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Faire place de Jean-Pierre Lemaire

 

On connaît Jean-Pierre Lemaire pour l’intelligence qu’il donne aux poèmes qu’il fait découvrir lors de ses cours ou conférences. L’objet invisible qu'est un poème devient visible, la lettre morte se fait vivante entre ses mains, si bien que bien des personnes après l’avoir écouté, se découvrent une familiarité avec la poésie qu’ils ignoraient l’instant d’avant.

Mais ces lignes ne visent pas à rendre hommage au professeur ou au conférencier, seulement à rendre compte du dernier ouvrage du poète, dont je suppose que les meilleurs critiques s’empressent de souligner la qualité et l’importance. Deux réflexions m'ont traversé à la lecture de ses poèmes : l'une pour situer son travail, l'autre pour dégager ce qu’il s’efforce de nous faire entendre.

La poésie de Jean-Pierre Lemaire s’enracine dans une tradition de quiétude et d’équilibre, en quête d’une forme de sagesse apaisée, attentive aux instants d’interstice qui sont les portes naturelles de la poésie d’aujourd’hui. On trouve à ses côtés, ou il se trouve à ses côtés, des poètes comme Jaccottet, Delaveau, chacun avec sa tessiture, ses élans ou ses retraits propres. Leur forme à tous les trois est sobre, leur langue de très belle facture, précise, bien tournée sans être précieuse. Disons-le tout net, nous sommes face à des poètes qui poursuivent la meilleure veine classique de la poésie française. Bien sûr, des thèmes leur sont propres et les distinguent, mais ils ont en commun cette attention à la vie cachée, secrète des choses et des êtres. Dans Faire place, on trouve ainsi cette série sur un professeur quittant ses cours donnés à Henri IV, ou la série portant sur la venue d’un nouveau-né vu par des grands parents. Rien de grandiose donc, mais un goût, une attirance pour cette force qu’on trouve dans la vie au plus près. Ce que j’appelle classique et qui me fait ranger comme tel le travail de Jean-Pierre Lemaire dans cette catégorie, passe par une acceptation assumée de la vie, la volonté de la regarder en face et de s’y tenir ; de mûrir à son observation et de lui répondre en mot bien pesés ; de lui répondre, ou de lui donner la parole, afin de rendre audible et sensible ces moments que tend à effacer notre empressement à sauter d’une activité à l’autre. Classique, n’est donc pas sans une forme de résistance aux tendances de son temps, au contraire. Être classique c’est s’inscrire dans une file longue de poètes et d’artistes dont le point de départ est simplement d’accepter la vie pour ce qu’elle est.

Quand on regarde en arrière, il faut remonter à loin en France pour trouver trace de cette tradition, sans doute redescendre auprès de la Renaissance, des ballades d’Adolescence Clémentine, des sonnets de Ronsard. Leur plainte ou leur humour ne leur fait pas quitter le sol, ni remettre en question le pacte qu’ils avaient noué avec la vie. L'esthétisme excessif du XVIIe siècle, puis le romantisme avec ses coups de boutoir, les révolutions quelles qu’elles soient, et les guerres ont mis par terre cet édifice. Il a fallu attendre Du Bouchet, Guillevic, Reverdy ou Caillois et quelques autres pour éloigner la fureur qui s’était emparée de la poésie ; pour qu’elle retrouve par eux une force de l’attention envers les choses. Il a fallu attendre leur travail en profondeur pour que la langue soit autrement malaxée, qu’elle se réinvente, pour être plus sourde, plus minérale, plus lente aussi et qu’elle parvienne à s’arrimer à la vie sans éclat des jours ; qu’elle retrouve, comme une puissante odeur de l’enfance, la place même que la vie occupe au quotidien dans les cœurs et les esprits. 

Pour conclure cette observation, la phrase qui me vient est « j’entends Pascal Boulanger » et avec lui, les voix de Dauphin, Baumier, Garnier-Duguy, qui montent à l’assaut du jour comme un océan qui en a fini avec l’été, qui aspire au vent, aux rochers, aux vives eaux inlassables qui cherchent sans fin ce qui refuse de se donner. Ce temps de l’équilibre, au moment même où il trouve sa pleine force, semblerait donc déjà se conclure.

 

Maintenant, abordons le deuxième point : que veut nous dire Jean-Pierre Lemaire ? N’y allons pas par quatre chemins : Jean-Pierre est un poète de la foi et lire ses poèmes, c’est découvrir son action, son travail dans sa présence au monde. Elle le rend sensible aux signes faibles qui l’entourent, le fait parler, murmurer face à ce qu’il reçoit. Trois exemples pour illustrer l’importance de la foi chez Jean-Pierre Lemaire.

On découvre sa foi dans sa relecture de passages de la Bible ; relecture personnelle, sobre, qui se présente comme un témoignage pris sur le vif. Par exemple ce vers dans le poème Cana, « Nous connaissions bien les mariés, nos voisins ». Ou dans le poème Proclamation du Royaume, qui fait parler Marie, la mère de Jésus : « je découvrais mon fils à trente ans passés », puis cette confidence qui fait suite à ce souvenir : « J’entendais ses mots pour la première fois / comme dans son enfance, en y reconnaissant / les fruits d’une attention qu’il avait déjà / quand nous habitions ensemble à Nazareth. » Un même œil est à l’écoute : donner vie à chacune des scènes en leur rendant leur trace existentielle, réaliste mais qui n'efface pas la lumière ou l’ombre propre que peut jeter sur ces événements un regard de foi. Exemple : ce poème sur Zachée qui met en contraste le petit homme que Jésus invite à descendre, puis qui, « une semaine après » voit le prophète en croix sur une branche pendu « comme un fruit d’automne au printemps ». À côté des personnages ou des scènes du Nouveau Testament, on trouve également des méditations sur le texte biblique lui-même, comme le poème sobrement intitulé Luc 14 qui joue sur les portes de l’année qui se referment en novembre et celles des invités de la dernière heure.

Il y a aussi ces scènes de relecture de vie du poète, comme ce très beau poème sur l’Épiphanie avec ces cinq premiers vers : « Les lumières des crèches / s’éteignent dans la ville. / Il ne reste que les miettes / clignotantes de l’étoile / tombée en mer et sur la terre. »

Enfin, on trouve dans ces poèmes un regard sur les jours qu'une vie de foi anime, transfigure métaphoriquement, comme dans le premier poème du recueil, où la ville accueille au matin le soleil « promis depuis des siècles » puis l’oublie. Alors le poète s’interroge sur ce que serait le monde s’il osait le suivre : nous marcherions alors « du matin au soir / sur la pointe des pieds. »

Quel que soit le motif dont le poème s’empare, on retrouve la même simplicité dans la saisie, la même délicatesse presque timide. Frappe également leur volonté de s’ancrer dans le réel, j’oserai dire de sanctification du réel, c’est-à-dire de rendre compte de ce qui le relie au divin, non par son excès mais au contraire par son retrait.

Sous cet angle, on peut comprendre le titre du recueil « Faire place », comme un double mouvement : celui du poète qui choisit le retrait pour mieux accueillir un réel qu'il sent habité, mais aussi celui d’un dieu qui vient en s’effaçant, un dieu qui ne se manifeste non pas dans la gloire mais dans la simplicité des jours, et appelant chacun, comme le poète Élie à le reconnaître dans le silence d’une brise.

Pour un lecteur de foi, ce recueil s’offrira comme un compagnon de méditation qui vient le nourrir. Pour un lecteur sans foi formulée ou sans foi tout court, restera cette simplicité du regard à partager comme un pain rompu lors d'une nuit d'étape, ainsi que cette confidence murmurée sur un pan rarement ouvert de la vie intérieure d’un homme de foi.