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Eric Dubois, Le Cahier, Le Chant Sémantique

On ne présente pas Eric Dubois aux lecteurs de poésie : auteur de vingt-cinq recueils depuis 2001 (dont trois sous format numérique), ce poète dynamique et engagé dirige aussi la revue en ligne Le Capital des Mots, gère un blog et un site à son nom, co-anime depuis 2010 l'émission Le lire et le dire sur Fréquence Paris Plurielle... Il était donc logique qu'une anthologie retrace son parcours, et l'on saura grè à Nicole Barrière, poète, essayiste, et directrice de la collection Accent Tonique chez L'Harmattan, de l'avoir réalisée.

 

Ne nous laissons pas arrêter par le titre : ce Cahier, peu accrocheur, relie cinq thématiques découpées dans ce que le sous-titre nomme "chant sémantique" de l'oeuvre. Il ne s'agit donc pas d'un parcours chronologique, mais d'une promenade buissonnière à travers mots et recueils, composant comme un bouquet ce florilège de poèmes autour de l'"Ecriture", l'"Enfance", puis regroupés sous des titres plus abstraits : "Le langage du temps/ La parole du monde", "Epsilon", "A la charnière du provisoire" et "Mise en abyme". L'unité du recueil tient fort justement à ce que Nicole Barrière met en exergue dans le sous-titre : ce chant qui court comme un leitmotiv de l'oeuvre, décrit dès le début par le poème "Crépuscule" :

 

quand la nuit
épaissit
le chant

l'homme
au chapeau

étoilé

plonge

frappe et pince
la corde
sensible l'onde
qui résonne

dans
la ville
blanche (...)

 

Ce chant d'amour aux mots, au monde, aux femmes, est aussi une plainte, une complainte à voix de violon, vibrante et sourde, qui touche l'âme... Je ne connais pas la voix d'Eric Dubois, mais ses poèmes me disent qu'elle est celle d'un alto, modulant la déchirure de vivre, "dans la lie et les lys", la crainte de l'oubli, l'émerveillement du corps – qui est aussi celui de la poésie ... Ces poèmes nous parlent, avec des mots très précieux, ou très simples, dans des structures musicales, dont la mise en page même parfois évoque une partition, refusant la "tradition" des rimes en usant "des blancs / je veux dire... des mots comme des / signaux noirs dans la lueur de la page" . Tout un art (le poète se présente aussi comme artisan des mots) "d'économie et (de) silences" , de rythmes syncopés (ce n'est pas un hasard si l'ombre de Nougaro passe autant que celle de Verlaine ou Rimbaud, Baudelaire, ou Eluard...) fait de cet art poétique "une danse" – danse des signes, pour lesquels anaphores, reprises et contrepoints dessinent un parcours intime, avec beaucoup de délicatesse, mais avec force aussi, avec rage parfois, avec toute l'énergie qui apparaît dans ces vers programmatiques, en clôture du poème "Géomètres du monde" : "Ecris dans l'être : plonge ! / Plonge dans l'être : écris !"

 

Et c'est bien ce que fait cette poésie, avec humour parfois et beaucoup d'autodérision, comme dans la soirée au bar évoquée par "Béance", où l'unique action remarquable est la mise en abyme de l'oubli recherché en ce lieu : cette "mouche (qui) va / se noyer dans ton verre". Plongée dans le réel, sensuelle et nostalgique, la poésie d'Eric Dubois fréquente les fées inaccessibles de l'enfance, Mélusine,et la "reine-serpent", autant que les souvenirs récurrents du père et des couleurs du peintre, des odeurs émanant du "flacon du temps" - photos jaunies et évocations d'une enfance de faubourgs. D'eux naît un projet de Poésie partagée par les humbles, dans laquelle "mettre au jour /Ce qui n'est pas dit mais oublié", ces simples et fulgurants instants heureux dont témoigne le poème "Barrage" :"De toi à moi la définition du bonheur / C'est boire le thé vert de la Marne bleue".

 

Poésie mystique aussi (en témoignent nombre de titres – "Sacrement", "Extase", "Assomption"...), d'une mystique charnelle, la poésie d'Eric Dubois se coltine la douleur du monde contemporain, cette époque "truffée de micros et de caméras", dans un combat semblable à celui de Jacob avec l'Ange : on y touche la peau moite du monde, on est aux prises avec ses humeurs, ses odeurs et sa sueur –dans la fourmilière où "sonnent les hallalis la mise à nuit" . Corps à corps sans concession - coït ou mise à mort, on ne sait - avec un dieu-femme qui "porte des porte-jaretelles", lutte d'où l'on sort parfois "crucifié par le climatiseur" pour en remonter "le seau plein / de rêves / argentés // de ruisseaux / aimantés / de poissons / vertigineux // donner à boire / aux prisonniers / taire la soif / des rescapés" .

Le destin du poète est un destin christique – pas un destin de victime : il implique aussi une violence du rapport avec la langue – la Poésie – figure allégorique que je ne peux m'empêcher de lire, sous les silhouettes et les corps féminins perpétuant et répétant le rapport amoureux et érotique, l'abandon et le regret. Cette poésie faite de "la chair des rêves" est aussi poésie arrachée "au forceps du Langage" ("j'ai fait plier la bête et l'ai subjuguée" ). Ce qui la rachète, enfin, de la douleur, c'est la blancheur du souvenir, la candeur de l'enfant toujours prêt à faire l'offrande d'une chanson légère, où s'entende sans doute l'écho de l'Epsilon, et sa douceur ambigüe. Ce signe, dans un poème qui lui est consacré, est judicieusement placé à la charnière du recueil par Nicole Barrière. Il constitue le titre du chapitre éponyme. Le poème – d'une grande puissance – évoque une naissance primitive et animale – on pense à L'Origine du Monde de Courbet – comme une malédiction liée au "ventre sphérique" de la lettre, à ses "lèvres sèches qui balisent le silence par leurs voyelles rondes". Cette lettre initiale d'où sourd l'écriture, énigmatique comme le signe inscrit sur l'omphalos au temple de la Pythie ("Comme une traîne de mariée / le passé me suit et me parle / comme la Pythie"), à travers la multiplicité de ses sens, offre la possibilité d'une rédemption par l'écriture, introspective - et secrète :

 

La nuit est blanche
la partition se joue à huis clos
l'ange tient sa carte perforée en plein coeur des symboles

Marilyne Bertoncini a publié chez Recours au Poème éditeurs :

Labyrinthe des nuits

Labyrinthe des nuits