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Extinction (3)

 

J’ai copié le temps
Je savais que j’étais une fiction
Mais je ne pouvais me suspendre

A retarder
Ou à avancer
Je n’ai rencontré
Aucun obstacle

(Léonard Cohen,  Le Livre du désir, Points, Sept. 2013)

 

Autrefois, il y eut aussi une ville, immense, énergétique, fiévreuse. Pathétique et grise, lumineusement morbide, cloaque sur-éclairé, intensité de récréation. Il avait marché. Marché les artères. Marché les ruelles. Piétiné à pas perdus sur les avenues. Rythme soutenu, certitude de la rectitude des détours. Jambes, mécaniques charnelles de précision. Coordination, tête, muscle, jambe, le plan se déroule, se trace, s'exécute. La carte s'élabore sous l'éclairage artificiel aussi dur que le sol, aussi dur que les enjambées par lesquelles la carte précédente s'efface. Marcher. Sacrificiel.

Aller. Sans faillir. Malgré la touffeur et l'épaisseur palpable de l'air tout autour. Malgré le froid qui coupe. Et l'air toujours aussi chargé, malgré tout, malgré la pluie aussi qui sait gracieusement tomber. Marcher. Sans faillir. Respect du rythme. Sans défaillir.

Quoi s'ouvre ? Dans la marche ? L'espace. Le temps. Dans le mouvement ils se matérialisent. Amère saillie. Sous nos pas ils se lisent :

Comme des mots
Comme des mots
Comme des mots
Com dé mo
Com dé mo
Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d

            Avec la lumière d'or rosé se lève une brise tout à fait légère, singulière, tout à fait unique, particulière. La toute première brise d'un tout premier matin, édénique. Tout pareil pourtant, de tout temps à tout autre pareil. Le rose, alors, intensément lumineux, semble n'avoir aucune, aucune source visible. Comme la brise, primordiale, absolument légère. Les vénéneuses et blanchâtres mappemondes se balancent plus visiblement, plus intensément. 

            La teinte grisâtre, trop blafarde de l'horizon se découvre. Ses jambes encore, encore, et encore s'élancent. Balancement symétrique. Contre l'azur de métal et de verre les lumières trop criardes. Electriques, trop. Comme les mots qui l'entourent et l'enserrent. Des dunes incandescentes pourraient se lever. Il pourrait marcher dans le désert. Tracer de ses pieds une carte pour rien, pour le vide lui-même. Il pourrait marcher le désert. Une seule matière, pas d'humus. Une puissance, toutefois, de vie/mort !

Electrique trot... (Epileptique trop –plein de mots…)

            Les nuages d'un blanc-crème ridicule s'affaissaient en hautes platitudes. Le bitume s'effaçait et se vaporisait en une multitude de billes noires d'impuissante amertume. Les façades lugubres et tous les gris alentours dégoisaient en syntaxe déroutante, tout dégoulinait de paroles d'égo(uts), dégoûtantes et tout, tout toutou tout aboyait, injuriant d'incongrues assonances qui claquaient, cognaient et grondaient comme mille canons en furie... Ce dé-monde s'engloutit lui-même, il se dévore ses mots-membres qu'aimer il a désappris. Il s'en-gouffre. S'auto-goinfre de lui le malappris. Ces mots à lui, par lui toxifiés, internellement toxissisés  il se les boulotte maintenant, tranquillement, impavide, comme autant d'acides qui le déglingue et le ronge. (Ego-cannibalisme)

 

                        Que calfatent-ils nos vieux mots aux jours putrides,
                        des jamais, plus jamais, jamais non plus jamais... ?
                        Que cautérise-t-il l'homme bègue dans un souffle ? (chanté)

 

            Tout empris des mots non-pensés il marchait en traçant l'axe désorbité, encore.

            Quoi s'ouvre ? Dans la marche ?

L'espace.

Le temps.

Dans le mouvement ils se matérialisent. Sous nos pas ils s'enlisent. Quoi ? S'échapper, échapper au vent qui tourne et claque. Aux choses que nous avons transformées en torrents glacés qui nous submergent... Quoi ?

            Il marchait et les mots s'épuisaient. Les mots pensés s'exténuaient. S'élevaient de son cœur désert aurifère les mots non-pensés. Avec le rythme,     en le rythme

                                                                                                          dans le rythme

                                                                                                                  en dedans le rythme

 

            Alors qu'il reposait encore de tout le long de son corps dans la décomposition vivante et grouillante, s'élevaient aussi les mots, les paroles frémissantes de mystère. Alors qu'il savait encore le corps de la jeune fille presque entier. Et les paroles brûlantes. Et le corps blanc, tranchant. Par cœur il les savait. Il les savait mais, dans la possession ne les voulait. Comme il ne pourrait jamais vouloir avoir le monde qui, toujours, s'enfuit et revient, meurt et revit. Il reposait dans l'herbe endormie qui avait, pour un temps, pour son temps, cessé de croître. Dans l'herbe qui avait voulu cesser de croître.

Désaccointance de l'orbe. 

Parmi les feuilles qui, pour un temps encore, étaient jaunes et or. Au milieu des champignons, excroissances explosives de la vie souterraine en rhizome qui était vie authentique. Au sein du monde comme sarcophage il reposait. Au sein du monde comme dévoreur de chair. Mais, la chair excède le corps. La chair, explosion énergétique de vie, extension du réseau rhizomique du νούσ.

            La lumière non-visible du jour vint effacer les étoiles. Les étoiles comme les yeux innombrables des Chérubins ! Les étoiles brillantes comme miroirs noétiques. Myriade d'anges dont les voix d'exaltant silence sont la lumière hypercéleste traversant le temps à la durée incompréhensible. L'espace-temps qui ne peut jamais être un territoire et que, pourtant, les archanges et les anges arpentent de leurs pas ailés. Ils/elles attrapent les temps et les envois ribouldinguer afin qu'ils recommencent. Manège ailé.

 

J’attrape au si près  précieux
L’enlaçant lacis de tes yeux…

A l’étonné regard
J’énonce sans fard
La tardive doxologie
De l’âme endolorie
Qui, dans un soupir soyeux,
S’éveille à son envie.

Sous les sévères pins blafards
S’ébroue des feintes, sans égards
Pour l’émacié passé des jeux
Aux contraintes alourdies,
Extraite des cloaques bilieux,
L’âme, l’ange aux cent milles yeux.
 

            Silence d'une inouïe profondeur. Aberrante béance. Oubli.

                     

Qu'irais-je chercher dans d'autres yeux ? A quelle rencontre marcher encore ?
Qui comprend sans réduire ? Qui questionne sans séduire ?
Quelle langue parler ? Quelle langue taire ? Quelle langue, donc, parle sans                                                                                                                                                     détruire ?

 

            La littéraire ?
                                  Encore ?
                                                   mentir ?