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“Eurydice désormais”, de Muriel Stuckel

 

DE L’OMBRE A L’ECLAT, UNE SONATE DE L’ENTRE-DEUX

 

   Véritable composition musicale, le recueil poétique de Muriel Stuckel déroule une sonate de l’entre-deux en trois mouvements : à l’ombre se faisant « Sonate de l’abîme » succèdent le seuil où s’éprouve « Le risque de la poésie » puis l’éclat où se profère le vif désir de « Ne plus être une ombre ». Ces trois termes, ombre, seuil, éclat, ne sont certes pas sans évoquer le mythe d’Orphée avec lequel Muriel Stuckel se propose de dialoguer, mais son recueil a ceci d’original qu’il renouvelle le mythe sur le mode de l’inversion : l’auteur attribue la voix du poème non pas à Orphée mais à Eurydice, pour l’arracher à son destin tragique d’éternelle muette de notre littérature.

           Rappelons les composantes majeures de ce mythe fondateur du lyrisme : Eurydice est l’épouse d’Orphée. En fuyant les avances d’un prétendant, elle se fait mordre par un serpent et meurt, précipitée dans les Enfers. Orphée décide aussitôt de la suivre pour la ramener du royaume des morts par le pouvoir de son chant. Toutefois, il ne réussit pas à respecter l’interdiction des dieux : à peine le seuil franchi, succombant à la tentation du regard amoureux, il se retourne, ce qui signe l’arrêt de mort irrévocable d’Eurydice.

          Toujours sous le signe du dialogue, Eurydice désormais met en scène une parole de femme qui, refusant l’ombre et la mort, s’adresse à son alter ego masculin, à son double amoureux, pour que son chant ne soit plus vain face à l’indicible douloureux car :

 

 « Les mots ont perdu
Le goût de l’imminence »

(p.16).

 

        Faire advenir le mot vrai constitue l’essentiel de l’art poétique auquel Eurydice aspire tout au long de son chant, sous la forme de l’interpellation :

 

 « Mais ta lyre Orphée
En épousera la vibration »

(p. 24)

 

ou de la réflexion intérieure :

 

« Voguer tournoyer
Avec chair de nacre
Spirale former

Tenter de s’échapper
Ne pas sombrer »

(p. 22).

 

Ou bien serait-ce parfois une tierce voix, en plus de celle d’Eurydice et de celle d’Orphée restituée par Eurydice, celle d’un prologue antique, qui s’exprime ?

 

«  C’est tout simplement
Ce tant de si peu

Ce si peu de temps
Qui nous est échu

Orphée

Tout comme fragile
La pulpe des fleurs

Sous le pas d’Eurydice »

(p. 34).

 

       Dès le premier chant, « Sonate de l’abîme », le destin s’annonce en créant la surprise de l’inversion, avec le motif de la sortie des ténèbres :

 

 «Au tréfonds du gouffre
Tes pleurs précipités

Eclats de douleur

Sur les cordes rauques
De ta lyre d’effroi

Tes pleurs m’arracheront
A l’ombre

Orphée »

(p. 15)

 

Ce motif se trouve repris et modulé à la fin de ce premier mouvement, la « Sonate de l’ultime » se présentant comme une variation sur le thème majeur. Mais pour accomplir cette prophétie initiale, Orphée doit se déprendre de la vanité :

 

« Ne pas s’épuiser
Orphée
Dans l’attente des mots

Pourvoyeurs secrets
Du sens à débrider »

(p. 32).

 

Eurydice reste digne dans son trépas, par un combat intérieur qui la propulse, « Voile souveraine » avec « Brides abattues » et « Déchirures tues » :

 

« Ni se froisser
Ni se replier

Mais accuser
La fêlure du gouffre »

(p. 22).

 

         Il ne s’agit plus désormais pour Orphée de « chevaucher les étoiles », mais de franchir le Styx et de se rendre au royaume des ombres pour y rechercher son aimée car :

 « Tu cherchais les étoiles
Disais-tu

Mais la mort c’est elle qui dansait »

(p. 39).

 

Cette mort, « Gigue de lueurs de cris de pleurs », bouleverse Orphée : « Ma mort c’est elle qui t’a foudroyé ». Elle l’amène à réinterroger la finalité de son art poétique : réussira-t-il à composer autre chose que de beaux vers ? C’est en poète, en amante, qu’Eurydice le questionne sur son art et plus précisément sur le sens de sa quête poétique.

 

Sa mort douloureuse, traduite par :

 

 « Ses bribes glacées 
M’écorchent vive
Me lacèrent les yeux

A plier paupières
Dans l’infernal séjour »

  (p. 43),

 

point focal du parcours poétique d’Orphée, redéfinit sa poésie qui veut accéder à plus de sens, en adéquation avec la recherche d’une tonalité juste :

 

« Voir le silence
Paupières abattues

Jusqu’au chant
Qui traversera l’obscurité

Convoiter la majesté du seuil

Jusqu’à l‘éclat vital
Voir le silence

Et de ta lyre
Orphée

Saisir au mieux
La déchirante justesse »

(p. 45).

 

 

      Loin de s’adonner à la facilité poétique pour sauver Eurydice, il s’agit surtout de privilégier le silence :

 « A l’instant du frémissement
Nos voix se suspendent

Pas de vibration verbale

Seules les limites du silence
Lentement se savourent »

(p. 54).

 

Ainsi que la lenteur et l’intensité des retrouvailles envisagées :

 

« Nulle hâte à battre des paupières
A rire lèvres déplissées

Nulle hâte à sculpter le désir
De nos mains de feux »

(p. 57).

 

Eurydice guide Orphée en pensée et en poésie, pour qu’il puisse la ramener des ténèbres infernales :

 « Pour me tirer toute
De l’amère noirceur

Du Styx »

(p. 60).

 

       Dans le second mouvement de la sonate, le seuil doit se franchir : c’est le moment de l’entre-deux où Eurydice avive le « risque de la poésie » pour tenter de passer de l’ombre à l’éclat. Elle enjoint Orphée à plus de douceur :

 

 « Sous les vents vagabonds
Notre chemin de silence

Parmi les mots
S’éclaire avec douceur »

(p.64)

 

Puis au moment de la tentation fatidique, elle l’incite à la retenue afin de la préférer elle plutôt que son sentiment amoureux :

 

 « Refuse-toi la volupté du regard 
Préserve notre silence écartelé 

Sous la voile blanche
Venue toute me draper

Orphée

N’oublie pas de me préférer »

(p. 84)

 

Ce faisant, la voix d’Orphée se trouve célébrée par celle d’Eurydice :

 

 « Fragile je m’avance
Sur le fil du désir

Ta voix rêvée
Ta voix d’Orphée »

(p.74)

 

        On suppose que ce fil d’Ariane tissé par les injonctions d’Eurydice permet à Orphée de respecter l’interdiction des dieux infernaux. Ne se retournant pas, il lui redonne vie. Eurydice peut dès lors accéder dans le troisième mouvement de cette sonate, « Ne plus être une ombre », à la plénitude sensorielle :

 

« A l’heure venue

Reprendre souffle
Avec nos lèvres de feu

Sous le rythme
De nos corps exaltés

Savourer le goût  
Du poème brûlant »

(p.127)

 

et à la jouissance poétique partagée :

 

« Charmeur d’étincelles
Notre babil retrouvé

Harmonie du vent
De la lumière de la pluie

Sous la poussière du soleil
Nos corps se confondent

Babil ébloui
Notre chant rejailli

Orphée »

(p.116)

 

  

       Ainsi, par ce parcours initiatique qui nous fait passer de l’indicible douloureux au chant poétique reconquis, par cette sonate de l’entre-deux, Orphée s’accomplit comme Orphée, et Eurydice comme Eurydice :

 

«Je ne veux plus ne plus être

Ne plus être une ombre
Mais l’éclat de ma voix

L’éclat d’Eurydice »

(p. 130),

 

 tous deux sous le signe du renouvellement et de la lumière.

       

C’est donc par une dialectique picturale et musicale entre ombre et lumière, seuil et éclat, silence et sonate, que le chant d’Eurydice fait advenir son propre accomplissement. Ce qui frappe dans la poésie de Muriel Stuckel, c’est la recherche d’un lyrisme sobre, dense, justement accordé. Ses poèmes sont marqués par une esthétique de l’épure et par la hantise d’esquisser la mélodie du silence comme force originelle de l’acte poétique.

       Les éditions Voix d’Encre ne sont pas sans y contribuer, faisant dialoguer peinture et poésie : les illustrations de Pierre-Marie Brisson sont des peintures sur toile privilégiant les tons gris-ocres sans doute pour mieux restituer les textures de l’ombre et celles du mythe antique. Quant à la préface d’Hédi Kaddour, fin lecteur de poésie, elle nous invite à écouter « ces mots qui parlent à l’oreille et tiennent à la page, cette voix qui emprunte à Rilke le souci d’un  chant dans le vrai : elle prend  le risque de la poésie  et en construit l’éblouissement insatiable ».