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Fabrice Murtin, Furtive affluence

D’une apparente simplicité, Furtive affluence se reçoit léger de ses neuf pages de format A4 qui enserrent une typographie conséquente dont les lettres énumèrent des textes  aux tracés justifiés et séparés par un double interligne. Les titres, lorsqu’il y en a, sont centrés en haut de pages non numérotées. Treize textes majoritairement courts, en prose ou bien en vers, s’y succèdent. L’encre qui orne la couverture semble ainsi allégorie de cette volonté de convoquer l’espace immaculé comme faisant partie du tout, comme élément signifiant à considérer. Alors y attendre un discours éthéré, aérien, vaporeux ?

Cet horizon d’attente, suscité par l’aspect physique du recueil, est bien vite démenti, car dès la lecture de l’incipit tout interdit de recevoir ces paragraphes en furtif, en promeneur alambiqué espérant y trouver repos et amusement. Les propos de Fabrice Murtin sont bien au contraire d’une épaisseur sémantique conséquente. Les épigraphes d’œuvre interpellent et alertent le lecteur : deux exergues, en effet, figurent au devant du recueil, une qui ouvre la marche aux écrits du poète, l’autre qui clos le déroulé des textes. Et quel n’est pas le plaisir d’y retrouver Rainer Maria Rilke qui invite, au seuil de la lecture, à recevoir d'ors et déjà ces textes sous les auspices d’un poète pour qui écrire est cheminement et aboutissement d’un parcours existentiel menant vers soi-même. L’épigraphe qui clôt le recueil vient corroborer cette portée sémantique, car, attribuée à Cioran, pour qui l’art et la poésie furent les seules justifications de l’existence, elle énonce :

« Dans la vie de l’esprit il arrive un moment où l’écriture, s’érigeant en principe autonome, devient destin. C’est alors que le Verbe, tant dans ses spéculations philosophiques que dans les productions littéraires, dévoile et sa vigueur et son néant.

Cioran ».
 

Ainsi l’impact discursif de ces citations placées respectivement au début et à la clausule de Furtive affluence ne peut être ignoré, car leur nature didactique ainsi que le fait qu’elles introduisent et ferment les textes du recueil en font des éléments incontournables. Elles invitent le lecteur à penser le discours poétique ainsi que la posture de celui qui l’énonce. Mais aussi, ainsi que tout recours à la pratique épigraphique, elles signalent le souhait de l’auteur d’ouvrir à l’intertextualité.
 

Cette volonté de convoquer des références externes est confirmée à la lecture de l’incipit. « Couleurs et rumeurs », poème en prose, égraine, au fil des lignes de ses quatre paragraphes, des allusions artistiques à peine dissimulées. Sous les allures  d’un texte à la limite du descriptif tant ses assertions énumèrent au sein de temporalités identifiables des étapes de la vie quotidienne, voici que sont invités Verlaine et son « violon monotone » et Chateaubriand qu’il nous semble presque voir fouler du pied les « feuilles jaunies » des « Tuileries » d’un pas pesant tout le poids du mouvement romantique largement convoqué ici. Les envolées extradiégétiques mènent également au vingtième siècle, et à Guillaume Apollinaire qui a ensemencé le renouveau du discours poétique. L’y voir, lorsque Fabrice Murtin évoque la modernité, dans le  « bal des transports d’un quotidien trop terne », ainsi que dans la première phrase du second paragraphe, où « La Seine ou trop d’heures oubliées » ne sont pas sans évoquer « Le Pont Mirabeau ».
 

Dans ce tout premier texte les champs lexicaux de la peinture et de la musique soutiennent ces références extradiégétiques et convoquent les autres formes d’expression artistique, toutes périodes confondues, dans un syncrétisme qui préside à la lecture du recueil.
 

« A chaque arrêt le bus déclinait les jeux optiques d’un kaléidoscope de richesses. Les attitudes importantes fuguaient au plafond monochrome qu’elles rehaussaient de motifs imaginaires en compulsant des notes. Invariablement ce tintement de stations soldait le bal des transports d’un quotidien trop terne.
 

Un soir mon requiem fusa à la fenêtre par l’orage à canon. »
 

Ce texte liminaire, véritable « kaléidoscope de richesses », donne le ton. Nous voilà placés à hauteur de prendre la mesure de ce qui va suivre.

Et effectivement, en plus des nombreuses références intertextuelles et des allusions omniprésentes aux diverses formes d’expression artistique, Fabrice Murtin propose au lecteur de voyager : envolée spatiale qui part de Paris pour mener en Italie, pays de l’abondance artistique s’il en est, évoquée à travers des sites qui sont symboles de l’art tant grâce à la splendeur architecturale des monuments décrits que par les œuvres qu’ils recèlent pour certains ; déplacements temporels dans l’évocation d’œuvres et d’artistes qui ont marqué l’Histoire de l’Art tout au long des siècles, mais aussi lorsque le poète énonce à la première personne du singulier les murmures romantiques d’envolées lyriques déployées dans l’évocation du passé, s’adressant à un « tu » qui apparaît au fil des pages.

Ponts extradiégétiques ainsi que mise en abîme des formes d’expression artistique se succèdent donc, et mènent à ce texte qui clôt le recueil :
 

« La pluie battante des fortunes et des siècles s’acharnait sur les tuiles vertigineuses de notre compulsion.
 

Sans plus tarder, rapiécer les débris et les veilles. Restaurer les termes d’un échange en puissance.
 

Le couloir de Vasari foulait Florence vingt pieds plus bas.
Traverser notre paysage comme une marche sur le fleuve.
 

Dieu nous lit. »
 

Ce syncrétisme artistique générique et temporel invite le lecteur à suivre le parcours  tracé par le poète. Qui mieux que Giorgio Vasari, peintre, architecte et écrivain du seizième siècle, auteur d’une Histoire de l’Art considérée comme fondatrice du genre, pouvait clore la marche des textes du recueil auprès des lignes magnifiquement écrites par le poète qui, dans l’emploi du possessif, invite le lecteur à le suivre aux paysages initiatiques.

Et alors que tout pèse du poids de l’art, ce serait oublier l’essentiel que de ne pas saluer l’extrême poéticité de la langue de Fabrice Murtin. Les paradigmes déploient des signifiants qui dans leur rencontre glissent au tapis du sens pour laisser apparaître des images puissantes et inédites. L’auteur y trace également les contours d’une syntaxe propre à offrir des envolées poétiques, comme dans « Villa Borghese » où sont énumérées uniquement des phrases nominales, manière d’évoquer le regard déployé sur ses jardins tracés par Flaminio Ponzio et sur les merveilleuses œuvres qui figurent au lieu.

Ainsi, dans les blancs des espaces laissés au texte, en leurs envolées spatiales et énonciatives, mais surtout dans le jeu de la portée sémantique ouverte par l‘intertextualité, la dimension du discours non seulement poétique mais aussi critique fait de Furtive affluence un recueil qui scande la puissance de l’Art en un syncrétisme générique et temporel unifiant qui soit propre à dépasser les discours protocolaires. De par sa forme ainsi que dans la mise en œuvre des dispositifs textuels le lecteur est amené à créer des ponts : liens au sens suscités par les convocations qui émaillent les propos de Fabrice Murtin, mais également liens avec une dimension du signe que seule la poésie permet de déployer, qui est celle des retrouvailles avec les sonorités et le symbolisme enclos au langage.