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Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Luca/Pasolini/Siméon

 

Il n'est pas question ici d'établir les règles de la littérature du refus mais de rendre compte de trois livres parus ces derniers mois qui mettent en lumière trois auteurs s'élevant contre l'horreur économique, refusant l'ordre social que les politiciens veulent imposer aux citoyens qu'ils prétendent représenter… Mais à quel prix ? La société libérale n'entend pas seulement exploiter l'homme, engranger des profits mais elle veut formater les esprits en imposant une langue utilitaire, dans laquelle le divertissement et l'aspect aseptisé se marient pour son plus grand bien…

 

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Erri de Luca : La Parole contraire.

 

Les procureurs italiens Paladino et Rinaudo ajouteront-ils leurs noms à la longue liste dans laquelle figure en bonne place le procureur impérial (bien français !) Ernest Pinard qui fit condamner Baudelaire à une amende de 300 francs et interdire de publication quelques poèmes des Fleurs du Mal ?

Dans un essai, La Parole contraire, Erri de Luca fait le point sur ses déboires judiciaires avec la société LTF (Lyon Turin Ferroviaire), filiale de Réseau Ferré de France, qui construit la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Il est accusé par cette entreprise d'avoir incité lors d'interviews à "saboter" le chantier. Erri de Luca, dans son livre, se place sur le terrain de la lutte politique ("une volonté de résistance civile, populaire") et de la censure littéraire.

Les faits ? Ils sont de quatre ordres : économique, politique, judiciaire et littéraire. Le chantier en cours (d'un coût pharaonique) est l'objet d'une forte mobilisation populaire qui en conteste l'utilité et en dénonce la nocivité. Une ligne de chemin de fer existe déjà qui est sous-utilisée et attend un plan fret et une relance du ferroutage. Les opérations de creusement sont un danger pour l'environnement, la population locale et même pour les forces de l'ordre chargées de la "sécurité" du dit chantier : pulvérisation des gisements d'amiante et percement d'un gisement de pechblende, un matériau radioactif dangereux. Le pouvoir défend une entreprise en déclarant la zone "stratégique", une entreprise dont le siège est en France où les "règlements anti-mafia dans l'assignation des adjudications n'existent pas". Faut-il le rappeler, selon le journal Politis, "… plusieurs sociétés sous-traitantes sur le chantier ou organiquement liées à la LTF sont fortement suspectées ou déjà sous enquête pour infiltration mafieuse…" Erri de Luca demande que ce soit l'état qui se constitue partie civile contre lui et non une entreprise privée… Les procureurs ne garantissent pas l'égalité des citoyens devant la loi puisqu'ils déclarent faire une différence entre un barbier et un intellectuel… Et, contrairement aux usages, la LTF a adressé sa plainte directement aux procureurs sus-nommés et non au parquet "auquel revient la charge de les confier aux magistrats"… Enfin, Erri de Luca affirme que son devoir est de parler au nom des muets, des sans-voix, des analphabètes, de ceux qui ne maîtrisent pas la langue de leur pays d'adoption… Il récuse "l'incitation au sabotage" mettant en avant la polysémie du mot saboter… et rappelle que l'hymne national de la République française, La Marseillaise, est une incitation à la guerre civile par ces mots "Aux armes, citoyens" ! Voilà, parmi tant d'autres, quelques-uns des arguments développés dans ce mince ouvrage.

Il s'agit donc de beaucoup plus que d'un simple différend entre une entreprise et un particulier mais bien d'une véritable menace sur notre avenir, sur la démocratie, sur la liberté d'opinion et d'expression et sur notre droit à choisir la politique que nous voulons pour notre pays qui se cache derrière cette tentative d'intimidation qui vise à faire taire un écrivain. C'est en quoi il ne faut pas se contenter des déclarations de l'actuelle ministre de la culture qui juge "disproportionnée la sanction qui pourrait être infligée" à Erri de Luca (un à cinq ans de prison, 45 000 euros d'amende sans compter les dommages et intérêts au profit des parties civiles dont la LTF !) et qui ne remet pas en cause les prétentions d'une entreprise à dicter le droit... C'est à une implacable collusion entre l'état et le monde des entreprises via l'utilisation des appareils répressifs d'état (comme la justice et les forces de l'ordre) que nous assistons. Et ce n'est pas un hasard si cette affaire éclate au moment où se négocie dans le plus grand secret (pour les peuples !) le projet de traité transatlantique. Lori M Wallach 1 s'interroge dans Le Monde diplomatique de novembre 2013 : "Imagine-t-on des multinationales traîner en justice les gouvernements dont l'orientation politique aurait pour effet d'amoindrir leurs profits ?". Et elle énumère parmi ces orientations un droit du travail trop contraignant et une législation environnementale trop spoliatrice (pour les intérêts de ces entreprises, cela va sans dire !). Cette menace n'est pas un fantasme puisque cet Accord de Partenariat Transatlantique "s'appliquerait de gré ou de force puisque ses dispositions ne pourraient être amendées qu'avec le consentement unanime des pays signataires". La vigilance s'impose donc ainsi que la solidarité avec Erri de Luca. Le pouvoir que s'octroient le FMI, l'OMC, la Banque mondiale (instances non élues) naît de l'absence de réactions des populations. Et c'est bien sûr le contribuable qui paierait la note ! Et le travailleur qui règlera les pots cassés puisqu'on a déjà vu des entreprises engager des poursuites contre l'augmentation du salaire minimum !

Déjà en 1948, Aragon avait été traîné devant les tribunaux, à la demande du ministre Jules Moch, en tant que directeur du journal Ce Soir. Il avait été condamné à la privation de ses droits civiques et radié des listes électorales pour propagation de fausses nouvelles (il avait laissé passer dans son journal le qualificatif de Sénégalais pour une unité militaire réprimant les mineurs en grève alors qu'il s'agissait de Marocains !). Délit de presse, privation des droits civiques et radiation des listes électorales : voilà qui rappelle certains aspects de la loi sur la liberté de la presse de 1866 à la rédaction de laquelle participa le sinistre Pinard ! Autres temps, mêmes mœurs pourrait-on dire… Erri de Luca est victime de la même obstination d'un pouvoir aux ordres du capitalisme. Il importe de lire "La parole contraire", il importe de défendre son auteur.

 

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"Un printemps sans vie brûle" avec Pier Paolo Pasolini. Collectif.

 

 

Pasolini fut assassiné en 1975 : publié à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition, ce livre pose plusieurs questions. Pasolini était-il inacceptable en son temps ? Son assassinat a-t-il vraiment été élucidé ? Dans leur avant-propos, Thierry Renard et Michel Kneubühler, les directeurs de la collection Haute Mémoire dans laquelle paraît cet ouvrage, remarquent que "Pasolini est mort comme il a vécu, brutalement - stoppé en plein élan, à cinquante-trois ans".

À quoi fait écho Vanessa de Pizzol dans son ouverture : "Quarante ans que sur cet assassinat plane un mystère que les demandes successives et infructueuses de réouverture de l'instruction n'ont pas réussi à lever". Le coupable désigné par la justice italienne "clame brutalement son innocence le 7 mai 2005". Et Vanessa de Pizzol ajoute : "Ironie du sort : le 11 octobre 2005, le jour où disparaît ce précieux témoin [Sergio Citti] le dossier est déclaré archivé". Règlement de compte crapuleux ? Exécution politique ? Volonté de faire disparaître un auteur gênant ? Lynchage médiatique ? À quoi fait également écho la "nouvelle" de Jean-Charles Lemeunier où le personnage principal, Saverio Lunghi, finit par être assassiné dans l'explosion d'une bombe : "Attribué d'abord aux anarchistes, l'attentat sera finalement versé au compte de l'extrême-droite" ! Les années de plomb en Italie ont vu la justice attribuer très souvent les attentats à l'extrême-gauche alors qu'ils étaient perpétrés par les néo-fascistes ou des groupes d'extrême-droite. Et ce n'est pas la collusion entre la mafia, la démocrate-chrétienne ou les mouvements fascisants qui clarifie le débat ou permet au citoyen de se faire une idée précise… Le souvenir de la loge P2 est toujours présent !

Car ce livre est collectif : il est dû à dix-neuf auteurs réunis autour de Pasolini : les poètes maudits sont aujourd'hui des poètes assassinés ! Dix-neuf approches différentes : étude de la langue (avec ses mots inventés) ou poèmes, évocations de l'époque ou de souvenirs de lecture, fiction improbable (la rencontre de Pasolini et du Caravage) qui en dit long ou autobiographie qui met en lumière la misère et les petits boulots contrôlés par la mafia ou voyage à travers les films de Pasolini… Joël Vernet, à travers ses souvenirs et ses lectures, énoncent quelques vérités sur l'époque : "Pasolini est mort d'avoir tenté de faire alliance avec le peuple (ce mot est-il encore aujourd'hui prononçable ?) qui souffre, qui travaille dur, qui est sans travail, d'avoir mis en débat ses intuitions, le chaos parfois de sa pensée, ses incertitudes, et surtout de n'avoir jamais passé de compromis sur le principe de Liberté…" ou "La violence est l'une des marques du fascisme, l'antienne de la pire réaction quand brutalité, argent, corruption s'emmêlent. Que se constitue l'alliance politico-mafieuse du Vatican, de la démocratie chrétienne, de la pègre des faubourgs, des grands argentiers". La défaite du communisme nous a laissés orphelins et la course effrénée à la consommation de la majorité du peuple anesthésiée par le capitalisme marchand en est le signe. Mais l'espoir demeure : car Pasolini hurle sa confiance en l'homme même si la réalité proclame le contraire. À nous alors de le lire et de propager sa parole.

Angela Biancofiore, dans son essai, s'intéresse au théâtre de Pasolini qu'elle définit comme un théâtre politique ou anthropologique mettant en scène les "transitions culturelles en acte dans la société". Pasolini ne sépare pas la création de l'histoire : "La voix poétique de Pasolini […] se situe au cœur de la relation entre création artistique et projet politique, entre écriture et action". Dans son second essai, Angela Biancofiore passe au crible les articles polémiques de Pasolini et en conclut que celui-ci s'est donné "pour mission de démêler l'écheveau politique". Voilà qui me renforce dans l'idée que son assassinat n'était que la volonté d'éliminer un polémiste gênant. Mais elle va plus loin dans son analyse qui éclaire non seulement ce que fut Pasolini en son temps mais aussi la situation économico-sociologique actuelle ; la situation de l'Italie de l'époque ressemble à celle de la France d'aujourd'hui : "un désastre économique, écologique, urbanistique, anthropologique".

Pour conclure (?) : quelques mots de deux textes qui permettent - si c'est possible - de se faire une idée précise de Pasolini. Tout d'abord, son étude ici intitulée "L'article des lucioles" qui est une description historique et métaphorique des changements que subissent nos sociétés et dont le grand mérite est de montrer la continuité des formes de pouvoir actuelles avec le fascisme… Ensuite le portrait nuancé d'Erri de Luca, "un hommage singulier qui hésite entre indignation et admiration". Le réel est complexe, encore faut-il s'en souvenir. À nous de penser !

 

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Jean-Pierre Siméon : La poésie sauvera le monde.

 

 

Jean-Pierre Siméon vient de publier un essai "La poésie sauvera le monde"… Il s'inscrit dans une tradition récente puisque Lawrence Ferlinghetti, le poète beat américain, écrivait il y a plusieurs années "La poésie peut encore sauver le monde en transformant la conscience". Cette dernière phrase figure en exergue de L'Insurrection poétique, le CD réalisé par EPM pour la 17ème édition du Printemps des poètes. Mais dès la première page, Jean-Pierre Siméon nuance son propos : "La poésie sauvera le monde de son indignité" affirme-t-il. Ce n'est déjà pas rien. Mais ce que dit Siméon, c'est que la poésie est considérée comme moins que rien par l'idéologie du moment, par les littérateurs et les intellectuels à la mode, qu'elle est condamnée sans appel comme "relevant de l'académisme, d'un lyrisme hors de saison, d'un néoromantisme niais, bref d'un humanisme qui a fait son temps".

Mais Jean-Pierre Siméon voit dans le discrédit qui frappe la poésie la preuve de sa nécessité car il décèle dans cette pratique littéraire "un goût fondamental de la vie" qui dépasse "le refus, la révolte ou la mélancolie". J'ajouterai à ce constat qu'il y a quelque chose de douteux dans les affirmations péremptoires des détracteurs de la parole poétique quand on constate la masse de papier noirci par les littérateurs aux ordres pour condamner la poésie ! Et c'est peu face à l'affligeant spectacle qu'offrent la littérature et les arts commerciaux du moment. Non que toute poésie vaille d'être défendue car il est des poèmes mièvres, naïfs ou qui ne font que répéter le passé… Mais n'en est-il pas ainsi dans ce qui s'écrit majoritairement ? Jean-Pierre Siméon ne manque pas de souligner que ce déni de la poésie s'accompagne de la considération courante (pour ne pas dire banale) que tout est poétique. Ce que Jean-Pierre Siméon appelle la poésie dans le poème peut être une arme pour dénoncer et combattre ce monde purement économiste et politicien qu'on veut nous imposer. Une arme parmi d'autres dont les poètes ne doivent pas avoir honte, une arme dont il faut se saisir si le monde qui se construit ne nous satisfait pas… On sait que la mort prétendue des idéologies ne sert qu'à légitimer le triomphe de l'idéologie destructrice de ce qui fait l'humanité du monde ! C'est dire alors que la poésie est d'abord scepticisme dans un monde où la certitude étend ses ravages. Elle est une leçon d'inquiétude (je est un autre). Elle est encore ce qui dynamite de l'intérieur la langue commune et dominatrice sous toutes ses formes…

Cet essai est plus qu'un simple essai : c'est le manifeste de la 17ème édition du Printemps des poètes, mieux c'est le manifeste dont se réclame Jean-Pierre Siméon dans son activité… Il y a dans ce texte des formules qui claquent haut et fort : la poésie, c'est le refus "de la mise en coupe réglée du réel", la poésie, c'est le procès du "déni de réalité", le poème s'élève contre un "monde déjà fait, un réel clos"… C'est que la poésie est contestation du système dominant dans le meilleur des cas. Jean-Pierre Siméon dresse un portrait accablant de la société : si la poésie y est réduite à l'invisibilité, c'est pour mieux asseoir le pouvoir des politiciens et des marchands (et de leurs laquais) dans les esprits car "l'exercice de l'intelligence par la lecture du poème […] est exercice du doute, passion de l'hypothèse, alacrité de la perception, goût de la nuance, et […] rend à la conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde". Jean-Pierre Siméon s'élève contre le délire technocratique des eurocrates, contre les performances des artistes "contemporains" qui ne sont que le reflet du primat accordé au visuel : "la poésie est l'irréductible adversaire de la clôture du regard qu'organise la civilisation du divertissement". Il passe en revue toutes caractéristiques de cette civilisation ; aussi ne faut-il pas s'étonner de propos comme ceux-ci : "…le fantasme du corps idéal réprime le corps naturel". L'image du monde et de l'autre a remplacé le monde et l'autre. La poésie, par son évocation sensible du réel, prend l'exact contrepied de cette attitude particulière qu'est le triomphe du virtuel. La poésie n'est pas seulement une arme chargée de futur, elle est l'arme nécessaire pour lutter contre le totalitarisme économique qui règne sans partage, ou presque, sur ce monde et qui prétend asservir l'homme pour n'en faire qu'un consommateur et un sujet docile du pouvoir. L'enfer totalitaire (soft, comme on dit) est là : la poésie est la seule façon de s'en sortir ! Jean-Pierre Siméon n'ignore pas l'histoire ; il voit les racines de cet enfer dans le passé : le prédateur, le colonisateur sont les précurseurs de cet enfer contemporain. La langue devient alors "le vecteur de l'accès au réel à l'heure où la suprématie de l'image se fait totalitaire". D'où la nécessité de la poésie… Il faut lire ce livre !

Au critique alors de séparer dans la production poétique le bon grain de l'ivraie, ce qui participe au combat qu'assigne Jean-Pierre Siméon à la poésie de ce qui est répétitif et ne fait que renforcer l'idéologie dominante. Si, par malheur, le monde disparaît, nous disparaîtrons avec lui et nous ne serons plus là pour nous désoler ! Alors, à nous, ici et maintenant, de combattre l'horreur qui menace !

 

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Il y a assez de lâches qui hurlent avec les loups au nom de leurs intérêts bien compris, assez et même trop de mous ordinaires qui acceptent passivement l'idéologie des maîtres du moment pour ne pas apprécier ceux qui refusent l'ordre établi, qui luttent contre la pieuvre étendant son pouvoir sur le monde. Il faut remarquer que c'est au nom d'une langue non utilitaire, non asservie aux intérêts des puissants que de Luca, Pasolini et Siméon s'insurgent. Si Erri de Luca s'attaque à l'économie, Pasolini et Siméon se battent pour une cause chère ici à Recours au Poème, la poésie. Faut-il rappeler l'œuvre poétique qui reste encore largement à découvrir de l'écrivain-cinéaste italien ?

 

 

Note.

1. L'article peut être lu sur internet à l'adresse suivante :

www.monde-diplomatique.fr/2013/11/WALLACH/49803