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Estuaire n°161, Scène de crime

 

 

Tenir en main le numéro 161, Scène de crime, de la revue Estuaire est un plaisir. En couverture, le collage sur papier d’Annie Descôteaux, - un bouquet de fleurs sur fond noir posé en bas de page (et un doigt coupé, rappel du crime commis) - agit avec la force d’un poème. Cette revue québécoise fondée en 1976 par Claude Fleury, - dont la directrice littéraire est Véronique Cyr, elle-même membre du conseil de rédaction aux côtés d'Annie Lafleur et Mickael Tahan -, est d’une extraordinaire qualité tant par la très réussie composition graphique que du contenu.

Dès le liminaire, le lecteur est prévenu : toutes les voix de ce numéro sont chargées d’un sentiment de danger, de quelque chose qui rôde et surgir au détour. Onze poètes participent à cette scène de crime (sept femmes, trois hommes) ; oh, ici percevoir avec quelle aisance une large place est faite aux femmes (contrairement à de trop nombreuses revues françaises) est un bonheur !

La Scène de crime engloutit, lacère, arrache des cris de protestation, de douleur. La violence mutile, rappelle de façon lancinante la fragilité, l’injustice, les coups sourds, la terreur. Le poème, comme une bête traquée, fuit mais revient à la charge, les mots ouvrent les mâchoires du piège. Oui, dans ces poèmes la scène de crime se révèle par touches Déclinées dans des espaces et des temps différents, Mouvements du crime, comme l’exprime si bien le titre du liminaire, les approches sont singulières, la scène peut être révélée de l’intérieur, de l’extérieur et dans une temporalité particulière. De chacune de ces scènes de crime, le pouvoir du poème est de faire surgir un paysage où la vie bat, même de façon ténue, comme un cœur.

Chaque série de poèmes porte un titre : Un Charme ; Sur nos souffles coupés ; Insérez titre ici ; L’ombre de ta voix ; La dynastie des loups etc. Il trouble le lecteur, il ne sait qu’elle sera la scène du crime, mais déjà, il la pressent. Il est entraîné à tourner la page pour la découvrir, non tel un complice ou un spectateur mais comme s’il était le seul capable de recevoir la charge poétique du poème, celle qui lui fera supporter ses propres scènes. La multiplicité des voix offre non des prismes de la violence mais des déclinaisons de son horreur absolue (la mort).

Il revient à la poésie d’agir comme une arme : seul le beau brille, mais elle a grandi ce soir-là (Marlène Gill) rage dilapidée (Roxane Desjardins). Les poèmes de Chantal Neveu tiennent en un vers, parfois deux mots brassées de lys tigrés   Jonquilles narcisses gouttes salutaires de poésie pour faire contrepoids aux flaques de sang. Emmanuel Deraps, lui, cherche la meute. Dans ses poèmes en prose, Gabrielle Giason-Duluc conjure les menaces latentes ces camions, que je dirais faits pour tuer sans que ça paraisse mais finit sa carte postale de Daytona par ces mots (ambigument ?) J’adore le voyage en autobus. Andrea Moorhead, avec la grâce que l’on sait, dit la beauté du vivant, sa fragilité, la finitude (les guerres subies –aussi- par la Terre) des pétales de fumée dans le sac de son enfant/ fragiles ils pourraient se déchirer facilement// et leurs pieds encore blancs et douloureux/ laissaient des gouttes de sang/ que les lézards ont bues avec avidité. Dans ses textes en prose, Véronique Cyr donne sa voix à son petit-cousin William, victime d’un règlement de compte. La scène de crime, piège dans lequel sa vie s’englue inexorablement, se mue en océan métaphorique, avant la marée haute, pendant le déferlement des vagues et quand, sur le sable (boue), le jeune homme dit je me suis levé, me suis éloigné de ce corps. J’ai quitté la scène. Car oui, la scène de crime c’est la vie même, et tout, dans ce numéro d’estuaire, nous le dit.

Aux poèmes, après Planches (autres collages d’Annie Descôteaux), suit la partie Critique effectuée par Catherine Cormier-Larose et  Jean-Simon DesRochers. Chaque recension porte un titre autre que celui du livre. Les critiques sont longues, riches, sincères. Il s’agit d’authentiques lectures où les appréhensions (parfois), les réserves, les ressentis et les joies, sont exprimés et toujours justifiés avec clarté et bienveillance. L’exigeant travail .du critique est ici mis en œuvre et  trouve tout son sens.

La revue estuaire, outre donner à lire l’exploration dense d’un thème par une pluralité de voix, incarne la place cruciale des revues de poésie dans le paysage littéraire contemporain.