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Et pendant ce temps-là, de Jean-Luc Steinmetz

POÉSIE & ACTUALITÉ ?

 

    "Est-ce qu'on fait des vers avec l'actualité immédiate ?" s'interrogeait le chanteur-poète Jacques Bertin dans les années 70… Paradoxalement, "Et pendant ce temps là" de Jean-Luc Steinmetz, paru en 2013, lui répond. Ce recueil est composé de deux parties : un voyage au Japon est remis en cause - et reporté - à cause du "tsunami" de 2011 et de ce qui s'en suivit ; la première partie se déroule en Normandie au printemps avec quelques évocations de la catastrophe, la seconde en automne au Japon, avec  également quelques évocations de la menace nucléaire qui n'est plus virtuelle cette fois-ci… Il est tentant de lire ce recueil à la lumière de la question de Jacques Bertin tant l'instant se lit dans dans les vers de Jean-Luc Seinmetz et tant la question du réel se pose.

    Dans la première partie, intitulée Et pendant ce temps-là, le poème joue de la dualité du monde moderne (symbolisé par le savoir scientifique, l'atome et ses applications mercantiles, la toxicité…) et le monde séculaire (symbolisé par l'oiseau, le printemps…) Un échange entre les termes, dans la phrase, dans le poème. Mais le réel revient sous la forme des chaînes qui entravent les jambes de l'homme : Jean-Luc Steinmetz les nomme "de bonnes raisons". En   fait, c'est contre le "réalisme" de l'idéologie dominante qu'il s'élève.  En foi de quoi, il continue d'écrire des vers. Et c'est l'occasion de s'interroger sur la poésie et la beauté : il boit le thé "infusé selon les rites" et bientôt il pissera et "une espèce d'arc-en-ciel iriser(a) l'urine". Où se cache la beauté ?  La réponse se trouve peut-être dans ces vers : "Le beauté n'est pas plus injuriée qu'idolâtrée. / D'ailleurs elle n'existe plus, pour beaucoup / ne pose plus problème." Et la vie se calque alors sur le péril nucléaire bien réel. C'est que l'idéologie récupère tout et adapte l'homme à l'enfer jusqu'à en faire un paradis ou, tout au moins, un monde dans lequel il fait bon vivre ! Malgré tout ! Ce que dénonce Jean-Luc Steinmetz, c'est la relation de subordination qui lie le salarié et l'employeur : "Quelques hommes en plus, arrivés d'ailleurs, le feront / sans révolte / pour une paye en papier ou en métal".

    Fait-on des vers avec l'actualité ? Oui, avec la médiocrité de la vie qui va comme elle vient, qui s'adapte aux pires catastrophes, les nucléaires comme celles de l'âge qui fait que l'on referme vite cette journée d'avril à laquelle Steinmetz consacre un poème  (pp 59-60). Le poète est conscient du temps qui passe ; d'où ces notations très justes dans ses vers, où la nature se mêle aux pollutions d'origine industrielle… Et la philosophie, sous ses différents aspects, est convoquée pour délimiter le territoire de la vérité. Ce réel, pris au piège des poèmes, a l'air d'un testament tant Jean-Luc Steinmetz affirme "Je suis, ne serai  que parole jusqu'à terme. / Exister autrement importe peu."

    La seconde partie est comme un journal de voyage au Japon : les titres sont souvent des lieux (villes ou temples) visités par Steinmetz qui sacrifie alors à la description. Mais viennent se mêler d'autres éléments, plus introspectifs, comme la vie et la mort, le sexe et le désir, la poésie et le rôle du poète… Si de brèves allusions à la catastrophe émaillent le poème, les pensées les plus banales sont la matière de ce dernier. De fait, le poème est constitué de ces banalités singulières qui font de chacun un être original en même temps qu'identique à ses semblables. Et l'on pense alors à ces deux autres vers du poème/chanson de Jacques Bertin : "On fait des vers avec l'espoir avec la vie / Avec les ongles qui s'accrochent au réel"… Ce qui fait de la poésie de Jean-Luc Steinmetz quelque chose d'étrange et de familier à la fois. Retour au réel commun à tous avec le feu atomique, Nagasaki, le Point Zéro : le poème se fait prosaïque et se revendique comme tel. Le vers devient fragment de phrase. Le réel est fortement présent dans ces poèmes : les footballeurs "qui gagnent beaucoup plus que le minimum vital", les appareils photographiques et les téléphones portables ne sont plus que des gadgets dont la seule raison d'être est de faire oublier le taux anormalement élevé de césium 134  et 136… Tout cela est dit d'une voix neutre : pas de cris, pas d'effets inutiles, pas de posture pour la postérité ! C'est implacable et le vers est alors implacable…

    Et pendant ce temps-là, la roue tourne, le profit enfle et la vie passe. Jusqu'au jour des morts… Reste l'idée du bonheur, reste l'espoir, semble nous dire Jean-Luc Steinmetz. C'est peut-être la raison d'être de la poésie.