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Fin du situationnisme poétique passif

 

Il y a comme le bruissement d’une forte et belle rumeur : poésie, poètes et poème sont de retour. La rumeur est à la fois vraie et fausse. Vraie car, en effet, l’époque sent clairement combien recourir au poème, aux poètes et à la poésie devient une nécessité évidente et existentielle. C’est un des chemins creusés par Heidegger, lequel ne fit rien d’autre que cela : creuser le sillon de chemins possibles. Fausse car, en dépit des apparences, le retrait du poème, des poètes et de la poésie, retrait, recul et cetera, dont on nous rebat les oreilles ne sont que cela : une apparence. Il n’y a pas « retour ». Et nous n’avons jamais cessé de marcher en direction du Mont Analogue. Il y a poésie, poètes et poème. La chose est dangereuse et menaçante. C’est pourquoi l’apparence trompe : le poème ne peut qu’effrayer, en son réel originaire. Nous sommes des êtres humains et cela fait de nous des hommes/poèmes. L’homme est poème. Et le poème est homme. Si tel n’était pas le cas, l’époque dans laquelle nous sommes, celle de l’acmé de ce que le philosophe Dominique Janicaud appelait « la Puissance du rationnel », dans un essai au titre éponyme qui mériterait de revenir sur le devant de la scène[1], cette époque ne travaillerait pas autant à vouloir maintenir la poésie, les poètes et le poème undergrund. Ici, au cœur de l’extension illusoire du rationnel, au creux du faux devenu apparence du vrai, tout ce qui est révolte par essence devrait être exclu dans les soubassements de l’indifférence. Il semble pourtant que le lieu d’indifférence dans lequel le rationnel en tant que Puissance, en son acmé − la prise de pouvoir apparente du tout de la vie et de nos vies par la « méthode » calculante, techniciste, dans ses trois siècles d’efforts pour imposer un simulacre de réalité −, que ce lieu soit lieu assourdissant. Comment pourrait-il en être autrement ? Aucune image du réel ne peut rendre absent le silence bruissant qu’est par nature le poème. Le simulacre de la Puissance du rationnel, une « puissance » par nature calculante, méthodique, méga-technicienne, arraisonnante, n’a d’autre réalité que celle que l’on veut bien lui accorder volontairement. À chaque instant où un seul poème est lu, où que ce soit, par un être humain homme/poème, la Puissance du rationnel s’écroule comme un château de cartes ou une vague URSS grimaçante. Car, à l’évidence, sauf cécité, consciente ou non, personne ne peut maintenant prétendre que la Puissance du rationnel et sa « méthodisation » outrancière de l’ensemble de nos vies est le réel profond. C’est de cette illusion dont nous souffrons encore, pourtant, même si les indices montrant que la porte est de nouveau ouverte abondent : cette croyance, que dis-je, cette « foi » pratiquement religieuse et dogmatique en une raison triomphaliste et totalisante, ce que le philosophe nommait justement « Puissance du rationnel ». Pourtant, nous avons la réalité bien en face, sous les yeux, cette réalité raisonnante contre laquelle le poète René Daumal appelait, en 1940, à la « guerre sainte » intérieure, pas à la guerre, pas à la guerre « sainte » au sens des malades mentaux qui tentent d’imposer leurs dogmes hystériques, politiques et totalitaires, au tout autre qu’est chacun de nous, non, la « guerre sainte » intérieure, c’est-à-dire le réel profond en tant qu’il est le réel véritable : le poème. C’est bien d’un recours dont il s’agit, recours contre l’illusion de l’existence même d’une Puissance du rationnel qui serait le réel du monde. Cette image/simulacre du réel est une « évidence absurde », pour reprendre les mots de René Daumal. Pourquoi ? La réponse est dans ce que nous vivons actuellement : un monde et un réel que nous pensons et jugeons fondés sur le rationnel, un rationnel dont la puissance, laquelle n’est pas la raison en tant que telle mais la raison en tant que développement dévorant, construirait le possible de notre vie présente et, surtout, de notre vie future – en tant qu’espèce. Cette puissance du rationnel est devenue elle-même proprement irrationnelle sans que nous semblions nous en apercevoir. La raison n’est pas la folle du logis mais l’expression de sa Puissance rationnelle est devenue cette même folle du logis. Ce qui doit fonder en raison le réel de nos vies, et l’organisation de ces mêmes vies dans le tout de la vie, cela sombre dans un incontrôlable chaos, au point que ce réel et nos vies, toute la vie et tout le réel, sont annoncés comme voués à disparaître. Au point que, à ce disparaître nous devrions apprendre à nous adapter. N’est-ce pas là signe de folie plutôt que de raison ?

S’agit-il pour autant de paraître anti-rationaliste ? Bien sûr que non. Seul celui qui voudra lire cela, avant même de commencer à lire ce texte, lira une bêtise de cette sorte. Car la folie serait la même. Un revers de la même médaille. D’autres métaux pesants. Il s’agit simplement de dire ceci : nous ne pouvons et ne pourrons plus faire abstraction d’aucune des réalités qui composent le réel complémentaire de l’humain que nous sommes, pas plus la raison que le poème, pas plus le logos que la parole mythique. Nous sommes cet être-, situé ici, à la jointure de la raison/Logos et du poème. L’oubli apparent de cette situation du réel que nous sommes est très précisément la douleur dans laquelle nous avons actuellement vie. N’est-il pas temps de renaître en tant que ces êtres en vie que nous sommes par nature ? Un simple regard étonné, lancé au simulacre de la Puissance du rationnel suffira à l’évanouir, dans une « guerre » qui, si elle est « sainte », ne sera en aucune façon « religieuse ». Car il n’est nul besoin d’en appeler au dogmatique religieux, pas plus qu’à n’importe quel dogmatique rationaliste, pour vivre le sacré du réel de ce poème que nous sommes, nous, les Hommes. Ni pour rendre le poème aux hommes − ce poème que l’on tenta de nous voler.        

 


[1] Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1985.