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Errances tréviroises

 

Trier Hauptbahnhof. Hommes de fumée et de bière. Die Sprache soudain retrouvée. Bus – Stau – et ses visages figés. Puis ce serpent d’écailles dans l’ombre étiré. Stries de véhicules délaissés. Kneipen, dedans de vie. Tarforst, galerie, déjà un abri. Enfin l’escalier, poids des livres, heurt des marches. La clef et la porte qui s’ouvre. Une lumière jaune soudain m’envahit. L’ai-je omise quand je suis partie ?

Non, c’est l’incendie des nuages. Embrasement des nuées sous la menace d’un dieu sombre qui lentement s’avance. Une troupe qui se déploie dans l’innocence d’un rouge présent. Combien de regards s’offrent à cette clarté, à l’incendie de son œil fulgurant dans l’orange, la pourpre et la lie ? Combien sont-ils d’Allemagne et d’ailleurs dans l’étreinte d’un présent si près de disparaître ? Instant plus grand que ma solitude. Instant de mains liées dans la Trèves céleste. Absence des mots et nul peintre à l’œuvre de l’innommable. Déjà se retire le cœur à l’horizon. Instant donné, instant perdu. Ah ! Pouvoir habiter l’éternel. Ewigkeit der Präsenz, la langue qui n’appartient à personne.

 

Trèves vue le 13 décembre 2007

 

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Ostallee. Porte de verre, statue de chair, doigt de fer. Un ogre métallique absorbe mes billets et me vomit sa ferraille. Tiens, il me tend un texte ! Mais est-ce bien de l’écriture ?  Qu’importe. Personne à saluer ni à remercier. Unmenschlich.

Je marche dans les rues désertes, étrangère. La ville est-elle encore habitée ? Sankt Paulin-Kirche. Une lourde porte de bois massif sépare la grisaille de la ville d’un ciel bleu qu’aucune ombre ne peut altérer. Des dentelles d’or tissent un voile de lumière inondant le chœur. Une femme essuie distraitement un banc de bois. À mon salut, il me faut admettre qu’elle aussi est de bois. La musique numérique a remplacé l’organiste et Schubert n’émeut plus aucun ange de ce sanctuaire baroque.

Dehors, au carrefour, un homme brandit sa canne sur le bouton du feu tricolore. Sans le voir les voitures défilent dans un univers privé de langage. Gleichgültigkeit der Stadt. Indifférence grise.

 

 

 

Trèves perçue le 8 janvier 2008

 

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Dom, un mot grave pour voix de basse, écho au bel canto du duomo. Ici on accède au sacré par une porte tournante comme dans les hôtels chics de Paris. Mais le visiteur bourgeois a tout à redouter du lieu. Une vanité sculptée le menace. Qu’il retourne sur ses pas ou bien il affrontera la mort. Rien de caressant ni de doux ici : der Tod est de marbre glacé qui vous attend l’index gauche pointé, sinistre. Il ou elle, qui peut savoir ? Son corps n’est plus qu’un squelette drapé d’un long manteau de femme ou de moine. La faux dans sa dextre, il vous attend. De son regard vide, que voit ce spectre sans sexe ? Un dieu qui vous appelle, un néant qui vous guette ? Un chant grégorien vous invite à la dernière prière. Vous qui êtes entré innocent sortirez coupable et mourrez à vous-même avant d’avoir atteint le seuil. Nul livre, fût-ce la sainte Bible, ne vous sauvera du trépas. Der Tod chante de sa voix de basse ou de contralto le requiem que vous n’entendrez pas, que déjà vous n’entendez plus. Il est trop tard, toujours trop tard. Das Ende circule dans vos veines au sang noir et la mort déjà séduit votre esprit. Homme ou femme qu’importe, son ombre vous pénètre, son corps de pierre vous étreint et vous laisse médusé. Qui êtes-vous, touriste naïf qui avez franchi cette porte sans savoir qu’elle ne s’ouvrirait plus ? Der Tod vous enlace et seul désormais, possédé par son amour infini, vous entrez dans l’éternel. Ici on ne joue pas, ici on ne rêve pas. On est de rien et d’ombre, on marche vers les profondeurs. On ne se retourne pas. Wir gehenwir gehen et chaque jour son bras nous serre un peu plus fort. La mort, der Tod, notre ange gardien.

 

 

Trèves vue le 8 janvier et le 14 février 2008[1]



[1] Les dates ne sont pas celles de l’écriture des textes.