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George Oppen, éditions José Corti

George Oppen est une énigme.

La merveilleuse collection Série américaine des éditions José Corti finit de nous en convaincre en publiant les œuvres complète de ce poète hors norme. Fondateur, avec Charles Reznikoff et Louis Zukofsky, de la confrérie secrète des "objectivistes", ce courant qui posait comme principe le retrait de la figure du poète au profit du poème travaillant à rendre compte objectivement du réel, Oppen publie son premier recueil en 1934, avant d'adhérer au Parti communiste et de cesser totalement d'écrire. Son silence va durer 25 ans, au gré d'un engagement politique qu'il n'entendait en aucune façon mêler à la création poétique.

C'est à ce niveau que la figure de George Oppen poète est exemplaire. A l'inverse d'intellectuels communistes français comme Aragon qui faisaient de leur art poétique la tribune de leur foi dans l'idéologie marxiste, Oppen s'est toujours refusé à confondre art et politique. S'il s'engageait dans le communisme, c'était pour mener de manière absolue son militantisme, et le poème à ses yeux ne devait souffrir d'être confondu voire compromis. En ces temps de misères, qui voyaient se profiler et finalement advenir la Seconde Guerre mondiale, il doutait de la capacité du poème à agir sur les souffrances humaines et à constituer dans cette optique un recours objectivement politique. Dans la poésie se jouait tout autre chose, bien plus subtil, relevant de l'essence du langage et le poème, s'il peut révéler le monde, permet de travailler au corps philosophique la réalité de la vie, dans un rapport au temps différent du temps de l'agitation politique. Ainsi toute la vie de George Oppen assumera cet engagement, cette loyauté envers le poème ne devant pas être confondue avec l'action politique. Oppen participe à la Seconde Guerre mondiale, est blessé grièvement pendant la bataille des Ardennes. Du fait de son adhésion au Parti communiste, il est forcé de s'exiler au Mexique pour fuir la répression maccarthyste avec sa femme Mary. Ils vivront de peu, itinérants, vagabonds, dans une pauvreté consentie.

            A la fin des années 50, le poète Oppen revient à la surface de la vie de George Oppen. Il enchaîne les recueils et les publications, incarnant la figure exemplaire de l'homme moral, du poète tâchant de dire dans les tumultes inouïs du siècle et les mutations fulgurantes et forcenées qu'ils faisaient subir à l'humanité, sa vérité. D'ailleurs pour Oppen, comme le souligne Eliot Weiberger dans l'excellente préface à ces œuvres complètes, "la poésie est d'abord un test de vérité". Et il s'agit de vivre en conformité, en honnêteté, avec l'idée que l'on se fait du juste rapport entre le langage, l'homme et le monde. Aussi la poésie de George Oppen est-elle essentiellement faite de questions plutôt que de réponses. Sans métaphore. Principalement philosophique. Les thèmes qui l'animent sont simples : les bateaux du Maine, son amour pour Mary, la guerre et les tranchées, les gens observés dans leur quotidien moderne, toutes choses qui lui étaient données de voir, et rien de plus, rien qui puisse aller au-delà et faire dériver la poésie vers des perspectives non vécues, surréalistes voire fantaisistes. Car la violence de la modernité l'exigeait du poète. Voir, rendre compte, hisser le langage à hauteur du vécu, afin de hisser la conscience au plus nu du réel subi dans la chair.

Si la poésie de George Oppen est si touchante, si captivante, c'est sans doute en vertu de ce moment précis du monde auquel elle prend part et dans lequel elle s'inscrit tout en cherchant à demeurer à la juste hauteur de ce moment, sans dénoncer rien ni personne, sans annoncer des lendemains qui chantent.

            Nous sommes en présence, avec Oppen, d'une figure exemplaire dans son engagement au cœur de ce qui fonde la valeur humaine, exemplaire dans son engagement dans les profondeurs de ce qui fonde la valeur du poème. L'édition de sa Poésie complète, traduite et menée par Yves di Manno, est un évènement d'importance. Elle indique un chemin praticable dans l'attitude exemplaire dessinée par une vie et une œuvre.