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Fil de lecture de France Burghelle-Rey : sur Claudine Bertrand, Nicole Brossard, Laura Vasquez

 

Fleurs d’orage, Claudine Bertrand, éditions Henry.

 

Le recueil s’ouvre sur l’alliance de la parole avec le monde et sur le désir pour «  le poète aveugle », Roland Giguère, qui a choisi le suicide et au souvenir duquel Claudine Bertrand dédie son texte, de retourner au limon. Pour ce faire se déploie, dès les premières pages, une isotopie de la liquidité. L’eau, sous toutes ses formes, est ici un élément rédempteur et permet à l’errant de trouver son identité. La narratrice, en union avec son interlocuteur, se métamorphose et trouve sa définition : «  je suis méditerranée ».

Au sein de cet univers «  cobalt » et  «  indigo  » «  les «  fleurs d’orages  » dans un vers éponyme et la «  couleur fraîche sur dalles chaudes  » s’associent au champ lexical du bleu.

Le livre formé, avec harmonie, de quatrains aux vers courts et composé de quatre volets avance comme autant de vagues qui se déposent sur le sable du repos définitif. La première partie se clôt sur la révélation que l’eau et les mots sont une même et unique  chose : «  l’eau des psaumes  » où l’on va savoir si le poète ( destinataire ou narrateur ? ), dans un «  éden métissé  », pourra trouver le salut.

Le second volet, après une allusion au tsunami et à la fuite, s’achève sur une profession optimiste du poète disparu qui a écrit :

 

«   Nous ne craignons pas
les profondeurs

si nous pouvons
remonter plus haut  »

 

A l’ouverture de la partie suivante, c’est une langue aux accents homériques qui s’offre au lecteur avec, comme cadre encore, les éléments marins et comme moyens, des épithètes et expansions diverses dignes des grands textes :

 

«  l’orpheline éternité  »

«  abîmés de bleu
les nuages saturés  »

«  l’indéchiffrable ailleurs  »  

 

Et au milieu de la mer qui «  ensorcelle  » et qui grise : l’espoir. A noter, également, malgré tout un lexique funèbre, ces deux vers remarquables :

 

«  jamais plus le siècle
ne piratera ton verbe  »

 

Puis la musique, «  cette alchimie  », semble bien la clé dans «  le lamento d’un art sacré ».

Le volet quatre réitère ces isotopies. L’eau, sous l’aspect, cette fois, de la glace et les couleurs également, accompagnent l’hommage au peintre :

 

« Revoir les paysages
de Sisley lointains

en bordure du Loing
des péniches évoluent  » 

 

Assonances et allitérations y remplissent leur rôle synesthésique et l’art de Claudine Bertrand - à la fois, dans son sens et sa forme - nous comble :

 

« Moulin près du pont
un jeu limpide

de teintes ciel de lit
parfois mauve fauve

L'insolence de la cigale
cet été-là stridence
l'orgie la complainte
que l'on délecte »

 

Enfin, nous dit «  celle qui sait  », le poète, sourcier et visionnaire, choisit, dans un siècle ravagé, de remonter le fleuve.

Avec l’expérience, l’écriture de la poète s’est parfaite. Elle est devenue ici magique, mettant le doigt, avec ce sentiment d’évidence propre à la poésie, sur la beauté du monde.

 

*

 

Temps qui installe les miroirs, Nicole Brossard, éditions du Noroît.

 

Dès le poème d’entrée s’expriment le pouvoir des mots, leur incidence sur l’être et le corps puis vient un constat d’expérience, celui que «  trop de bruit sous la langue trot d’effroi  ».

Tercet après tercet, au moyen d’une langue qui circule, épurée, la maîtrise du temps, la peur et la mort sont exprimées d’une manière optimiste qui tutoie le lyrisme :

 

« on peut facilement frôler la mort  »

« cédilles ou virgules affamées de sens  »

« nouvelle peur dans l’imaginaire  »

 

Alors la narratrice, audacieuse, n’hésite pas à désarticuler la phrase, nominalisant des propositions, pour parler de ses «  paradoxes  » et pour introduire le prosaïque : «  l’amertume sous forme d’asperges  » ainsi que le familier : «  now la vie  ». Vie, d’ailleurs, imparfaite : «  laine tirée lacet défait » même si « on vit rapproché du ciel  ».

Mais c’est dans la joie, «  aux sources de tendresse  », que se trouve la solution : «  tu devras devenir ton propre temps  ».

Dans la dernière partie de cet opus le langage se ferme et offre son mystère en même temps que la poète affirme une identité qui reste à décrypter : «  je suis parfois sept jours / une chute une lame d’eau…une invention / une analogie ». Puis elle insiste sur l’aspect obscur de ses actes et de ceux de ses pairs : « dans l’abstrait nous montrons nos tatouages  ».

Les mots, pour revenir au début, ont pris ici véritablement le pouvoir. Ainsi peut l’emporter le jeu sur le signifiant : « chaos carotide  » puisque le sens va en s’effritant. Et s’il y a joie «  prodigieuse  », elle se trouve dans «  l’obsession des mots  » cette fois encore.

 

*

 

 

La Main de la main, Laura Vasquez, Cheyne éditeur.

 

Comme «  La forme de mon ventre  », celui du premier des quatre chapitres, le titre du recueil, par sa mise en abyme, est marqué par la possession qu’évoque encore l’incipit : «  Le premier matin du ma vie » . Dès le début, la réalité, et, à l’intérieur d’elle, la nature puis le corps lui- même sont des prises de conscience fortes jusqu’à la chute du premier chapitre qui se clôt sur l’hiver dévorant : «  Ta bouche tremble pour le dernier hiver  ».

Un dialogue s’instaure sans attendre entre un «  je  »  et un «  tu  »  sous forme d’un échange où l’offrande, dans la simplicité, est reine : «  Je t’apporte du miel  ».

 

Cette douceur du texte est renforcée par la musique d’une poésie qui chante grâce aux mètres variés, aux strophes de différentes longueurs, aux interrogations ou aux exclamations et à des procédés comme l’anaphore. Ainsi, dans sa sémantique riche, le mot «  comme  » :

 

«  Comme les choses invisibles  »

«  Comme je suis seule !  »

 

Et au mitan de l’opus, un poème autonome : huit vers dans lesquels lecture et écriture sont sources d’élan. La voix s’y exprime au moyen d’un énoncé performatif dans des adunata surréels qui montrent l’audace de la poète-démiurge :

 

«  Que le soleil s’en aille au milieu du ciel et qu’il reste
en place des mois et des mois et des années, des siècles.  »

«  Alors les soldats lui jettent des pierres
et rien ne bouge
jamais. »

 

A l’issu du deuxième chapitre, l’auteure définit son identité par des mots où la parole d’un moi en quête de l’aimé n’hésite pas à se faire lyrique.

La partie suivante s’ouvre sur la litanie du « défiguré », « celui qui s’endort », auquel s’identifie la narratrice protéiforme avant même d’arriver à se définir, elle et les autres :

 

«  mon visage est trop mince »

«  notre peau est si tendre  » 

 

Alors intervient une forme de récit où les pierres ont un rôle, où la gorge se fend, où « les fenêtres de la maison se ferment » pour que puissent commencer les histoires et les choses.

 

*