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EUROPE n° 1033, dossier Claude Simon

 

Si Claude Simon est une figure majeure de la littérature contemporaine, la critique mettra un temps certain à le reconnaître. L'attribution du Prix Nobel de littérature en 1985 sera un coup de tonnerre qui réveillera cette critique et qui agacera une certain presse… Ce qui n'empêchera pas son œuvre de paraître (en partie) dans la Bibliothèque de la Pléiade au début du XXIème siècle. Aussi ce numéro d'Europe qui lui consacre un dossier (outre l'introduction, on compte 18 contributions) revêt-il une grande importance tant il est l'occasion de découvrir Claude Simon pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu.

    On permettra au modeste aragonien que je suis de noter qu'Aragon et Claude Simon ont participé aux opérations militaires de la seconde guerre mondiale dans le nord de la France. Aussi sera-t-il fait un parallèle entre Les Communistes du poète (principalement Mai-Juin 1940) et quelques romans du prix Nobel (La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale… plus particulièrement). Car la débâcle de 1940 n'a pas été sans intéresser plusieurs écrivains (comme, par exemple, Julien Gracq dans Un Balcon en forêt où il reprend le thème aragonien de la maison forte 1). L'étude d'Alastair Duncan, "À la recherche de Claude Simon en Flandres", a fortement intéressé le signataire de ces lignes par le parallélisme des enquêtes menées sur le terrain : dans la région de Solre-le-Château pour Duncan et dans le bassin minier du Pas-de-Calais en ce qui me concerne 2. Si leur mobilisation en mai-juin 1940 et leur vécu de la débâcle rapprochent les deux hommes, tout oppose les deux écrivains : l'option réaliste, le style de leurs ouvrages respectifs et jusqu'aux méthodes utilisées pour les écrire. On sait qu'Aragon, non content d'avoir servi en ce temps dans le Nord de la France, n'utilisa pas seulement ses souvenirs pour rédiger Mai-Juin 1940, mais il revint sur les lieux où il fut soldat (le bassin minier…), il en visita d'autres (les Ardennes…), interrogea de nombreux témoins (Bernard Leuilliot rappelle qu'Aragon "en pleine rédaction de son roman, posait à qui voulait l'entendre la question «Où étiez-vous et qu'avez-vous fait le 10 juin 1940 et ensuite ?»") 3, il se servit d'une abondante documentation livresque… Son objectif était de rendre compte dans sa totalité d'une réalité complexe, d'où la structure narrative éclatée de son roman, et Dominique Massonnaud définit son réalisme comme "le récit exemplaire de choses qui sont advenues autrefois". Rien de tel chez Claude Simon. Priorité est donnée aux souvenirs. Cécile Yapaudjian-Labat écrit dans "Pour ainsi dire" (page 8) qui ouvre ce dossier d'Europe : "L'écrivain rompt avec toute linéarité narrative qui se voit désarticulée, reconfigurée, et privilégie l'exercice formel et le travail sur la langue". Certes, des points de convergence existent dans ce refus partagé du "parcours rituel de la narration" (comme dit Bernard Leuilliot) mais des différences subsistent qui sont autant d'invitations à relire Mai-Juin 1940 et La Route des Flandres… Claro dans "Version Simon" (page 22) remarque : "On entre chez Claude Simon par la phrase, le phrasé, qui très vite se déploie, bifurque, et en l'espace d'une page mêle récit, commentaire, souvenir, commentaire du souvenir, propos rapportés, commentaires des propos, impressions, souvenirs d'impressions, comme si l'impossible synesthésie de l'expérience obligeait à -favorisait- le feuilletage. On a souvent souligné chez Simon le trait stylistique suivant : la reprise. Un  terme est défini, puis redéfini, parfois contredit, ou affiné. De là cette pléthore de "ou plutôt comme si" ; de là cette succession d'adjectifs ou d'adverbes qui participent autant de la surenchère que du repentir […] et loin de saturer le texte l'épaississent, l'enrichissent, le musclent". Alastair Duncan souligne que dans La Route des Flandres "L'accent est mis sur la vivacité et la confusion des perceptions telles que la mémoire, de manière fragmentaire, les reconstruit. Toute tentative de restitution globale paraît vaine…" Il n'est pas jusqu'aux cartes utilisées par les deux romanciers pour aider à rédiger qui marquent la différence : portant sur de vastes régions chez Aragon, sur des zones plus restreintes chez Claude Simon (comme le montrent les deux croquis publiés par Alastair Duncan). Tout ce qui précède n'est dit que pour montrer le sérieux de l'approche des différents contributeurs de ce dossier bien plus diverse que ce parallèle Aragon/Simon qui n'a d'autre but que de mettre en lumière la spécificité de Claude Simon. Bien d'autres thèmes sont abordés comme l'influence du mode de transport sur la vision du paysage (J-Y Laurichesse), la figure du Noir (N Piégay-Gros), la place de la peinture dans l'œuvre ( B Ferrato-Combe)… Ce dossier complète efficacement un petit livre que François Laur consacra en 2005 à l'auteur de La Bataille de Pharsale, Claude Simon, le tissage de la langue 4, dans lequel il aborde l'insuffisance de la mémoire pour raconter l'Histoire : on est là en plein dans la problématique de l'écriture de Simon. François Laur note : "… on n'écrit jamais quelque chose qui s'est produit avant, mais ce qui se passe au présent de l'écriture".

    Comme toujours, la revue comporte un second dossier et ses chroniques habituelles. Ce dossier est consacré à Friederike Mayröcker, née à Vienne (en Autriche) en 1924 et qui a déjà une centaine d'ouvrages publiés dont certains traduits en anglais, suédois, russe, espagnol, hongrois et français… La poésie tient une place importante dans cette œuvre, de même l'autobiographie. C'est une bonne occasion de découvrir Friederike Mayröcker. Les chroniques habituelles s'intéressent à la poésie (Olivier Barbarant lit Louise Dupré et Lionel Ray), au cinéma, à la musique et aux beaux-arts. Et la revue se termine par des notes de lecture (40 pages !). Et, il ne faut pas l'oublier, Jacques Lèbre signe un essai très intéressant sur Thierry Bouchard, ni le cahier de création qui donne à lire des auteurs peu lus... Europe confirme sa place incontournable et sa nécessité dans le paysage des revues littéraires francophones…

 

Notes.

1. Voir mon étude publiée dans Faites Entrer L'Infini n° 59 (juin 2015) intitulée "La maison forte, un prétexte romanesque".

2. Voir mon texte publié dans Faites Entrer L'Infini n° 36 (décembre 2003) intitulé "Élégie pour Carvin" et mon étude publiée dans Les Annales de la SALAET   n°9 (2007) intitulée "Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940".

3. Bernard Leuilliot, in Œuvres romanesques complètes d'Aragon, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, tome IV, page 1361.

4. François Laur, Claude Simon, le tissage de la langue (Brins de fil pour une lecture de La Bataille de Pharsale). Éditions Rafael de Surtis, 2005, 36 pages.

Lucien Wasselin a publié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs