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Erwann Rougé, Le Perdant

Comme une bouffée d'air qui traverserait la page et l'esprit, il faut se figurer ce mouvement, cette variation qui marque de son empreinte les territoires. Et les hommes également. Un battement : la marée. Et particulièrement, la basse, appelée « Le Perdant » qui est le thème de ce recueil d'Erwann Rougé. En observateur méticuleux du phénomène, l'auteur recense les odeurs, les sons, les couleurs, la faune qui peuple ce état du vide dont la renaissance est la finalité.

Si l'on sait que c'est l'attraction de la lune, corps céleste perturbateur, qui déforme les masses liquides du globe et fait chavirer les plages ; ce que l'on appréhende moins, c'est le monde en suspens qui se découvre alors que le sable s'étale à l'air libre, « l'étendue presque douloureuse de cette folie », la douceur d'un paysage sculpté dans le sel résurgent, mais aussi amoncellement de noms d'oiseaux, brèches et silence. La sécheresse se retrouve étrangement liée à l'humidité dans cet univers aussi bien fugace que « toujours recommencé ». Panique dans l'atmosphère, dans le ciel, « un noir qui se défait du bleu ». La rive se dérobe sous les orteils, recourbés sur « le point mort de la laisse ». On se sent oiseau peut-être, égaré dans « débris d'os blancs et de bois blanchis » que la mer recouvrait jusqu'à lors. 

La sauvagerie si entière d'un tel spectacle ne peut que conduire à la métempsychose, c'est inévitable. Et c'est par son cri que l'épervier prend possession de nous, tandis que le poète, grâce au pouvoir de l'écriture, se plaît à croire que c'est lui qui prend possession du rapace. Instantanément, c'est la ruine de tout ce qui fait l'homme, « quelque chose qui retourne à une simplicité , à une évidence enfouie, juste avant de parler », une dégringolade dans l'animalité la plus vive, la plus archaïque.

Erwan Rougé, Le Perdant, Editions Unes, 148 pages, 15 €.

Ce que l'on perçoit : la mort. Ou peut-être bien la peur. Mais la mort est « calme infini de l'eau ». En tout cas, c'était quelque chose de rugueux sans l'être tout à fait, frais, et intraitable. Quelle est cette vigueur alors, qui donne à l'homme le pouvoir de continuer sa marche ? Une certaine forme de continuité, et l'opportunité de choisir, de porter son regard sur autre chose. L’œil s'en va plus loin, une lumière, le son des corbeaux.

C'est dans l'ordre des choses que la manifestation se dissipe, et c'était tout l'implicite de l'expérience. Car si le poète est homme de défi et qu'il veut voir et sentir plus que de raison, le cœur, lui, « touche à la mer ». À l'inverse de l'enfant qui s'ennuie de ne pas voir sa maman arriver et qui court en tous sens, remuant les ombres, ici c'est « un accord sans aucune menace » et la possibilité d'une résolution en douceur. Alors qu'un paysage se refond sous nos pas, tout en boues et dérivations, il faut se frayer un passage, poussé vers la sortie. Dernier acte d'une représentation primitive, le flux s'avance, c'est une dialectique qui n'a pas d'âge.

Poète à la sensibilité délicate, Erwann Rougé approche et examine la limite dans ce recueil pénétré de sagesse. Avec son corps, il récupère les embruns mystiques d'une côte rongée d'écumes, la sienne, celle de la Bretagne qu'il connaît plus qu’intimement, nous laissant l'envie d'y être, de s'y baigner nous aussi, dans le vent frais et salin qui conjure la mort. 

Présentation de l’auteur

Erwann Rougé

Erwann Rougé est né en 1954 à Rennes. Sa poésie est traversée par les paysages de Bretagne et la dispersion de la parole dans l'espace. Son écriture suspendue à une tension de lumière et de chute travaille la porosité des corps et du monde dans une tentative de saisir les brefs passages qui nous mènent, entre intimité et traversées, les uns vers les autres. Outre de nombreux recueils de poèmes, il a aussi travaillé avec de nombreux artistes notamment François Dilasser, Herbert Hundrich, Loïc Le Groumellec, Thierry Le Saëc, Magali Ballet ou Yves Picquet. Le prix Georges Perros lui a été attribué en 2018 pour Le Perdant. 

© Michel Durigneux.

  • Bibliographie

  • Proëlla, éditions Isabelle Sauvage, 2020
  • un reste de ciel (Peinture de Anne-Marie Donaint-Bonave), Atelier de Villemorge, 2018
  • L'enclos du vent (Photographies de Magali Ballet), éditions Isabelle Sauvage, 2017
  • Le perdant, Unes, 2017 (Prix Georges Perros 2018)
  • Haut fail, Unes, 2014
  • Passerelle ; carnet de mer" L'Amourier, 2013
  • Qui sous le blanc se tait, Potentille, 2013
  • Lisières, livre d'artiste avec des photographies de Magali Ballet, éditions Les Mains, 2012
  • Silva, livre d'artiste avec une photographie originale de Magali Ballet, éditions Remarque, 2011
  • Breuil, éd. Al Manar avec des peintures de Marie Alloy, 2011
  • Le Pli de l’air, éditions Apogée, 2009
  • Ineffable vent, Éditions La canopée, gravures de François Dilasser, 2008
  • Paul les oiseaux, Le Dé Bleu, 2005
  • Nous, qui n'oublie pas, La Lettre voléee, 2005
  • Donc cela, Éditions l’Attentive, 2005
  • L'écalure, Wigwam éditions, 2004
  • Le blanc seul, sérigraphies d'Yves Picquet, Double cloche, 2004
  • Nourrir le vent, monotype de Thierry Le Saec, La Canopée, 2004
  • Bruissement d'oubli, éditions Apogée, 2002
  • Serrer la cendre, Éditions Remarque, illustrations de Thierry Le Saëc,
  • Douve, Unes, 2000
  • Le sommeil d'un arbre, Céphéides, 2000
  • Pareil au faucon, Blanc Silex, 1999
  • Le Buisson soleil, Unes, 1998
  • Ô Moîra, Unes, 1997
  • Lèvres sans Voix, Unes, 1995
  • Pour si lents tes yeux, Aréa Livres de Alin Avila, 1994
  • Les forêts, Unes, 1992
  • Corneille, Unes 1986
  • Amour neige d'oubli, Calligrammes, 1983
  • L'oubli, Calligrammes, 1983

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