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Et il dit

Erri De Luca est l’un des plus connus parmi les écrivains italiens contemporains. Sur le plan littéraire, il est romancier, poète, exégète de la Bible. Au cours de sa vie, il a été responsable du service d’ordre du mouvement de gauche révolutionnaire Lotta Continua, ouvrier chez Fiat, manœuvre sans qualification maniant le marteau-piqueur, convoyeur humanitaire, alpiniste chevronné, etc.

Son œuvre et sa vie sont étroitement intriquées. En particulier, peu avant une mission qu’il veut effectuer en Tanzanie, en 1983, pour participer à l’installation d’éoliennes afin d’alimenter en eau des villages de brousse, une Bible lui tombe sous la main, dans un centre de formation. Erri De Luca se passionne alors pour l’étude de ce livre qu’il a découvert, notamment pour l’Ancien Testament. Il apprend l’hébreu, pour étudier le texte dans la langue originale, en déchiffrant pendant une heure, à 5 heures chaque matin de sa vie d’ouvrier qui durera encore une quinzaine d’années, un verset de la Bible, manière pour lui de maintenir sa vie en éveil et de continuer à s’émerveiller de l’existence et du sens du texte, mais il continue à se définir comme un incroyant, non pas athée refusant Dieu, mais comme un homme sans perception d’une transcendance divine. Chaque soir, depuis cette époque, il écrit des romans autobiographiques ou des méditations.

Dans ce genre, il publie en 2012 un petit ouvrage proposant sa vision très personnelle du personnage de Moïse rapportant les 10 commandements donnés par Dieu, au retour de son ascension du mont Sinaï. Il les martèle de sa voix, et ils se gravent dans la falaise de roche. L’œuvre de Erri De Luca connaît une forme de popularité qui remet ainsi ses lecteurs, qu’ils soient croyants ou non, au contact des textes bibliques par le biais d’une réflexion humaniste.

La démarche est assez originale en soi, et sérieuse, et tenace, pour que toute personne qui discerne dans la Bible sa nourriture spirituelle et l’écho d’un message divin s’intéresse à cette quête étrange et fascinée qui se tient en marge de la foi, car son enjeu n’est pas seulement d’ordre esthétique, il ne s’agit pas de produire de belles interprétations littéraires sans profondeur proprement vitale.

L’usurpation des textes bibliques par un incroyant, dans la mesure où elle témoigne d’une recherche ressentie comme essentielle, provoque au dialogue. Car en tant que telle, en tant que « discours sur Dieu », la théologie d’un incroyant défaille nécessairement en quelque point, même s’il s’avance très loin dans l’empathie avec un état d’esprit de la foi. L’exercice consistant à faire clairement le départ entre la tension exacerbée d’une imagination quasiment prosélyte, candidate à certains égards à la connaissance du mystère, et la pensée des croyants s’impose comme une attitude salutaire. Car comment refuser avec indifférence une telle bonne volonté dans le partage ? Ou comment se contenter d’une indistinction des points de vue, d’une approximation, fût-elle poétique, dans la formulation des émotions de la foi ? Bref, Erri De Luca, s’aventurant dans l’exégèse vétérotestamentaire sous la bannière d’un humanisme incroyant stimule la réponse de la foi, ainsi mise au défi d’affûter, d’affiner ses concepts et ses métaphores pour énoncer exactement la conscience de ses sensations face aux hypothèses d’un vertige onirique.

 

Le « vide d’en haut » à défaut de plénitude spirituelle

On retient généralement de la Bible l’image de Moïse revenant du mont Horeb en tenant dans ses mains les tables où la Loi est désormais définitivement gravée. Le texte de l’Ancien Testament n’indique pas alors précisément les modalités selon lesquelles les versets ont été inscrits dans la dure matière du monde des hommes[1]. Cette narration demeurant elliptique, elle réserve un espace ouvert à l’imagination. La solution adoptée par Erri De Luca est pleine de force. En effet, l’auteur représente pour sa part Moïse scandant la lettre de la Loi, entaillant de sa voix la paroi du mont Sinaï. L’invention du poète est libre, mais elle est loin d’être insignifiante. Car, en l’occurrence, Erri De Luca transfère la puissance de la voix de Dieu à l’effort démesuré de la parole proférée par le guide des Hébreux qui, s’exprimant, pénètre et marque l’intense densité de la roche. La voix de Dieu, prise en relais, devient alors une voix humaine, comme si Moïse, alpiniste de l’absolu, ainsi que plus tard Erri De Luca lui-même, s’était rendu capable, dans son escalade, d’une conquête personnelle du sens et des règles essentielles de la vie. De fait, passant par la voix de Moïse, les commandements sont alors conçus par une intelligence humaine et la voix de Dieu disparaît du champ narratif, répercutée par l’homme. Dans cette situation, le poète et le lecteur voient Moïse énoncer les termes de la Loi, inspiré par on ne sait quelle sorte de transcendance, peut-être celle du dépassement paroxystique de ses propres facultés, Moïse accomplissant un saut qualitatif dans l’ordre de l’humain. Erri De Luca met ainsi en scène un alpiniste à la place de Dieu, produisant donc une révélation humaniste.

 

D’ailleurs, dans la poésie de Erri De Luca, le ciel des alpinistes est « vide ». L’écrivain emploie cet adjectif de manière réitérée, comme seul qualificatif de l’espace de Dieu : « Un sommet n’est pas une ligne d’arrivée, c’est un barrage. Lui, il faisait l’expérience du vertige qui, en lui, n’était pas un appel du vide vers le bas, mais se pencher sur le vide du haut »[2] ou bien : « À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait vu, entendu, si par hasard le ciel était plus proche, il répondait non, qu’il était plus vide »[3]. Le terme est à peu près synonyme de « néant ». Il appartient en tout cas à un vocabulaire matérialiste. Erri De Luca, évoquant par la symbolique du ciel l’espace de Dieu, n’imagine donc pas une quatrième dimension, un autre mode d’être, une plénitude d’un autre ordre que celle des catégories de la physique.

Cette représentation est confirmée par l’occurrence de la notion de désert, soulignant l’idée de vacuité : « Des sommets, il descendait bredouillant la lettre initiale, le b de bemidbàr, à l’intérieur du désert »[4]. Moïse, l’alpiniste de Erri De Luca, cherche à repérer la présence de Dieu à travers les formes ou les substances connues des sensations humaines et il ne perçoit que du vide.

 

La synesthésie à défaut d’Esprit

Le poète cherche cependant à rendre compte du sentiment du divin éprouvé par les Hébreux entendant les commandements proclamés par Moïse et les voyant s’inscrire sur la paroi de roche. Le procédé employé consiste à suggérer cette sensation indicible, par la confusion, la fusion de certains ou de tous les sens humains au service de la perception, une synesthésie partielle ou totale : « Ils fixaient tous la roche, éberlués de ne pouvoir distinguer la voix des mots écrits. Vue et ouïe étaient un seul sens recevant »[5]. De même : « Dans leurs sens réunis circulait la manifestation physique de la divinité »[6]. Littérairement, l’idée est intéressante, car elle représente le saisissement complet et non maîtrisable de l’être par la révélation de Dieu. Et cependant, elle situe encore le phénomène sur le plan des sensations physiques, sans imaginer que l’homme, en communion avec un divin transcendant, puisse disposer d’autres sens, d’un sixième sens, pour le percevoir.

« Dans tous leurs sens réunis », écrit le poète, tendu à la recherche de la sensation et de l’être de Dieu. Les croyants peuvent identifier quant à eux cet état à une manifestation de l’Esprit en eux, à un éveil de leur esprit.

 

Une voix des origines, et non pas du mystère

Dans le même ordre d’idées, une très belle évocation poétique de l’avènement de la lumière dans l’univers demeure, malgré tout étrangère à une approche spirituelle des mystères de la création : « L’univers fourmilla d’étincelles. Puis ces paroles avaient appelé le monde à se faire, pendant les six jours de la création. C’était une matière sortie de la voix de la divinité, c’était une substance de beauté parce qu’elle avait jailli de paroles »[7]. Le récit biblique des origines est asyndétique : « Dieu dit : ‘Que la Lumière soit’ et la lumière fut ». Il ne rend nullement compte des tenants et des aboutissants, il ne précise pas les mécanismes, mais il installe une solution de continuité, ou un parallélisme dont aucune logique ne comble les intervalles. Erri De Luca lui substitue pour sa part une explication faisant intervenir des mécanismes de cause à effet. Car dans sa représentation, la Voix produit la lumière. Dans le texte biblique, la structure libre de la phrase indique bien une efficience de la Parole, mais non pas nécessairement une fonction performative. La logique est plus subtile et plus mystérieuse. Elle préserve en effet l’idée de moyens inconnus appartenant à Dieu. Dans la Genèse, Dieu parle et crée. Ce n’est pas la voix, comme outil, qui crée. Il n’y a pas de matérialisation de la cause, aussi minime soit-elle. D’ailleurs, en hébreu, dabar, le mot et la réalité correspondante ne font qu’un. L’un n’est donc pas à l’origine de l’autre. Il n’y a pas d’engendrement de l’un par l’autre. La seule initiative créatrice revient à Dieu qui simultanément parle et crée, selon deux modalités inimaginables d’une même action.

En somme, Erri De Luca ne renonce pas à citer des intermédiaires entre Dieu et sa création : notamment, la Voix divine, qu’il densifie comme un matériau, ou bien Moïse, ou encore des perceptions d’ordre physique… Il pratique ainsi un travail de poète fabriquant des images là où le récit biblique ménage des ellipses narratives et installe des abîmes de mystère ouverts à des facultés inconnues, spirituelles.

 

La psychologie, face au Souffle de la foi

La vision humaniste de Erri De Luca réduit aussi la perspective religieuse à laquelle il s’intéresse, en rapportant les réactions de la conscience, humaine ou divine, telles qu’il les imagine, exclusivement à la catégorie de la psyché et non pas à celle du souffle de l’esprit, ce pneuma qui participe nécessairement à l’élaboration d’une anthropologie juive ou chrétienne. Ainsi, du point de vue de la foi, il fait entrer dans son œuvre des interprétations originales et personnelles de certains épisodes bibliques en les éclairant indûment sous le jour d’une analyse ou de critères psychologiques, là où un croyant tenterait de préserver une dimension spirituelle, seule capable, à ses yeux, de rendre compte de la grandeur de Dieu ou de la condition des hommes.

Le décalage est particulièrement notable à propos du commentaire que Aaron, le frère de Moïse fait, dans Et il dit, du premier article de foi fondant et définissant le judaïsme : « Dieu est un ». Erri De Luca humanise la représentation en interprétant cette idée d’unicité et d’unité comme un effet d’individuation qui enfermerait Dieu dans sa solitude : « Nous répétons que notre Adonài est Un, mais aussi qu’il est seul. Nous apaisons la tristesse de sa solitude […]. La divinité […] s’est révélée à nous par désir de compagnie. Elle est seule sans fin et veut que nous le lui rappelions. […] Dire qu’elle est une n’est pas un acte de foi mais de partage de sa solitude »[8]. Ce tableau qui suggère l’isolement de Dieu prisonnier de sa nature transcendante a quelques caractéristiques romantiques. Il sert une pensée de la vocation supérieure et héroïque de l’homme, appelé à se dépasser pour réconforter Dieu. Dans un raisonnement de la foi l’unité et l’unicité de Dieu impliquent la participation de son essence à tous les aspects de sa création, y compris à la nature de l’homme. Dans ce cas, la situation qui réalise l’accomplissement de l’humain est celle d’une symbiose spirituelle et non pas celle d’un effort psychologique valorisant la vertu morale des hommes.

 

Un autre exemple illustre indiscutablement la propension psychologisante du narrateur. En effet, Erri De Luca brode aussi sur le canevas biblique en inventant la psychologie d’Isaac conduit sur le mont Moriah pour le sacrifice, tandis que l’Écriture fait alors l’économie de cette dimension narrative. L’auteur de Et il dit met en scène un personnage généreux, aimant, décidé à servir et à seconder la foi inconditionnelle de son père par son courage personnel et par son abnégation sans révolte : « Isaac sait que son père répond ‘Hinnèni’ aux appels. Et alors il se refuse, s’interdit toute défaillance, fuite, pas en arrière loin du sommaire autel. Nulle concession à l’instinct de survie, à un geste de légitime défense : car il aurait dévalué et discrédité l’hinnèni de son père »[9]. Cette intervention dans l’écriture biblique glorifie la nature humaine et elle a de forts effets émouvants. Pourtant, sur le plan de la pensée religieuse, elle affaiblit la portée de l’obéissance d’Abraham face à son Dieu. En effet, dans l’œuvre de Erri De Luca, Isaac devient littérairement solidaire de l’acte de son père. Mais ainsi, le caractère absolu de cette foi qui apparaît à travers l’acquiescement, infiniment douloureux et révoltant, à l’idée de l’infanticide, se dilue et se galvaude ou se banalise dans un partage d’héroïsme à portée de l’humain : « Où et quand sourira-t-il celui qui fut ainsi appelé ? Sur le mont Moriah, tandis qu’il traçait la route devant son père »[10]. Dans l’écriture de la foi, il est pertinent qu’Isaac ne manifeste surtout pas avec de bonne volonté. En effet, la foi d’Abraham ne saurait être édifiante que si elle se situe en dehors des normes humaines, comme un souffle atrocement, formidablement, exceptionnellement transcendant. Cette foi du patriarche, à couper le souffle, évoque un infini d’énergie, au contact de la sensation du divin.

Elle ne s’explique pas et ne se justifie pas par la valeur et la vertu des hommes. Le récit biblique est amoralement symbolique d’une foi infinie. S’il faut imaginer littérairement les réactions et la psychologie d’Isaac, l’interprétation de Kierkegaard va plus loin sur le chemin de la spiritualité que celle de Erri De Luca : « Abraham releva l’enfant, le prit par la main et marcha ; sa voix exhortait et consolait. Mais Isaac ne pouvait le comprendre. Abraham gravit la montagne, mais Isaac ne pouvait le comprendre. Alors Abraham détourna un instant le regard de son fils, et lorsque Isaac, pour la seconde fois, vit le visage de son père, il le trouva changé parce que le regard était sombre, sauvage, et la figure, elle, horrible. Il saisit Isaac à la poitrine, le jeta par terre et dit : « Sot ! Crois-tu donc que je suis ton père ? Je suis un idolâtre. Tu crois que j’obéis aux ordres de Dieu ? Non ! Ce n’est jamais qu’un caprice ! » Alors Isaac trembla et, dans son angoisse, cria : « Dieu du ciel, aie pitié de moi ! Dieu d’Abraham, aie pitié de moi, sois mon père, je n’en ai point d’autre sur la terre ! » Mais Abraham répétait à voix basse : « Dieu du ciel, je te rends grâce ; mieux vaut qu’il me croie un monstre plutôt qu’il ne perde la foi en Toi »[11]. Le théologien danois représente « la monstruosité » de la foi d’Abraham, la réaction d’un « monstre » dont la psyché n’est donc pas humaine. Il dénonce par conséquent la psychologie comme inadéquate pour aborder les questions de la foi.

 

L’idéologie en lieu et place de théologie

Certaines interprétations de la Bible produites par Erri De Luca appartiennent non seulement à un incroyant, mais à un poète quelque peu de mauvaise foi. Elles accommodent en effet le sens du texte à une idéologie contemporaine et personnelle prônant un esprit de conquête bien vu de la modernité. Ainsi, à propos du geste transgresseur d’Ève dans le jardin d’Éden, l’écrivain évoque « l’irruption de la connaissance, qui n’est jamais un tort », ajoutant : « L’ignorance est un tort »[12].

De la sorte, il comprend l’épisode de la cueillette par la première femme du fruit de la connaissance du bien et du mal comme un progrès de la condition humaine. Il s’inscrit alors délibérément à contre-courant par rapport à la tradition judéo-chrétienne. Ses images sont séduisantes : « Ève, Havà, fait le bon geste, du bas vers le haut, en cueillant le fruit de la connaissance. Une loi opposée à celle de la gravité soulevait son bras vers le haut. Dans la nature, mis à part l’attraction terrestre, il existe une attraction inverse, qu’il faut appeler céleste »[13]. En vertu de ce talent littéraire, elles prétendent disqualifier la vision religieuse du péché originel, présentée comme archaïque, moralisante, castratrice.

En fait, dans un sens théologique, c’est plutôt ce geste d’Ève qui, en établissant non pas n’importe quelle connaissance, mais la capacité de distinguer entre le bien et le mal, initie les êtres humains à une morale. L’exégèse de Josy Eisenberg et Armand Abécassis définit cette initiative comme l’entrée dans une compréhension de la Loi, de la Torah[14]. Par ailleurs, le commentaire de la Genèse élaboré par Luther tirait les mêmes conséquences de cet épisode symbolique : « Cette histoire est donc en quelque sorte une illustration de la déclaration de Paul : ‘C’est par la Loi qu’est la connaissance du péché’ »[15]. L’interprétation judéo-chrétienne est donc à la recherche, elle aussi, d’une pensée libératrice, dans une perspective exaltante de conquête du bonheur pour l’humanité. Mais l’orientation de la réflexion est évidemment radicalement opposée à celle de Erri De Luca : « Pour Adam, la nature de la raison et de la volonté consistait à connaître Dieu, à se confier en Dieu, à craindre Dieu »[16]. Là aussi, l’ambition consiste en une volonté de parvenir à la connaissance. Là aussi, la connaissance est valorisée et « l’ignorance a toujours tort ». Mais, selon cet épisode biblique, la connaissance de Dieu se dérobe à qui s’empare de la connaissance du bien et du mal. Il y a donc un choix à faire, non pas entre la connaissance et l’ignorance, mais entre une connaissance d’ordre spirituel et l’apprentissage finalement peu engageant d’une morale quotidienne !

La lecture de Erri De Luca procède volontairement à contresens du texte biblique : « Ce fut la première découverte de la connaissance, encore privée de la distinction du bien et du mal. Cette première nuit fleurait bon la création éteinte. L’amour accélérait l’expérience, faisant tout arriver en une nuit. Et quelle nuit, cette première-là : ils navaient pas été enfants, l’amour fut le premier de leurs jeux »[17]. Le style est délicieux : « Ainsi naquit, par un joyeux hasard, le premier baiser »[18]. Mais celui de Luther, par exemple, ne l’est pas moins, à sa manière, et il n’est certes pas plus prude : « Ainsi l’homme ne comprend-il pas que c’est le péché qui a fait perdre son honneur à la nudité. Lorsque Adam et Ève s’avançaient ainsi dans le jardin, leur nudité était la plus belle des parures à la face de Dieu et de toute la création. Mais maintenant que le péché est survenu, nous dérobons notre nudité à la vue des hommes et nous en sommes nous-mêmes gênés[…]. Or, cette pudeur atteste que le cœur a perdu l’assurance devant Dieu, que les hommes avaient au temps de la première nudité »[19]. Visiblement, la spiritualité n’a rien à voir avec le moralisme, ni avec l’obscurantisme.

 

« Tu ne tueras pas »

Certaines pages de Erri De Luca, très inventives et personnelles, se fondent cependant sur les principes d’un humanisme, voire d’une spiritualité sans compromis. Ainsi, lorsqu’il commente le commandement : « Tu ne tueras point », le poète imagine un effet de fausse prémonition littéraire et il explicite cette prescription en l’illustrant de la parabole évangélique de la femme adultère : « ‘Tu ne tueras pas.’ Même si la loi le prévoit. Pour les présents, le verbe mis au futur fit l’effet d’une brèche dans l’avenir, ils entrevirent une histoire racontée par un de leurs descendants. Ils virent une foule conduisant dans les rues d’une grande ville une femme qu’on devait lapider, une adultère »[20]. Dans la suite du texte, Erri De Luca introduit une évocation de Jésus-Christ, rare dans Et il dit, délivrant comme quintessence de son message cette invitation réitérée : « Tu ne tueras pas ». La représentation est astucieuse et éclairée : « Il écrit sur la poussière du sol : pourquoi ? C’est peut-être samedi ? Les choses interdites du samedi comprennent aussi l’écriture, mais elle est autorisée sur la poussière ou le sable. L’étranger accomplit un geste permis un jour de fête. Mais ce ne peut être un samedi, on ne prononce aucun jugement et on n’exécute aucune condamnation le jour de Shabbàt. C’est précisément ce qu’il leur dit : quand il s’agit de condamnation à mort, tous les jours se transforment en shabbàt »[21]. En l’occurrence, Erri De Luca met l’ingéniosité et l’intelligence de ses commentaires proprement talmudiques au service d’un sentiment radical du prix infini de la vie, ce qui, du point de vue de la foi, représente la meilleure preuve d’un respect absolu de Dieu. Son humanisme entre en tout cas en rapport avec le sens du sacré et il n’est pas indifférent, insignifiant ou anodin qu’il s’appuie, pour affirmer ses principes, sur une double tradition religieuse[22].

 

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En reprenant cette étude après quelques jours d’interruption et d’oubli, je me suis étonnée de l’avoir intitulée « Erri De Luca et la poésie des dix commandements de Moïse », puisque théologiquement, ces Paroles émanent de Dieu. Puis j’ai ressaisi mon idée initiale : Erri De Luca dépeint la profération des articles de la Loi par Moïse et leur inscription dans la roche, au son de sa voix. À un certain niveau, dans les représentations du poète, cette conquête du sens transcendant de la vie a surtout les caractéristiques d’un effort surhumain produit par une intelligence rationnelle.

Certains aspects du texte sont donc infidèles à une compréhension théologique des Écritures bibliques, infidèles quelquefois jusqu’à la trahison désinvolte, au nom des charmes de l’esthétique. C’est le droit d’un incroyant qui, dans la note marginale faisant suite à Et il dit, fait le point sur sa position et s’empare d’un stylo comme planche de salut : « Je partage le voyage du judaïsme, pas l’arrivée. […] Je m’arrêterai avant une terre promise. Mais le verbe qui va avec la promesse est beau : maintenir, tenir par la main. Les miennes sont occupées par un cahier d’écriture »[23].

Comme une main tendue, il doit être permis aussi de souligner, sur son « cahier d’écriture », les termes par lesquels, dans son ascension spirituelle, sa poésie s’écarte nécessairement, à son insu, de la compréhension des croyants.

 


[1] Le livre de l’Exode hésite entre deux versions de cet épisode : il commence en effet par montrer Moïse transmettant oralement à son peuple les commandements de Dieu avant de les transcrire (24, 3-4), puis il propose un autre récit selon lequel Moïse reçoit les tables gravées du doigt de Dieu (32, 15-16).

[2] Et il dit, p. 12.

[3] Et il dit, p. 14.

[4] Et il dit, p. 17.

[5] Et il dit, p. 39.

[6] Et il dit, p. 44.

[7] Et il dit, p. 57.

[8] Et il dit, p. 33-34.

[9] Et il dit, p. 67. Hinnèni signifie «Me voici », en hébreu.

[10] Et il dit, p. 68.

[11] Crainte et Tremblement, Paris, Rivages/Poche, 2000, p. 47-48.

[12] Et il dit, p. 50.

[13] Et il dit, p. 49.

[14] À Bible ouverte, Paris, Albin Michel, 2004, p. 309-310.

[15] Oeuvres / Martin Luther. 17, Commentaire du livre de la Genèse, Genève, Labor et Fides, 1977, p. 151 (chap. 3, v. 7).

[16] Cf. Luther, op. cit., p. 152.

[17] Et il dit, p. 59.

[18] Et il dit, p. 60.

[19] Op. cit., p. 152-153.

[20] Et il dit, p. 71.

[21] Et il dit, p. 72.

[22] Dans une réflexion à la croisée entre philosophie et théologie, P.-A. Stucki établit une démonstration visant à prouver qu’en dernière analyse, le prix attribué à la vie d’un humain repose nécessairement sur l’idée qu’il est une création divine (cf. Le protestantisme et la philosophie. La croisée des chemins, Genève, Labor et Fides, 1999).

[23] Et il dit. - En marge du campement, p. 102.