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Eugène Atget, poète matérialiste, de Baudouin de Bodinat

Les éditions Fario publient un nouvel opus du mystérieux et fort entraînant Baudouin de Bodinat qui, outre les textes qu’il publie régulièrement dans l’importante revue du même nom, est l’« auteur » de La vie sur Terre, deux tomes parus à la fin du siècle passé à L’Encyclopédie des nuisances, livre éthique – de mon étrange point de vue – « pensant » les aspects autoritaires de notre modernité. Bien sûr, l’auteur ne manque pas d’humour, à moins qu’ils ne soient « des » auteurs (ce qui n’enlèverait rien à son ou leur humour), masqué (s) qu’il est ou qu’ils sont dans une vieille tradition du carnaval (lequel est acte très sérieux, bien plus qu’on ne le croit communément) reprise par ailleurs, avec le même talent, par les anonymous. Mais peu importe de savoir qui est Baudouin de Bodinat, et donc qui est l’auteur de ce livre – dont Bernard Henri-Lévi, selon son usage et son habitude désormais célèbres, reprendra sans doute des extraits pour un bloc note ici ou bien un paragraphe là. C’est bien ainsi : chacun, dans ce genre de sphères, joue le rôle que le Simulacre lui attribue. Quant à nous, à l’instar de Baudoin de Bodinat, Fario et d’autres, nombreux en réalité, nous le combattons. La chose est simple.

Les travaux de Baudouin de Bodinat s’inscrivent dans le fil situationniste, lequel, dans sa diversité, a – contrairement aux apparences, évidemment – déjà remporté la guerre/lutte, non des classes mais des situations. Car le situationnisme a déjà vaincu le capitalisme, là où toutes les autres formes d’opposition à ce dernier ont échoué, ou échouent encore actuellement : le situationnisme a fait au capitalisme ce que ce dernier a réalisé face au réel, ce que l’on peut appeler un « retournement ». Le capitalisme ayant retourné/déréalisé le réel, le situationnisme, parti de cet état de fait, est parvenu à retourner/déréaliser le retournement opéré par le capitalisme, recréant ainsi la réalité que le capitalisme pensait avoir vaincue. On se reportera ici, à ce propos. C’est ainsi que le capitalisme a perdu la bataille/guerre des situations, et c’est en ce lieu précis qu’apparaît la pensée de Baudoin de Bodinat. Ce que les historiens du 3e Millénaire reconnaîtront sans peine, et certainement non sans joie.

Il n’est donc guère étonnant que Baudoin de Bodinat rejoigne la situation mise en actes par Recours au Poème et en vienne à évoquer maintenant ce grand poète/photographe qu’est, bien que fort méconnu, Eugène Atget : « On dit que les vingt dernières années de sa vie, Atget ne se nourrit que de crêpes préparées sur un réchaud à alcool ; il souffrait de l’estomac et n’aimait pas le progrès ». Le livre commence ainsi, et se poursuit en donnant à lire une biographie vive et stimulante de la vie du poète, laquelle ne saurait être détachée de l’œuvre ni des photographies d’époque qui accompagnent ces pages. On comprendra vite, à la lecture du livre, que Baudoin de Bodinat sera, une fois la prétendue modernité écroulée, ce qui ne saurait tarder, reconnu comme l’un de ces penseurs ayant annoncé le grand bouleversement. Les hommes de demain élèveront sans doute des statues, des temples peut-être, à ces figures que sont Ellul, Bernanos, Debord, Daumal et Baudouin de Bodinat. Qui ne saisit pas cela immédiatement ne voit pas la trame à l’œuvre dans ce monde. Il est vrai que cela sera justice tant sa poésie et sa photographie disent ce qu’est ce non monde en phase terminale. Et cette photographie est sans doute et justement sa poésie, tant sa photographie est lieu même du silence. Ce qui définit l’essence de la poésie. Ne pas lire ou ne pas avoir lu Baudouin de Bodinat est une faute.

Nous concluons ainsi sur les  mots de Baudouin de Bodinat : « Peut-on avoir le goût pur, quand on a l’âme corrompue ? ».