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Extinctions (1)

 

« Cette nuit, j'ai vu l'arbre de ma peine sortir de mon cœur ; et couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d'hiver, chétif, lié à ma mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril de la mort, je mesurais avec le calme du vertige suprême, le jet de la tige douloureuse ; et je suivais du regard mon arbre dans toute sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu'aux glands des planètes et à ces capitales de lumière, qu'on dit aussi naïvement asters. J'étais là, comme une écaille à l'écorce de la vie et de la terre. »

Suarès, Dostoïevski, Cahiers de la Quinzaine, Huitième cahier de la treizième série, Paris, décembre 1911

 

 

I.

 

« Sois sage ô ma douleur et tiens toi tranquille, tu réclamais le soir, il descend le voici, aux uns portant la paix... » chantait un poète.

           

            Les mots émergent. Les derniers, pour lui. Réminiscence avant l'extinction. L’effrayante. La charmante. Si redoutée, si longtemps et ardemment souhaitée.  Quelques mots, une mélodie diaphane. Avant, avant. Portés par la voix d'un chantre qui chantait comme plus aucun n'oserait le faire aux jours effarants des aujourdemains qui vont aussi, aussi, dans un soulagement... s'éteindre.

 

            Etendu. Là. Le crâne empli d'un froid glacial et suprêmement calme. Etendu. Là. Au creux de l'humus sombre et humide. L'air tout autour extrêmement saturé d'une sainte odeur de décomposition. Fragrance suave de la mort et de la vie mêlées, intimement entrelacées. Tant intimement. Tout cela se propagera jusques à ses os qui ne craindront plus aucune atteinte. Il n'attend plus, de toute façon, aucune étreinte.

 

Par ta peau, ta présence,
Mon corps s’est fondu dans mon âme,
Reste à mon âme à brûler encore…

A brûler, en-corps,
Les scories des passions anémiées,
D’un passé composé,
Encombré de trépassés décors,
De poussière de « feux trésors ».

 

 

            Il repose, allongé, ses yeux noirs écarquillés jusqu'à l'or pâle des étoiles fébriles, vacillantes. Les étoiles, les étoiles, vacillantes... Les étoiles, les étoiles immobiles mais solides. Solidement ancrées dans l'abîme uniformément obscur du ciel. Formant la carte irisée d'un territoire qui n'est pas. Un territoire qui est par ce qu'il n'est pas. Les étoiles, les étoiles roides ;  éclats de n'être pas. Tout au-dessus de sa tête qui repose là,  parmi les feuilles éteintes, rouges pâles, or sombre.  Et d'autres feuilles encore se détachent et s'abattent autour de lui, parfois, le frôlent, rapaces paisibles pleins d'une inexprimable et lointaine tendresse pour leur proie. Tel ces étoiles, points ultra-lumineux; éteints pourtant. Pleins d'une moite compassion sidérale. Points de repères d'une carte ne définissant aucun territoire. Balises ne balisant nul chemin. Balises qui, quoique nocturnes, irriguent de leur froide luminescence d'albâtre morte le monde qui existe, réel mais plus vivant, jamais... Combien froid éclat. Qui, pourtant, réchauffait ce que clandestinement certains appelaient encore « l'âme ». Ou le cœur. Le cœur, cette étoile dans le corps. Le cœur, étoile au cœur du corps. Vivant et pourtant mort, n'irradiant aucune lumière extra-lumineuse capable de parcourir un temps impossiblement long. Un temps qui n'en est plus. Un temps qui est et n'est pas, que seuls de froids calculs peuvent dire mais qui, est, intrinsèquement, pour le cœur, un pur et obscur mystère. Car le cœur, qui bat la mesure, ne bat pas, en fait, pour mesurer le temps mais... autre chose. Une chose qui n'en est pas une. Un impossible.

 

            Tous ces mots-là n'étaient pas dans sa tête, là, celle qui reposait sur l'humus brunâtre. La tête aux cheveux sales et ébouriffés qui reposaient sur ce qui fut vif et qui ne l'est plus. Ce qui n'est plus vie mais qui participera encore, bientôt, déjà, participe, à ce qui sera vivant et vécu.

            Ces mots-là n'étaient pas dans cette tête-là. Ils y étaient et non. Ils n'y donnaient qu'un ton. Tonalité illusoire et presque défunte de son...

            Comme la brume qui montait en exhalaisons mortifiantes et descendait en rosée céleste, ils flottaient pourtant, tant en lui, l'allongé, qu'autour de lui, l'alanguit.

            Les globes de gui se balançaient d'un balancement imperceptible. La beauté. Mappemondes vénéneuses. Le lierre s'élançait contre les troncs, faussement nonchalant, le parasite qui amoureusement étreint son hôte et le perce. Le transperce de vide. Mort, vie, entrelacées. La vie qui donnant la vie meurt. La mort, en vie, pompant la vie, tue. Et, ayant accompli son œuvre, meurt aussi. Et meurt à une vie nouvelle. Ou plutôt à un nouveau germe de la même et toujours même perpétuelle vie. Orobouros, grand ennui circulaire du cycle clos qui, autophage, se dévore et se régurgite ad nauséam.

            Tous ces mots-là, n'étaient pas dans sa tête. Ils flottaient, autour de son cœur, ils auréolaient son cœur. Ils ourlaient d'une fantomatique lumière pâle son étoile dans son corps.

Extinction.