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Fil de Lecture de Carole MESROBIAN

Autour d’Elodia Turki, Alain Brissiaud, Hervé Delabarre, Mario Campana.

 

Un livre tout d’abord à regarder, comme un objet, tant les couleurs ocres de la couverture mettent à l’honneur la délicatesse du dessin qui la compose pour moitié. Le titre, Mains d’ombre, discrètement déposé au-dessus, dans un vert pastel, vient discrètement s’harmoniser avec ces couleurs, et annonce les tonalités aériennes de l’iconographie liminaire. Le recueil s’ouvre en effet sur un dessin de même facture, reproduit en couleur. Dès l’abord Elodia Turki sollicite le regard, et prépare le lecteur à la découverte de ces magnifiques lignes tracées en arabe littéraire qui ornent les pages de son recueil et proposent une traduction de ses textes, assumée par Habib Boulares. Le vis à vis rythme le livre, et les caractères orientaux dessinent des vagues de dentelle en regard de textes courts pour majorité écrits en italique sur les pages de droite. Ainsi cette version bilingue place l’écriture à un double niveau de réception, celui de la lecture proprement dite, et celui d’une réception sémantique de l’image. « De gestes en paroles » Elodia Turki invite le lecteur sur la quatrième de couverture à entrer dans cet univers plurisémantique. Là nous rencontrons une énonciatrice qui évoque sa difficulté à être, et suggère les épreuves traversées avec une pudeur et une discrétion non démenties. Un pronom personnel à peine incarné apparaît parfois, mais c’est dans la pudeur de l’évocation des étapes rencontrées.

 

« Tremblée défaite et rire
comme un manque à rêver

Je-suave tourbillon-
fleur lacérée-dessin-
jasminée repentie
silence pire

C’est ce que je sentais »

 

Une parole féminine qui suggère les difficultés de l’affirmation de soi-même mais aussi les ombres dessinées par les êtres rencontrés et aimés.

 

« Autour de ses poignets
d’autres mains d’autres gestes

elle et toi
immenses arlequins sur le pont sans rive

Tu m’avais oubliée
ne retenant de moi que l’ombre de mon chant

que le son de mes doigts sur tes jours
ne retenant de moi
que toi
sans moi »

 

Faut-il pour autant affirmer que ce recueil n’évoque qu’une expérience personnelle ? Loin s’en faut, car l’auteure fait partager au lecteur ses interrogations sur la matière de ses textes et sur l’acte d’écrire.

 

« Sa main-la tienne
telle une ombre jalouse

dans la fleur innombrable de ma peur

Peut-être eut-il suffit-il
que la lenteur des yeux
épelle en
fin le trouble

pour que toujours soit
l’improbable partage »

 

Mains d’ombre n’est donc pas uniquement le lieu d’une parole personnelle, et la volonté d’opérer un syncrétisme artistique soutient cette réflexivité sur le travail de l’écriture. L’iconographie qui entoure les textes ainsi que la graphie magnifique de l’écriture arabe forment écho à la récurrence de l’évocation de la musique. Et il faut comprendre la convocation de ces vecteurs artistiques comme métaphore de ce désir de mener l’humanité à la source de paix d’une communauté enfin unie dans le verbe mais aussi dans le silence, ainsi que l’énonce si magnifiquement l’épigraphe d’œuvre signée Omar Khayyam :

 

« There was a Door to which i found no Key
There was a Veil through which I could not see

Some little Talk awhile of Me and Thee there was
And then no more of Thee and Me

Omar Khayyam (Quatrains) »

 

Elodia Turki, Mains d’ombre, Librairie-Galerie Racine, Paris, 116 pages.

 

*

 

Rare. Il faut avoir parcouru, il faut avoir traversé, il faut avoir lu et relu les fragments déposés aux pages d’Au pas des gouffres. Non pas pour y rencontrer Alain Brissiaud, le poète n’est qu’une ombre sans nom et lui le sait pour l’avoir découvert dans la parole libérée de sa trace aux pages de ce recueil, mais pour cette langue éminemment poétique qu’il nous offre à l’occasion de ce premier livre. La sobriété de la couverture laisse le lecteur dés l’abord dans le dénuement d’un horizon d’attente quel qu’il puisse être, et la toile reproduite sous le titre dessine des couleurs qui évoquent un paysage sans pour autant en délimiter les contours. Rien ne vient parasiter la magie des images puissantes qui essaiment leur source libératoire dans les lignes qui vont suivre. Lui, le poète, son absence et son cri, la vacuité de ce pronom personnel assumé pourtant apparaissent dès la quatrième de couverture :

 

« Je voudrais te prendre aux mots
enlacer ta parole dans la brume des sables

à l’impeccable chant ôter ma paume
et peser du poids de la pierre

tant lisser ce sang pur apeuré
et rendre poudre fine ton silence
tant vit en toi le balancier des vents

… »

 

Bien que l’expérience d’une vie à peine évoquée apparaisse parfois, elle est ce qu’elle devrait représenter dès lors qu’il est question d’écrire. Il ne s’agit pas d’un lyrisme qui laisserait apparaître les contours anecdotiques d’une existence particulière mais d’une parole poétique qui mène à l’immanence de l’expérience humaine. La magie s’opère grâce à un travail sur le langage qui, simple et protocolaire, révèle sa puissance dans les confrontations du signe qui obéissent pourtant à une utilisation syntaxique tout à fait usuelle. L’énonciateur, dans un langage simple et limpide, mène chaque bribe de ces pages à une dimension transcendante.

 

« Ce bouquet de plumes sous le chêne
ce bouquet

répandu
né de la nuit
né d’un combat sans lutte
ma main sèche ne peut l’approcher
s’en saisir
ce bouquet
à la gorge rougie
halète dans la lumière su sous-bois
comme paupières

Je voudrais tant installer cette humeur
dans mon rêve
ce devenir d’air
cette voie aux poumons
sidérants »

 

La nature n’est plus support métaphorique mais elle soutient le paysage mental du poète et tisse les éléments d’un décor sensible. La puissance des images et des symboles évoqués se superpose à un univers psychique où se mêlent sensations et évocation d’un imaginaire qui restitue les perceptions du monde avec une dimension poétique non démentie. Et au-delà des traces de ses avancées de vie l’auteur mène une réflexion sur la parole, tant dans le travail du signe que dans l’énonciation de ses interrogations sur l’acte d’écrire.

 

« Si tu cherches la paix
tiens tes mots ligotés

à distance
de la rive
et sans fin
comme dans un ultime
halètement
pioche en toi le souvenir
de son pas
remuant le gravier de la cour »

« Au creux de ton bras
recueille
l’arbre des silences
sa voix circule
comme le vol d’une mouche
sans chemin
entêtée

reçois-le
prends ce vertige

un temps viendra où
sa sève
étanchera ta soif »

 

Au pas des gouffres offre au signe l’espace de sa disparition, et mène le langage poétique là où il doit aller : vers l’au-delà du sens. Mais le pas des gouffres n’est-il pas celui à franchir dès lors que l’écriture affronte le tremblement créateur et libératoire de la poésie. C’est ici enfin que se poursuit l’ailleurs de la littérature. Toujours mouvante, n’existant jamais ailleurs que dans l’avancée inouïe des travées creusées par ceux qui, comme Alain Brissiaud, mènent l’assouvissement de son devenir.

 

« Vivre sans la sagesse
sans le grand battement intérieur

et la vision des hautes portes
ouvertes à l’aube au bas du ciel

marcher d’une marche aveuglante
dans la respiration étroite

de l’intelligence des fleurs

rêver comme rêve le vent
et trembler quand la joie se mêle
à l’argent de l’olivier têtu

goûter l’étreinte de ton absence
la fièvre brisant l’air

dans la chaleur d’août

vivre
la pierre posée la pierre

en équilibre »

 

Alain Brissiaud, Au pas des gouffres, Librairie-Galerie Racine, Paris, 2015, 82 pages, 15 euros.

 

*

 

Un ouvrage dont le format et l’épaisseur rompent avec ceux de la plupart des recueils poétiques. Le lecteur est plutôt habitué à trouver ces 328 pages regroupées sous l’indication générique du roman. Et sur la couverture rien n’indique d’ailleurs à quoi il doit s’attendre. Un titre discret laisse place à la reproduction d’une toile abstraite de Jacques Hérold, et les couleurs pastel du dispositif contribuent à créer le cadre d’un recueil qui suscite toutes les interrogations. Ce n’est qu’en feuilletant ses pages que l’évidence d’une parole dévolue à la poésie apparaît car des vers courts et justifiés à gauche se suivent entrecoupés par des titres qui rythment l’ensemble. Quelques moments dédiés à la prose n’en démentent pas l’horizon d’attente : il s’agit bien de poésie. Et ce livre imposant s’organise autour de chapitres et de parties bien délimitées et reprises en index. Le titre, Prolégomènes pour un ailleurs, convoque le métalangage de la philosophie et sonne presque comme un oxymore. Et ce qu’il annonce n’est certes pas démenti, tant il est vrai que se dévoile au fil de la lecture une poésie inédite qui met au service d’une trame diégétique la puissance d’un langage dévolu à la création d’un univers fantasmagorique. Soutenu par un appareil tutélaire foisonnant, les poèmes et textes d’Hervé Delabarre se succèdent en suivant une chronologie presque linéaire car leur date de création est indiquée pour chaque ensemble. Des personnages féminins se dessinent et le poète leur confère une dimension charnelle toute particulière.

 

« Le rêve défriche la charmille des yeux
Ecaille les géographies amoureuses

Inquiétantes et friables
A la lisière des paumes
Sur les mâchicoulis où les nerfs entendent leur monstrueux
cérémonial
Il y a tant à découvrir
Dans leur tracé voluptueux
Jusqu’aux abords de la mort électrique et rose »

 

Ces amantes croisées dont il évoque le souvenir s’inscrivent près de noms de personnages contemporains de l’auteur, ou bien jouxtent l’évocation de noms appartenant à l’histoire, telle Jeanne d’Arc à laquelle il consacre un poème. Le lecteur est ainsi convié à entrer dans cet univers prégnant qui absorbe la matière du réel pour la donner à entendre au fil de textes façonnés avec un langage plus prosodique que poétique, mais dont la puissance évocatoire à force de rythme et de jeux avec l’espace scriptural donne vie à une poésie inédite. Et ces souvenirs amoncelés comme un puzzle grâce à la rémanence de sensations sous-tendent également les pages où la prose ne cède en rien à la qualité évocatoire de la langue d’Hervé Delabarre. Les femmes à nouveau sont la matière de l’écriture. Mais est-ce là tout ce qu’il est permis d’entendre aux Prolégomènes pour un ailleurs ? Il semble que dans cette pulsion vitale énoncée grâce à la force d’un langage lourd de sensations et ancré aux trames du réel le poète va sonder la désespérance, celle d’un corps dont la mort est inévitable.

 

« Des lèvres agonisantes
Dans les couloirs

Où l’ombre se nourrit
De sanglots
Et s’exténue enfin

Près de la porte
Là-bas
Au bout
Où tout se joue »

 

Ce désespoir est également prégnant dans l’évocation de la disparition de la mère du poète, qui apparaît à plusieurs reprises. Une poésie dont la profondeur ne s’énonce que grâce au poids de ce qui n’est que suggéré, et dont toute concession à un lyrisme compatissant est exclu.

 

« Pas de crème fraîche pour les martyrs
Un ventre vaut mieux qu’un sac à main

pour s’abriter de la pluie.
La mort, elle-même, ronge son frein,
se désespère de ne plus pouvoir venir à bout d’elle-même.

Alors que faire,
sinon se précipiter à la gare,

et s’engouffrer dans un train
enfoui au cœur des herbes folles
et des itinéraires froissés jusqu’à la nuit des pôles. »

 

Hervé Delabarre, Prolégomènes pour un ailleurs, Les Hommes sans Epaules éditions, Domont, 2015, 328 pages, 22 euros.

 

*

 

Une édition bilingue de Mario Campana dont la couverture ne comporte rien d’autre que le titre, sous le nom de l’auteur, Dans le prochain monde, En el proximo mundo. L’espace qui entoure ces caractères bleus et noirs est tout entier dévolu au blanc cassé de la couverture, laissant le lecteur déployer son imaginaire quant à la teneur des textes qui s’offrent à lui. Et comme venant combler cette vacuité sémantique, le texte liminaire, dédicacé à la mère de l’auteur, débute comme une cosmogonie, comme s’il s’agissait de poser les bases d’un univers poétique inédit.

 

« Sans éclat, le monde commence, muet.
Un trou calciné.

Un monde crasseux étranger
S’interrogeant sur une renaissance souhaitée et ouverte
L’ample accord dissonant
De la maison qui crépite.

… »

 

Le ton déjà propre à la poésie de Mario Campana est donné. L’évocation de cette naissance, celle du monde ou plus exactement celle de celui qui perçoit le monde, fera face à l’omniprésence de la mort, dont l’invocation apparaît dans de nombreux textes du recueil. Mort symbolique et renaissance à soi-même, le poète mène le lecteur sur le chemin de son parcours initiatique.

 

« Et là le corps s’apprête à renaître,
Quand les arcs réveillent l’aurore

Jamais vue avant : la flèche molle,
La corde sans tension, sans ambition,
`sans celui qui met en jeu sa vérité
dans un souffle monstrueux. »

 

Un parcours de vie dont les étapes sont convoquées comme autant d’occasions à cette transmutation personnelle, et dont les époques sont liées à l’évocation de lieux qui offrent à l’espace urbain une dimension métaphorique. La ville devient le décor sensible d’un périple initiatique.

 

« Je dis ici. Ici, la ville
Surgie de vagues légendes.

Parmi tant de barricades-dis-je- il doit y avoir
Des avenues lumineuses que je n’ai pas vues,
De vieux habitués amicaux,
Des faubourgs ignorés des touristes ; »

 

Le poète invite le lecteur à le suivre dans cette avancée vers lui-même, et la multiplicité des lieux évoqués et des époques qui se juxtaposent à une énonciation personnelle confère à cette poésie une dimension universelle. Les textes en français accompagnés de leur traduction en espagnol forment un recueil qui offre à l’expérience humaine, quel que soit l’horizon sous lequel elle s’inscrit, une portée éminemment poétique.

 

« Mais après la tempête quelque chose continuait

Son obstiné et inévitable voyage,
Rue par où l’espoir se faufile

Et la blessure se change en chair vive
De cette trace, qui accorde les cœurs,
La joie peut naître,

Quand l’âme s’aventure au-delà de tout stigmate. »

 

Mario Campana, Dans le prochain monde, En el proximo mundo, L’oreille du Loup, Paris, 2013, 133 pages, 10 euros.