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Fil de lectures

 

Autour de Didier Cahen, Joëlle Gardes, Paul Pugnaud et Quine Chevalier

 

 

La quatrième de couverture de ce récent recueil profond, authentique, de Didier Cahen donne le ton :

 

Vos sentiers ne sont pas battus
On ne retranche rien, on n’ajoute pas
Tout est là invisible intact

 

Ce pourrait être une définition de ce que Paul Vermeulen nomme, dans nos pages, « poésie des profondeurs », cette même poésie défendue par Recours au Poème éditeurs en une forte et récente collection.

Et ceci :

 

Un vrai secret
de très ancienne
présence
 

le verbe
on n’en a pas
idée
 

un feu de paille
 

Et le poème
qui accompagne
sa façon d’être
 

ou pas
 

Ces murs
avec leurs voix
 

Un petit mot
écrit
avec ses lettres
 

Un jeu d’enfant
nourri avec le temps
 

Des notes
venues
de la main gauche
 

Sa langue
qu’on aime
refroidie
par la terre
 

Langue étendue
langue
de petite vertu
 

La grâce
 

On s’en défend
à peine

 

Ces mots sont donnés par Didier Cahen dans Les sept livres, recueil édité de fort belle manière par La lettre volée, dans ce grand pays de poésie qu’est la Belgique. Le poète est aussi de ces hommes/poètes généreux, c’est-à-dire capables de tourner leur regard vers l’autre poète, ce que Cahen fait régulièrement dans les pages du Monde. Ce n’est pas le plus important en apparence, mais c’est… important tout de même pour qui sait, au plus profond de lui, qu’il n’est pas de poème ni de poète sans générosité sincère. Chacun aura compris ce que l’auteur de ces lignes est en train d ‘écrire. On lira Didier Cahen ici, en ce recueil, et ce faisant on lira un poète important, on ira alors sans doute plus loin, à la découverte de son œuvre, conséquente depuis le premier recueil de 1978, et on le retrouvera, dans quelques mois, avec des poèmes inédits dans les pages de notre revue.

Didier Cahen, Les sept livres, La lettre volée, 200 pages, 2013, 23 €.

 

 

Nos lecteurs connaissent les travaux de Joëlle Gardes, dont nous aimons à défendre la poésie et l’écriture sur la poésie. Poète, romancière, traductrice, poète agissante en revues, dans Phoenix par exemple, Joëlle Gardes est aussi universitaire et critique, on lui doit par exemple l’édition des correspondances de Saint-John Perse avec Paulhan (figure éditoriale tutélaire à nos yeux) et Caillois (que chacun gagnerait à lire/relire en cette époque trouble) chez Gallimard. Trois figures qui, au sein de Recours au Poème, ne sont pas anodines. La poète nous offre, avec Sous le lichen du temps, un double ensemble (Jardins de toute sorte ; Gouttes et lignes de temps) qui finalement n’en est qu’un (de mon point de vue). Des poèmes en forme de proses poétiques, accompagnés de belles photographies de Patrick Gardes. Le volume s’ouvre ainsi :

 

« De mes bras, j’ai entouré le tronc du vieil arbre et j’ai appuyé ma joue sur son écorce rugueuse. Immobile, j’ai tenté de percevoir la circulation de la sève, le cheminement des racines nourricières et l’avancée tranquille du temps. »

 

Je tiens que l’on devient poète au moment même où, posant la main sur l’arbre, murmurant avec lui, avec sa pensée intérieure, l’on saisit ces mots de la poète : « l’avancée tranquille du temps ». Car le poète se tient devant le précipice des temps quantifiés, s’en attriste et s’en amuse tout à la fois, sachant combien l’inscription de l’être est historiale et non historique. Comme l’arbre et la pierre. Tout le reste passe, le présent, comme toutes les névroses, et chacun des humains vivant/créant ces présents / névroses. Demeure cette tranquillité du temps qui suit son cours, sans nous, et ce qui en fait l’essence profonde : le Poème.

Ce même poème d’ouverture qui se prolonge ainsi :

 

« J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes. ».

 

Car la mémoire de l’arbre, celle du monde, et la nôtre forme le métissage d’une même étoile. Nous sommes cette unité-là, réconciliée, celle-là même qui, à mes yeux, forme Poème. La poésie de Joëlle Gardes remet son lecteur à l’ordre, le long d’un axe vertical, et cette force retrouvée est un sacré cadeau offert par les mots de ce très beau livre. « Alors je suis devenue arbre, je suis devenue jardin », écrit la poète.

 

Joëlle Gardes, Sous le lichen du temps, éditions de l’Amandier/poésie, 58 pages, 2014, 14 €

 

La poésie de Paul Pugnaud connaît un regain d’intérêt grâce à l’attention et au travail d’Olivier Rougerie, de Sylvie Pugnaud, et d’un petit groupe de personnes ou lieux, petit groupe auquel Recours au Poème a la prétention sereine d’appartenir. Pugnaud est un poète fondamental, en tant que poète, bien sûr, mais aussi, pour nous, en tant qu’inspirateur de l’action poétique que nous menons ; non du fait de ses propres actions en terres de poésie, plus simplement du fait de sa poésie. Et c’est déjà beaucoup. Il est des poètes que l’on rencontre, et ils ne sont pas si nombreux, finissant par former une famille poétique vivant en nous. La poésie de Paul Pugnaud vit en nous. Une influence, en somme. Et cette influence, sur et en nous, René Depestre l’exprime, sans le savoir, dans son importante préface donnée à l’édition de ce recueil d’inédits chez Rougerie, Les jours pulvérisés : « J’appris de lui qu’on peut être un homme de haute fraternité tout en se tenant éloigné de l’activité syndicale et de l’idée de révolution. De même, le refus de l’anecdote et des faits divers, le dédain du romantisme, peuvent, sans danger pour l’identité du poète, assurer le triomphe des seules valeurs harmoniques du cosmos. C’est ce qui distingue essentiellement l’esthétique austère de Pugnaud des nombreux courants poétiques qui ont jalonné le 20e siècle. Une importance prépondérante y est accordée aux quatre éléments des anciens : l’air, l’eau, le feu, la terre. »

Comment ne serions-nous pas d’accord avec cette lecture de Depestre ? Lorsque nous lisons cela :

 

J’arrête les déferlements
Des eaux des rocs et de la Terre
Un cri suffit pour alerter
Le veilleur aux aguets
Les vagues hérissées observent
Le rythme du vent qui poursuit
L’éternité d’un instant

 

Regain d’intérêt pour la poésie de Paul Pugnaud disions-nous. Cela se lit au fil des pages de notre revue ici ou encore ici, mais également, récemment, en ouverture de l’un des derniers numéros d’Arpa ou encore dans un dossier d’un récent numéro de la revue Les Hommes sans épaules. La poésie de Paul Pugnaud revient dans la lumière et c’est une excellente nouvelle. Ce regain se perçoit aussi avec l’exposition consacrée au poète par le centre Joë Bousquet, que l’on peut visiter jusqu’au mois de mars.

L’ensemble de la poésie de Paul Pugnaud est disponible aux éditions Rougerie, ce simple fait dit beaucoup sur ce qu’est la profondeur et l’importance de cette œuvre. Une œuvre majeure que l’on ne peut qu’engager tout amoureux de la poésie à découvrir – si ce n’est pas déjà fait.

Paul Pugnaud, Les jours pulvérisés, préface de René Depestre, éditions Rougerie, 86 pages, 2014, 13 €

 

Quel objet/livre ! De toute beauté, cet Au babil de lumière signé Quine Chevalier. Beauté du livre/objet, beauté et force des textes. 20 poèmes accompagnés de 9 gravures exceptionnelles de Florence Barbéris, édité sur Rivoli Ivoire, dans un format vertical peu habituel où poèmes et gravures, rangés dans un étui/pochette, se déplient.

 

Enfoui au fond du temps
dans la résine d’une trace
le premier songe que tu frottes
au matin sur la buée.
 

Au fond du temps et de la nuit
pliée aux quatre coins
 

elle brille
dans un mouchoir de cendres,
l’ombre.

 

« Aux lèvres itinérantes/ la source tremble », ce « babil de lumière » est un livre de haute poésie, de grande poésie. Un chef-d’œuvre, au sens que donnent à ce mot les compagnons du Devoir.

 

Une seule fois
surgi d’un ailleurs
l’or
dans le soleil
 

La voix de Quine Chevalier, rare, présente en peu de revues (La main millénaire par exemple), s’installe cependant doucement. Comme toutes les vraies voix / voies du Poème.

Quine Chevalier, Au babil de lumière, gravures de Florence Barbéris, Les Cent Regards, 2014, np, prix non indiqué. Adresse de l’éditeur : 60 impasse Ermengarde. 34090 Montpellier.