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Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer

Eva-Maria Berg marche sur le rivage.

En écrivant une brèche dans l’eau,
elle rencontre Paul Valéry
avec qui elle partage
          le goût de la nature,
          le sens de l’image littéraire 
          et une nostalgie diffuse, source d’une profonde mélancolie qui irrigue la création.

 

Comme lui, elle tutoie

La mer, la mer, toujours recommencée ! 
(Paul Valéry, « Le Cimetière marin », 1920)

 

Eva-Maria Berg, Eine schneise im wasser / une brèche dans l’eau, Éditions pourquoi viens-tu si tard ?, 2020.

Les vagues promettent un voyage baudelairien à Eva-Maria Berg, femme libre qui toujours chérira la mer et voudrait « supporter l’idée du lointain » (pages 38 et 39) de La Seyne-sur-Mer à Istanbul, de la Villa Tamaris à l’infini !

Je pense ici à Caspar David Friedrich, le grand peintre romantique allemand, et à ses figures de dos méditant sur l’ailleurs, en particulier au Lever de lune sur la mer (1822-23, huile sur toile, 135 × 170 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie).

Il me semble que cette réminiscence de Friedrich se trouve aussi dans quelques photographies du livre, notamment celle de la page 35.

La mer dédouble le poète en photographe et les mots en images, même si, comme l’affirme paradoxalement l’auteur, « rien ne va de pair au bord de la mer » (page 17).

 

retrouver
la mer
ou cela
qui a l’air
d’être
la mer
l’illusion
frappe
ses vagues
jusque dans les oreilles (page 23).

 

Rythme du temps,
« cadence brisée » (page 76),
vagues instables dont la musique devient dialogue du vent et de la mer…

J’entends ici un écho du troisième mouvement de La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre de Claude Debussy, 1905.

Eva-Maria Berg affirme que la mer est « une image usée » (page 13) mais ajoute aussitôt qu’elle « ne rentre jamais dans le cadre de l’imaginaire des hommes ». Paradoxe renouvelé, vague après vague, d’un poète regardant l’horizon avec la clairvoyance d’un marin dont la vue est

 

troublée
par la connaissance
des crimes qui
ont affecté
d’inhumanité
un paysage
sans tache  (page 69)

 

Inhumanité ? Eva-Maria Berg connaît l’histoire brutale comme une tempête qui emporte

 

tous les
disparus
dans les océans
du monde  (page 59)

 

Le lecteur comprend que « le navire de guerre » qui « bloque toute la baie » (page 20, photographie page 21 ; de semblables navires apparaissent aussi pages 29 et 37) à la fois protège, alarme et menace les hommes.

La « brèche dans l’eau » (page 59 et titre) est, pour Eva-Maria, le seuil qui ouvre à l’humanité, à l’amour, à la paix. Si elle invite à un fondateur « désir de l’imprévisible » (page 41), elle est aussi et surtout lumière. Encore faut-il ne pas plonger dans les abysses, ne pas sombrer, ne pas céder à la nostalgie des âmes noyées.

Dans le miroir d’une « nuit sans repos » (page 17) s’allonge l’attente fébrile de la lumière. Le travail poétique est à la fois solitude et ouverture au monde, contemplation et souffrance.

 

et ce que l’on appelle nuit
ressemble au Bosphore
si variée la lumière
plus rouge et plus verte
que le jour (…)  (page 46)

 

Ces mots font écho, selon moi, aux vers de Paul Celan :

 

Vert d’huile, saupoudrée de mer l’heure
impénétrable (Esquisse de paysage, 1958)

 

Car il y a chez Eva-Maria Berg comme chez Paul Celan, une forme de désespérance, une douloureuse mémoire dont la lumière garderait la trace :

 

la lumière blanche
s’inscrit
dans la mémoire
et sèche le sang (page 83)

 

jusqu’à l’effacement :

 

tu fermes
les yeux
ça brûle inexorablement
et efface
toutes les images » (page 95)

 

Toutes les images ? Restera celle de la « brèche », ouverture/brisure par où passent la vie, la mort et l’espoir.

J’y vois, pour ma part, l’attraction/répulsion du gouffre amer qu’évoque Baudelaire dans son poème « L’Homme et la mer » (Les Fleurs du mal, 1857) :

 

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. 

 

Le recueil d’Eva-Maria Berg se termine d’ailleurs ainsi :

 

et la vague
semble douce comme si
elle berçait tous ceux
qui ont quitté le rivage » (page 99)

 

Quitter le rivage, c’est mourir pour mieux revivre avec et par la poésie.

De quoi la mer est-elle le nom ? Cette question essentielle est, je le crois, écrite comme un palimpseste dans le livre. Eva-Maria y répond en être sensible, avec ses mots et ses photographies.

 

 

Post-scriptum

La réalisation de ce livre est très soignée, avec une impression claire et des reproductions photographiques de qualité. Il faut souligner la qualité de la traduction (par l’auteur elle-même et Albertine Benedetto). La préface (pages 5 à 8) et la « préface antérieure » (pages 101 à 103) de Marilyne Bertoncini éclairent le texte avec justesse.