

*

 

Le salon, sur la cour, est clair comme un jardin.
Les voix et le silence ont la même liesse.
Car nulle joie, ici, n’attend le lendemain
Et la place est aisée pour les temps de tristesse.

 

De tout jeunes enfants, libres, essaient leur course.
On voudrait, dès qu’on a soupçonné cette vie,
Après la soif du jour, monter à cette source,
Lorsque, l’âme asséchée, on chancelle et dévie.

 

Sans luxe, le salon ignorait la misère.
Son unique œuvre d’art est, sur un secrétaire,
Dans le goût de Houdon, une fillette en buste.

 

Elle introduit chacun, trois pas après l’entrée,
En la chaleur d’une famille aimante et juste,
Où l’on peut librement être et se retirer.